1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

6
L'équilibre entre les éléments de la société


41: La portée des superstructures.

Nous sommes amenés maintenant à un examen plus détaillé du sens des superstructures de toutes sortes, et parmi elles, des différentes idéologies. Ce sens, il semble que la meilleure façon de l'éclaircir soit de procéder à la critique des objections qu'apportent ordinairement les adversaires de la théorie du matérialisme historique.

Nous nous heurtons ici avant tout à des objections contre les racines pratiques des idéologies, contre l'affirmation que les « superstructures », et les idéologies entre autres, ont une portée auxiliaire. Contre cela, on argue du fait que très souvent les savants et les artistes n'imaginent même pas un instant que leur, idées ou leurs oeuvres d'imagination puissent jouer lin rôle pratique quelconque. Au contraire le savant tend à la « vérité pure », il la cherche pour elle-même ; il est amoureux de cette belle dame Vérité et les idées pratiques n'ont rien à voir ici : il s'agit d'un mariage d'amour, et non d'un mariage d'intérêt. Le vrai artiste crée comme l'oiseau chante : il aime l'art pour lui-même ; c'est pour lui le but suprême, en lui et rien qu'en lui il voit le sens de la vie. Et de même que les juristes proclamèrent:

« Périsse le monde, pourvu que soit sauvegardée la « justice » (vivat justitia, pereat mundus), de même le vrai musicien donnerait le monde entier pour une belle symphonie. Le vrai artiste vit pour l'art, le vrai savant pour la science, le vrai légiste pour l'État (dans Hegel, par exemple, l'État capitaliste et junker prussien est la manifestation suprême de l'esprit du monde dans l'histoire de l'humanité, comment dès lors ne pas donner sa peau pour lui  ?, etc.)

D'abord, est-il bien vrai que ce soit là la pensée et le sentiment des savants et des artistes  ? Peut-être, comme on dit, en mettent-ils « plein la vue » à l'honorable publie, et le trompent-ils en fait sans scrupule  ? Certes, cela arrive aussi. Mais on ne peut réduire la question, même partiellement, au développement de cette considération. C'est un fait que le vrai savant, le vrai artiste, le juriste-théoricien érudit aime sa science comme lui-même, et ne songe nullement à un côté pratique quelconque de son travail. Cela est hors de doute et pourrait être confirmé par des milliers d'exemples de toutes sortes. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit essentiellement. Car la psychologie subjective des idéologies est une chose et le rôle objectif de l'idéologie une autre. C'est une chose de savoir ce qu'un homme pense de son travail ; une autre de savoir quelle est la portée de ce travail pour la société. Ce sont là, comme chacun peut s'en rendre compte, deux questions différentes. Représentons-nous comment les choses se passent en fait. Comme nous l'avons déjà vu, l'idéologie, (les mathématiques par exemple) est issue sans aucun doute, de nécessités pratiques. Mais elle s'est spécialisée et morcelée en une série de domaines divers; le spécialiste qui travaille dans un de ces domaines ne voit pas que sa science satisfait à un besoin pratique. Il s'occupe seulement de « son affaire », et plus cette affaire lui plaît, plus son travail est productif, plus il progresse. Quant à passer de l'application de sa théorie à la pratique, c'est l'affaire d'autres gens travaillant dans d'autres domaines. Jadis, quand cette spécialisation n'existait pas, la portée pratique de la science était claire pour chacun ; maintenant elle est obnubilée. Jadis le développement du savoir servait, même dans les cerveaux des hommes, à des fins pratiques. Maintenant, il sert en fait encore à des fins pratiques, mais dans les cerveaux des spécialistes isolés de la vie pratique, il apparaît comme quelque chose de complètement indépendant de cette pratique. La raison en est d'ailleurs facile à saisir. Là aussi, l'état d'esprit des hommes est conditionné par leur genre de vie. En effet, lorsqu'un homme travaille uniquement dans un domaine idéologique, il est inévitable que ce domaine se présente à ses yeux comme le nombril de la terre, autour duquel tout gravite. Il vit éternellement dans le cercle des notions qui se rattachent à cette branche d'activité, car, comme l'a très bien indiqué Engels (Ludwig Feuerbach.... p. 52), toute idéologie ne paraît à son auteur « qu'une opération, un travail sur des idées, considérées comme indépendantes, se développant par elles-mêmes, comme des essences soumises uniquement à leurs propres lois. » Jadis, avant la spécialisation, l'homme raisonnait ainsi : il faut que je réfléchisse un peu à cette « géométrie » pour que l'année prochaine la mesure des terres côtières se fasse plus facilement. Aujourd'hui, le mathématicien spécialiste se dit - il faut à tout prix résoudre cette question, c'est là le but de ma vie. E. Mach exprime cette idée sous une forme un peu différente, mais le fond reste le même. Il écrit : « Pour l'artisan, et encore plus pour le chercheur, la connaissance la plus sommaire, la plus simple, d'un processus naturel déterminé, correspondant à un effort minimum de dépense intellectuelle, devient elle-même un but économique ; et auprès de ce but - bien que cette connaissance n'ait été à l'origine, qu'un moyen d'atteindre un but - se développent les tendances intellectuelles correspondantes exigeant leur satisfaction, et ne songeant absolument plus à des nécessités matérielles ». (E. Mach : Geschichte der Mechanik (Histoire de la Mécanique), 4e édit., p. 7). (Les passages soulignés l'ont été par nous, N. B.). Ainsi le système des superstructures, depuis la superstructure politico-sociale, jusqu'à la superstructure philosophique inclusivement, est lié à la base économique et au système technique d'une société donnée, comme un anneau indispensable dans la chaîne des phénomènes sociaux.

Engels écrivait à ce sujet dans une lettre à Frantz Mehring, en date du 14 juillet 1893 : « Le travail idéologique est un processus qui, sans doute, est conduit par celui qu'on appelle penseur, de façon consciente (mit Bewusstsein), mais faussement consciente (aber mit einem faIschen Bewusstsein). Les véritables forces motrices qui le mettent en mouvement lui restent inconnues: sinon, ce ne serait pas un processus idéologique. Ainsi il s'imagine de fausses ou d'apparentes forces motrices. Comme il s'agit d'un processus spéculatif, il déduit le contenu et la forme de ce processus de la pure spéculation, soit de la sienne propre, soit de celle de ses prédécesseurs. Il travaille exclusivement avec un matériel spéculatif qu'il reçoit d'une manière non critique, comme produit de la spéculation, il n'étudie pas plus loin, jusqu'au processus plus éloigné, indépendant de la spéculation ; tout cela lui paraît aller de soi, puisque pour lui toute activité, parce qu'elle a pour intermédiaire la spéculation, lui parait en dernière analyse avoir même pour base cette spéculation... » De là « ce mirage de l'histoire indépendante des institutions politiques, des Systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans tous les domaines spéciaux de la science, mirage qui plus que tout, aveugle nombre de gens. » (F. Mehring : Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, 5e édit., Stuttgart, 1913, 1er vol., p. 386).

Une autre objection ordinairement adressée à notre théorie repose sur l'interprétation suivante : En fait, dit-on, il n'existe que l'économie, et tout le reste n'est que futilités, quelque chose comme une illusion, un brouillard, un mirage, qui abuse les yeux et en réalité ne représente rien du tout ; on représente également le matérialisme historique comme suit : Il existe différents « facteurs » (forces agissantes) dans l'histoire : l'économie, la politique, l'art, etc. ; parmi ces « facteurs », les uns sont très importants, les autres sont sans importance ; le « facteur » économique est le seul important, et les autres sont comme la cinquième roue du carrosse. Après avoir ainsi exposé le point de vue marxiste, on entreprend de le réfuter avec véhémence, en prouvant au nom du bon sens qu'il est, même en dehors de l'économie, des choses qui ont, elles aussi, quelque importance. Un pareil point de vue sur l'importance de l'idéologie est tout à fait incorrect, radicalement faux. Les superstructures ne sont nullement une futilité insignifiante. Nous avons déjà donné des exemples à l'appui : abolissez l'État capitaliste - la production capitaliste deviendra tout à fait impossible ; anéantissez la science contemporaine - vous anéantirez du même coup la grande production avec sa technique ; supprimez les moyens de communication spirituelle humaine, la langue et la littérature et la société ne pourra plus exister et tombera en décomposition. C'est donc une affirmation sans fondement que de dire que la théorie du matérialisme historique nie toute importance aux superstructures en général et aux idéologies en particulier. La question pour les partisans de notre théorie (du matérialisme historique) n'est nullement de nier l'idéologie et les superstructures en général, de les considérer comme un élément inexistant ou comme un élément sans importance; la question est de les expliquer. C'est loin d'être la même chose, comme nous le savons déjà par le chapitre sur le déterminisme et l'indéterminisme.

Il est tout aussi incorrect de raisonner du point de vue de l'importance des « facteurs », et de dire que l'économie est un « facteur » important et, par exemple, la politique ou la science un facteur a non important ». Une telle position de la question peut créer une quantité de malentendus. Comment peut-on, en effet, parler de l'importance des « facteurs » alors que sans politique capitaliste, l'économie capitaliste ne peut pas exister  ? Poser la question de l'importance relative des a facteurs », cela équivaut à poser par exemple des questions comme celles-ci - Qu'est-ce qui est le plus important, le chien du fusil ou le canon ? le bras gauche ou la jambe droite  ? le ressort de la montre ou la roue dentée  ? et ainsi de suite. On peut certes, dans certains cas dire qu'une chose est plus importante qu'une autre (il est par exemple hors de doute que l'économie est plus importante que la chorégraphie), mais dans d'autres cas on ne le peut pas. Cela vient de ce que dans tout système, il peut y avoir des parties également indispensables à l'existence du tout. Le chien du fusil est tout aussi important que le canon (dans un fusil à chien, bien entendu); quelquefois une infime vis dans un mécanisme est tout aussi importante que toute autre partie essentielle, car sans cette vis, notre mécanisme n'est pas un mécanisme. Nous arriverons au même résultat, si nous examinons, comme nous l'avons fait plus haut, le travail « superstructural » comme partie de l'ensemble du travail social. Qu'est-ce qui est plus important pour l'industrie contemporaine, la métallurgie ou l'industrie minière  ? La question est absurde : « toutes deux sont des plus importantes. » Qu'est-ce qui est le plus important, le travail directement matériel ou le travail de gestion d'une entreprise  ? L'un est inconcevable sans l'autre pour des stades d'évolution déterminés. C'est donc un non-sens d'exposer les choses comme s'il s'agissait de « facteurs » ayant simplement une importance plus ou moins grande. C'est une position incorrecte, confuse et sans valeur de la question. « Dans l'histoire du développement de la science sociale, cette théorie (c'est-à-dire la théorie des facteurs. N. B.) a joué le même rôle que la théorie des diverses forces physiques en histoire naturelle. Les progrès de l'histoire naturelle ont conduit à la doctrine de l'unité de ces forces, à la doctrine moderne de l'énergie. De même les progrès de la science sociale devaient conduire au remplacement de la théorie des facteurs, ce fruit de l'analyse sociale, par un point de vue synthétique sur la vie sociale. » (N. Beltov-Plékhanov : De la conception matérialiste de l'histoire. p. 313). Ainsi il convient de rejeter la théorie des facteurs. Mais quel demeure alors le sens de la séparation entre la production matérielle et les superstructures  ? Et comment faut-il alors comprendre leurs rapports réciproques  ?

Il s'agit d'établir la différence de caractère entre les diverses fonctions. L'administration de la production joue un autre rôle que la production elle-même. Quel rôle  ? Elle évite les frictions, atténue les contradictions, systématise et coordonne les divers éléments du travail ou pour employer une expression courante, met sur pied une règle déterminée de travail, un « ordre » déterminé. Et de même dans les autres domaines. Nous avons vu, par exemple, que la morale, lu mœurs et les normes coordonnent l'activité des hommes, les maintiennent dans certains cadres, de façon à empêcher la désagrégation de la société. De même, pour la science ; cette branche du travail ne fait en dernière analyse (il s'agit des sciences naturelles) qu'ouvrir la voie au processus de production, en le réglant, en régularisant sa marche. Et la philosophie  ? Elle aussi, nous avons déjà vu sa véritable signification, La répartition du travail entre les sciences engendre entre elles, diverses contradictions. C'est la philosophie qui les coordonne, qui leur apporte l'ordre et la cohésion, ou tout au moins s'efforce de leur apporter cet ordre.

Elle prend naissance dans les sciences comme l'administration de la production prend naissance dans la production prise en soi (et en ce sens, elle est un phénomène non pas « primaire », mais «secondaire », non pas « fondamental » mais « dérivé ») ; mais d'autre part, elle administre jusqu'à un certain degré les sciences, car elle leur apporte ce qu'on appelle un « point de vue général », ou une « méthode », etc.

Reprenons un exemple : le langage. Le langage, comme nous l'avons vu, prend naissance dans la production, évolue sous l'influence de l'évolution sociale, c'est-à-dire qu'il se détermine, dans son évolution, par les lois de l'évolution sociale. Mais en quoi consiste son rôle ? Il met d'accord ^(ou coordonne) l'activité des hommes : car la compréhension réciproque est bien l'aspect le plus simple de l'accord et de la coordination des rapports, des actes, partiellement des sentiments, etc.

Ces exemples suffisent pour faire ressortir le sens profond de la séparation établie entre le domaine de la production matérielle et le domaine du travail idéologique ou de tout autre rattaché aux « superstructures » ; leurs relations consistent en ceci, que le travail idéologique, tout en étant un élément dérivé, est en même temps un principe régulateur. Par rapport à l'ensemble de la vie sociale, l'essentiel de cette différence est une différence de fonctions.

Ceci éclaire parfaitement la question de « l'influence en retour » des superstructures sur la base économique et sur les forces productives de la société. Elles-mêmes (les superstructures) sont engendrées par les rapports économiques et par les forces productives qui déterminent ces rapports. Mais ont-elles de leur côté, une influence sur ces derniers  ? Après ce qui a été dit plus haut, il est clair qu'elles ne peuvent pas ne pas en avoir. Elles peuvent être une force d'évolution, elles peuvent aussi, dans des conditions déterminées, être un obstacle à l'évolution. Mais d'une façon ou d'une autre, elles ont toujours une influence et sur la base économique et sur l'état des forces productives. En d'autres termes, entre les diverses séries de phénomènes sociaux il y a un processus incessant d'action réciproque. La cause et l'effet se substituent l'un à l'autre.

Mais si nous reconnaissons cette action réciproque, que deviennent alors les fondements de la théorie marxiste  ? Aussi bien le point de vue de l'action réciproque est-il celui de la plupart des savants bourgeois. Alors où est notre thèse, selon laquelle la base de l'analyse doit être donnée par les forces productives et les rapports de production  ? Ne démolissons-nous pas de nos propres mains ce que nous avons édifié dans les pages précédentes  ?

Ces doutes peuvent certes frapper un moment le lecteur. Mais ils ne sont pas fondés. Car, parmi toutes les actions réciproques, les influences entremêlées, etc., une chose reste immuable : à tout moment donné, la structure interne de la société est déterminée par les rapports de cette société avec le milieu extérieur, c'est-à-dire par l'état des forces productives matérielles sociales ; et ces transformations formelles sont déterminées par les mouvements des forces productives. La « théorie des actions réciproques » se borne à reconnaître ces actions réciproques. Elle ne va pas plus loin. Nous voyons bien que toutes les innombrables séries de faits qui se produisent à l'intérieur de la société, les influences s'entrecroisant à l'infini, les chocs, les interférences de forces et d'éléments de la société, que tout cela se produit dans des cadres généraux, donnés par les rapports entre la société et la nature. Libre à nos adversaires d'essayer de renverser cet état de fait, que Goethe connaissait déjà, en gros, lorsqu'il écrivait dans les Métamorphoses des Animaux :

Tous les membres se développent selon des lois éternelles, Et la forme la plus étrange garde au fond l'image originelle. Ainsi sa complexion détermine le genre de vie de l'animal, Et ce genre de vie, à son tour, agit sur toute complexion Considérablement. Ainsi apparaît fixe l'ordre de la création, Qui incline au changement sous l'action de l'être extérieur.

(Alle Glieder bilden sich aus nach ew'gen Gesetzen,
Und die seltenste Form bewahrt im Geheimen das Urbild.
Also bestimmt die Gestalt die Lebensweise des Tieres,
Und die Weise, zu leben; sie wirkt auf alle Gestalten
Mächtig zurück. So zeigt sich lest die geordnete Bildung,
Welche zum. Wechsel sich neigt durch äusserlich wirkende Wesen).

Cet état de choses est irrécusable. Et par ce seul fait, il est clair que l'analyse doit expressément partir des forces productives; que les interdépendances à l'infini entre les diverses parties de la société ne suppriment nullement la dépendance fondamentale, agissante « en fin de compte », la plus profonde de toutes, celle qui établit un lien d'effet à cause entre tous les phénomènes sociaux et l'évolution des forces productives; que la multiplicité des causes qui font sentir leur action dans la Société ne contredit nullement l'existence d'une loi unique de l'évolution sociale.

Nous ne pouvons citer ici toutes les objections des divers savants bourgeois ; leur nombre est légion. En fait ils remâchent toujours la même chose, d'une façon mortellement ennuyeuse. Nous donnerons pour exemple une des dernières tentatives « critiques ». Voici comment le professeur V.-M. Khvostov expose la doctrine de Marx : « Elle consiste, en gros (!), en ceci, que parmi tous les facteurs () historiques, celui qui apparaît au premier plan est le facteur économique (!)... tous les autres phénomènes s'enchaînent sous l'influence unilatérale (!) des rapports économiques. » (Professeur V.-M. Khvostov : Théorie du processus historique, p. 315). Après ce que nous avons dit, il est inutile de mettre en lumière la fidélité avec laquelle M. Khvostov expose la théorie de Marx. La vérité nous oblige à dire qu'il n'est point une exception. Au contraire, plus on dépense d'érudition à « réfuter » Marx, plus on révèle d'ignorance à l'exposer.

Et voici pour donner une idée de la « réfutation » (par le même professeur) : « Je pense (!) que le propre de l'homme est une grande variété d'aspirations. En premier lieu, il songe à la conservation de son être physique, et pour cela, entreprend certaines activités. En second lieu, il songe à la connaissance du monde qui l'entoure et de lui-même, et cette tendance est innée en lui, indépendamment de tout calcul matériel. En troisième lieu, l'homme a encore des besoins tels que, par exemple, l'aspiration au pouvoir, l'aspiration à la liberté. Il y a dans l'homme des besoins religieux, esthétiques, des besoins de sympathie pour autrui et d'autrui, etc. à (ibid. pages 319-320). Après cette vinaigrette de besoins, Monsieur Khvostov conclut « qu'une explication moniste (c'est-à-dire d'ensemble, partant d'une unité quelconque N. B.)... est impossible. » En attendant, ce seul exemple permet de montrer et toute l'absurdité de la position « khvostovienne » de la question (position extraordinairement répandue parmi les « savants » du monde entier), et la nécessité, précisément, d'une, explication moniste. Qu'est-ce en effet, sinon une dérision à la pensée scientifique, que d'attribuer à la religion, au pouvoir, etc., la qualité de catégories éternelles ? Il ne vient même pas à l'esprit de l'auteur de poser la question de leur explication. La religion existe dans le monde. Comment s'explique-t-elle ? Par un besoin religieux. Le pouvoir existe au monde. Pourquoi ? Eh bien voilà, parce que le besoin du pouvoir existe. Est-ce là autre chose que l'explication du sommeil par la « vertu dormitive »  ? Est-ce que cela explique quoi que ce soit ? De cette façon-là, on peut, sans peine et sans penser une minute « expliquer » tout ce qu'on veut: l'État s'explique par le besoin d'un État, l'art, par le besoin d'art, le cirque, par le besoin de cirque, les explications à la Khvostov, par le besoin d'explications à la Khvostov, la marche à pied, par le besoin de marche à pied, et ainsi de suite à l'infini. Mais une pareille « théorie du processus historique » ne vaut pas un liard. « Le propre de l'homme est l'aspiration à la liberté » : mais ce n'est pas vrai ! Prenez Nicolas Il au moment de son règne. Est-ce que sa nature et la nature de sa classe le faisait « aspirer » à la liberté en général ? Évidemment non. Ainsi, cette noble aspiration n'est pas, en dépit de Khvostov, le propre de tous les hommes. Et dès que vous avez constaté cela, la question se pose aussitôt d'elle-même : pourquoi donc cette aspiration se trouve-t-elle chez certains hommes et non chez d'autres ? C'est alors que vous êtes amené à vous adresser - ô horreur ! - aux conditions de leur existence, etc. Il en est de même des autres « besoins variés » de Khvostov. En protestant contre une explication moniste ou d'ensemble, les savants bourgeois protestent en fait contre toute explication en général.


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