1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
L'équilibre entre les éléments de la société
Nous avons examiné dans les paragraphes précédents, les phénomènes d'équilibre social. Mais ce faisant, nous ne devons pas perdre un instant de vue cette circonstance, qu'il s'agit d'un équilibre instable, c'est-à-dire d'un état de choses tel que l'équilibre se rompt constamment, pour se rétablir sur une autre base, se rompre de nouveau, etc. En d'autres termes, nous avons devant nous un processus contradictoire ; nous avons devant nous, non pas un état de repos ni un état d'adaptation absolue, mais une lutte de contradictions, un processus dialectique de mouvement. Par suite, lorsque nous examinons la structure de la société, c'est-à-dire les rapports entre ses parties, nous ne devons absolument pas nous représenter quelque harmonie parfaite entre ces parties. Car toute structure a ses contradictions, et dans toute forme sociale, fondée sur les classes, ces contradictions sont singulièrement fortes. Cependant, ceux des sociologues bourgeois qui voient le lien unissant entre eux les divers phénomènes sociaux, ne comprennent absolument pas le caractère de contradiction interne des formes sociales.
Toute l'école du « fondateur » de la sociologie bourgeoise, Auguste Comte est particulièrement curieuse sous ce rapport. Il y a chez lui un lien entre tous les phénomènes sociaux (ce qu'il appelle le « consensus »), et c'est ce lien qui constitue « l'ordre ». Mais les contradictions de cet « ordre », et en particulier celles de ces contradictions qui mènent cet « ordre » à l'inévitable débâcle, ne sont pas analysées par lui. Au contraire, pour les partisans du matérialisme dialectique, ce côté de la question est l'un des plus essentiels, sinon le plus essentiel. Car, comme nous le savons déjà, les contradictions d'un système donné sont précisément ce qui le met en mouvement, ce qui conduit à un changement de formes, à un bouleversement, à une transformation originale des aspects dans le processus du développement ou de la décadence sociale.
En examinant la structure sociale, nous avons vu que ses changements sont liés aux changements des rapports existant entre la société et la nature. Nous avons appelé ce dernier équilibre : équilibre extérieur, tandis que nous donnions à l'équilibre entre les divers ordres de phénomènes sociaux, le nom d'équilibre interne de la société. Si maintenant nous considérons toute la société du point de vue du caractère de contradiction de l'évolution, une série de problèmes surgiront alors devant nous : tout d'abord nous verrons que chaque ordre de phénomènes sociaux porte en lui ses contradictions (par exemple, dans l'économie, contradictions entre les diverses fonctions du travail ; dans la structure sociale et politique, contradictions entre les classes ; dans l'idéologie, contradictions entre les systèmes idéologiques des classes, etc., sans parler d'une série d'autres contradictions) ; puis nous distinguerons sans peine les contradictions entre l'économie et la politique (lorsque par exemple les normes juridiques « retardent » sur l'évolution économique, et que, mettons, une « réforme » quelconque devient urgente ; entre « l'économie et l'idéologie, entre la psychologie et l'idéologie (lorsque par exemple le besoin se fait sentir de quelque chose de nouveau, et que ce quelque chose de nouveau ne s'est pas encore constitué, fondu dans une forme idéologique), entre la science et la philosophie, etc. Ce sont là des contradictions entre des ordres différents de phénomènes sociaux. Les secondes comme les premières se rapportent à l'équilibre interne. Mais il y a aussi contradiction entre la société et la nature, rupture d'équilibre entre la société et le milieu ambiant, trouvant son expression dans les mouvements des forces productives. C'est là le domaine de l'équilibre extérieur. Nous savons déjà qu'il y a encore un cas extrêmement important de contradiction. C'est la contradiction entre le mouvement des forces productives et la structure sociale et économique (et toute autre sorte de structure avec elle) de la société. Ici entrent en conflit et les rapports qui existent entre la société et la nature, et les rapports qui se sont constitués à l'intérieur de la société. Il n'est pas difficile de voir que ce conflit, cette contradiction, doit inéluctablement jouer un rôle tout à fait essentiel dans la vie des sociétés, car elle ébranle les « fondements de l'édifice existant », les « piliers » sur lesquels repose un ordre de choses donné.
Nous n'avons fait ici qu'indiquer les principales questions que posent les contradictions sociales. L'étude de ces questions fera l'objet du chapitre suivant, où nous examinerons la société dans son mouvement; jusqu'à présent nous avons principalement étudié la structure de la société, la structure d'une forme sociale donnée. Il nous restera à parler maintenant avant tout des passages d'une « texture à, d'une structure à une autre. Et il importe ici de souligner encore une fois, que la loi de l'équilibre social est la loi d'un équilibre instable, qui, non seulement suppose des antagonismes, n'exclut pas, mais tout au contraire, suppose des contradictions, des défauts d'adaptation, des conflits, la lutte, et - ce qui est particulièrement important - l'inéluctabilité, dans des conditions déterminées, de catastrophes et de révolutions. Notre théorie marxiste est une théorie révolutionnaire.