1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Rupture et rétablissement de l'équilibre social
Quand nous examinons le processus de production et de reproduction en période de croissance des forces productives, nous notons cette loi générale : en période de croissance des forces productives, une plus grosse part de travail est toujours dépensée à la production d'instruments de production. À l'aide de ces moyens toujours croissants de production, qui entrent dans la technique sociale, une part de travail bien moindre qu'auparavant donne une quantité incomparablement plus grande de produits utiles de toutes sortes. Le travail manuel de préparation d'instruments de production prenait jadis relativement peu de temps ; avec ces instruments misérables, sans valeur, faits à la main, les hommes peinaient à la sueur de leur front et la productivité de leur travail était des plus réduite. Au contraire, dans la société évoluée, une énorme part du travail social sert à produire de puissants instruments de travail, des machines et des appareils destinés à produire en masse d'autres instruments de production, tels que bâtiments d'usines colossales, entrepôts, génératrices d'électricité pour les mines, etc. Une grande dépense de forces humaines est faite en vue de ce travail. Mais en revanche, avec ces puissants moyens de production, le travail vivant devient d'une productivité inouïe : les « dépenses préalables » sont remboursées avec usure.
Dans la société capitaliste, cette loi trouve son expression dans la croissance relative du capital constant, comparativement au capital variable. La partie du capital qui va à la construction d'usines, de machines, etc., croît plus vite que celle qui va au salaire des ouvriers. Ou, en d'autres termes : dans l'évolution des forces productives en société capitaliste, le capital constant croît plus rapidement que le capital variable. Ce qu'on peut encore formuler comme suit : dans le développement des forces productives, les forces productives de la société se répartissent constamment de nouveau de telle sorte qu'une partie toujours plus grande se trouve placée dans les branches qui produisent des moyens de production.
Ainsi, l'accroissement des forces productives, l'accumulation de pouvoir de l'homme sur la nature, s'expriment en ceci, que le « poids spécifique » des objets, du travail mort, de la technique sociale, va sans cesse en augmentant.
Demandons-nous maintenant s'il ne se produit pas de phénomènes analogues dans les autres domaines de la vie sociale. Voici ce qui nous donne le droit de poser cette question. Nous avons vu plus haut, que le travail se rapportant aux superstructures, est aussi un travail différencié, scindé, séparé du travail matériel. Nous avons vu aussi que les superstructures, par leur structure interne, contiennent à la fois des éléments matériels, des éléments humains, et des éléments idéologiques au sens propre du mot. Comment se produit donc ici l'accumulation de cette culture intellectuelle ? N'y a-t-il pas ici d'analogie avec le processus matériel de la production, et s'il y en a une, comment se manifeste-t-elle ?
Disons-le tout de suite : il y a une analogie, et elle se manifeste en ceci, que l'idéologie sociale se matérialise, se fige en choses, s'accumule elle aussi sous forme d'objets parfaitement matériels. En effet, rappelons-nous d'après quoi, d'après quelles sources nous ressuscitons les anciennes « cultures intellectuelles » ? D'après ce qu'on appelle les « monuments » des époques passées, d'après les restes des bibliothèques antiques, les livres, les inscriptions, les tablettes d'argile, les statues, les tableaux, les temples, les instruments de musique retrouvés, d'après des milliers d'autres choses. Ces objets sont pour nous, comme la forme figée, matérialisée, de l'idéologie d'époques reculées, et d'après eux, nous pouvons avec vraisemblance juger et de la psychologie des gens qui en furent contemporains, et de leur idéologie, exactement de même que, d'après les instruments de travail, nous jugeons du degré de développement des forces productives, et en partie aussi de l'économie de ces époques. Notons encore ceci. Dans le travail de superstructure, dans le travail idéologique, très souvent, les moyens de jouissance jouent en même temps aussi le rôle de moyens de production ultérieure. Regardez, par exemple, une galerie de tableaux, Les tableaux sont des moyens de jouissance pour le publie qui les regarde. Mais, en même temps, ce sont des moyens de production, non pas, certes comparables aux pinceaux ou à la toile, mais ce sont tout de même des moyens de production d'un caractère particulier. Car, d'après eux, les générations suivantes apprennent. Lorsque surgit une nouvelle école artistique, un nouveau courant en peinture, il ne tombe pas du ciel : il naît de ceux qui le précédèrent, même lorsqu'il attaque violemment, lorsqu'il a nie » et détruit l'ancien système idéologique. Rien ne naît de rien. De même qu'en politique, en temps de révolution, l'ancien État est détruit, mais que le nouveau est jusqu'à un certain point, fait d'éléments anciens, reliés entre eux d'une autre manière, de même dans le domaine idéologique, même dans les ruptures les plus brusques, il y a transmission et liaison avec le passé : le nouveau ne se construit pas sur une « table rase » absolue. Les tableaux sont pour les artistes, un moyen de production, de l'expérience artistique accumulée, de l'idéologie condensée, à partir de laquelle commence, dans ce domaine, tout mouvement ultérieur.
A cela, on peut objecter à peu près ceci : quelle grossière construction vous faites là ! Qu'y a-t-il de commun entre la haute doctrine chrétienne et les signes matériels tracés en noires séries sur un parchemin ou un papier ? Qu'y a-t-il de commun entre cela et la peau de cochon dont est faite la reliure de l'évangile ? Qu'y a-t-il de commun entre la savante idéologie en elle-même et l'amas de vieilleries rassemblé dans les bibliothèques ? On ne peut pas ne pas voir de différence entre les travaux intellectuels, ces subtils produits de l'intelligence collective humaine, et des objets aussi grossièrement matériels que, par exemple, un livre en tant qu'objet matériel !
Tous les raisonnements de ce genre reposeraient sur un malentendu. Certes, ni le papier pris en soi, ni les madères ornementales, ni la peau de cochon n'auraient pour nous aucune signification, si nous ne les considérions pas dans leur existence sociale.
Nous avons vu au § 36 de ce livre que même la machine prise en dehors de tout lien social, est simplement un morceau de métal, de bois, etc. Mais elle a en outre, une existence sociale en tant qu'elle est utilisée par des hommes comme machine dans le processus du travail. Et de même, le livre : En dehors de son existence physique comme morceau de papier, il a aussi une existence sociale : il est compris comme livre, dans le processus de la lecture. Et c'est ici, précisément qu'il se manifeste comme idéologie condensée, comme moyen de production idéologique.
Si nous abordons sous cet angle, la question de l'accumulation de culture intellectuelle, nous verrons sans peine que cette accumulation a effectivement lieu sous des formes concrètes, et, en quelque sorte, se précipite en dépôt palpable, matériel. Et plus le domaine de la culture intellectuelle est « riche », plus est grandiose, plus est large, le domaine de ces « phénomènes sociaux matérialisés ». Pour parler par métaphore (et sans oublier que ce n'est qu'une analogie), la carcasse matérielle de la culture intellectuelle constitue le « capital de base » de cette culture elle est d'autant plus riche, qu'il est plus considérable, ce qui, de nouveau, « en dernière analyse », dépend du niveau d'évolution des forces productives matérielles. Inscriptions naïves, masques, idoles grossières, dessins sur des pierres, monuments d'art, rouleaux manuscrits de papyrus, « livres » de parchemin, temples et observatoires astronomiques, tablettes d'argile couvertes d'écritures. - puis, plus tard, galeries, musées, jardins botaniques et zoologiques, bibliothèques colossales, expositions scientifiques permanentes, laboratoires, journaux, livres, imprimés, etc., etc. - tout cela, c'est l'expérience accumulée, matérialisée, de l'humanité. Les nouvelles étagères à livres, avec les livres nouveaux qui s'ajoutent constamment à ceux qui y étaient déjà, nous montrent de façon concrète, la collaboration d'une quantité de générations, se succédant les unes aux autres en une suite ininterrompue.
Nous sommes maintenant tellement habitués à l'ordre des phénomènes de ce domaine, que nous n'y remarquons pas les frontières historiques. La psychologie et l'idéologie courantes, par exemple, sont fixées dans le journal. Et cependant le journal est un phénomène nouveau, apparu seulement au XVIIe siècle. Il est vrai que les information d'État les plus importantes étaient affichées (publiées) déjà dans l'ancienne Rome et chez les Chinois (VIIIe siècle av. J.-C.), mais c'était quelque chose d'insignifiant (Cf. K. Bucher : Le journalisme dans la Culture du Présent). Le livre de même, en fait, fait remonter sa généalogie à l'époque de la découverte de l'imprimerie. Jusqu'alors, il n'y avait que les rouleaux de papyrus et les « codex » de parchemin comme moyens les plus parfaits pour fixer la « sagesse des siècles » ; il faut y ajouter les tablettes d'argile (Babylone), qui d'ailleurs s'accumulaient en énormes bibliothèques (par exemple la fameuse bibliothèque d'Assourbanipal) (Cf. K. Pietschmann : Le livre, dans la Culture du Présent). Les bibliothèques (Leibniz les appelait les « trésors de toutes les richesses de l'esprit humain) se rencontrent ainsi dès la plus haute antiquité, et c'est à leurs restes que nous sommes principalement redevables de la découverte de maint et maint secret des époques disparues (sur les bibliothèques voir un bref article de Fritz Milkau dans la Culture du Présent) ; telle est l'importance de la bibliothèque Assourbanipal (VIIe siècle avant J.-C.) ou des bibliothèques américaines des plus antiques écoles de prêtres (troisième millénaire avant J.-C.!). « Entre toutes les institutions scientifiques, écrit justement Hermann Diels (L'Organisation de la Science dans la Culture du Présent, p. 639), les bibliothèques sont reconnues depuis les temps les plus reculés comme le plus important et le plus indispensable moyen auxiliaire pour la conservation, la diffusion et le développement de la science, ainsi que pour compléter l'uvre transitoire de la viva vox (voix vivante) de l'instituteur. » On comprend que le même rôle est joué dans l'art par les « monuments d'art », les collections, les galeries, les musées, les temples, etc.
Ainsi, l'accumulation de culture spirituelle se produit non seulement sous forme d'élévation de la psychologie et de l'idéologie dans les cerveaux des hommes, mais aussi sous forme d'accumulation matérielle.