1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

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Les classes et la lutte de classes


52: L'intérêt de classe.

Nous avons vu par ce qui précède, que les classes sont des groupes particuliers d'hommes, des « complexus réels » différant les uns des autres par leur rôle dans la production, qui trouve son expression dans les rapports de propriété. Mais nous savons aussi qu'avec ces deux côtés du processus de production, coexiste un troisième côté - le processus de répartition des produits sous telle ou telle forme. À la production correspond la répartition.

Aux formes de production correspondent les formes de répartition. À la position des classes dans la production, correspond leur position dans la répartition. L'antagonisme entre classe dirigeante et classe dirigée, classe détenant en monopole les moyens de production et classe ne possédant pas les moyens de production, trouve son expression dans l'antagonisme des revenus, dans la contradiction entre les parts de produits élaborés revenant à chaque classe au partage de la masse totale des produits. Une pareille différence de condition d'existence (manière d'être) entre classes détermine aussi leur « conscience ». Les contradictions entre conditions de vie (manière d'être) trouvent leur expression la plus immédiate dans la formation d'intérêts de classe. L'expression la plus primitive et en même temps la plus commune des intérêts de classe est le désir des classes d'augmenter leur part dans la répartition de la masse des produits.

Dans le système de la société fondée sur les classes, le processus de la production est en même temps un processus d'exploitation économique des ouvriers manuels. Ils produisent plus qu'ils ne reçoivent. Et non seulement parce qu'une partie des produits fabriqués (dans la société capitaliste, des valeurs) va à l'élargissement de la production (dans la société capitaliste, à « l'accumulation »), mais aussi parce que la classe travailleuse soutient les propriétaires des moyens de production, travaille pour eux. C'est pourquoi les intérêts les plus généraux de la minorité au pouvoir peuvent être formulés comme aspiration à maintenir et à élargir les possibilités d'exploitation économique, et les intérêts de la majorité exploitée, comme aspiration à se libérer de celle exploitation. Tandis que la première formule donnée plus haut parle seulement d'une société donnée et ne sort pas de ses limites, la seconde pose la question de l'existence même d'une société donnée.

Mais la structure économique de la société est, nous le savons, fixée dans son organisation d'État et étayée par une quantité infinie de superstructures. Il n'y a donc pas lieu de nous étonner que l'intérêt économique de classe prenne le masque de l'intérêt politique, scientifique, religieux, etc. Ainsi les intérêts de classe se développent en tout un système embrassant les domaines les plus divers de la vie sociale. Ces intérêts systématisés, réunis en faisceau par l'intérêt général de classe, amènent à la construction de ce qu'on appelle l'« idéal social », qui apparaît toujours comme la quintessence des intérêts de classe.

En examinant la question des intérêts de classes, il faut arrêter notre attention encore sur quelques points.

Premièrement, il est indispensable de distinguer les intérêts durables et généraux et les intérêts transitoires, passagers. Les intérêts « passagers » peuvent être en contradiction objective avec les intérêts durables. Du point de vue des intérêts transitoires, par exemple, les ouvriers anglais ont agi judicieusement en vivant en paix avec la bourgeoisie anglaise et en la défendant pendant la guerre impérialiste; ils ont, de ce fait même défendu aussi la hausse des salaires dont ils jouissent aux dépens des travailleurs coloniaux. Mais en même temps, en rompant de ce fait la solidarité des ouvriers en général et en faisant bloc avec « leurs » patrons, ils ont nui aux intérêts généraux et durables de leur classe.

Deuxièmement, il est indispensable de distinguer d'une part les intérêts corporatifs, les intérêts de groupe et d'autre part les intérêts généraux de classe. Par exemple, lorsque dans la société capitaliste, la bourgeoisie au pouvoir suborne une aristocratie ouvrière (les ouvriers qualifiés), les intérêts particuliers de ce groupe ne coïncident plus avec les intérêts de tout l'ensemble de la classe ouvrière : ce sont des intérêts de groupe, et non de classe. Ou bien, en temps de guerre, la bourgeoisie spéculatrice enfreint tant qu'elle le peut les règles commerciales élaborées par l'état bourgeois lui-même, lequel fait la guerre dans l'intérêt de la bourgeoisie en tant que classe. On voit ici les intérêts de groupe de la fraction commerçante-spéculatrice dé la bourgeoisie, intérêts qui en pareil cas, se séparent des intérêts de la bourgeoisie comme classe.

Troisièmement, il est indispensable de ne pas perdre de vue le changement de principe de la direction des intérêts courants d'une classe, qui se produit en même temps que le changement de principe de sa situation sociale. Prenons un exemple, Dans la société capitaliste, le prolétariat a pour intérêt le plus durable et le plus général, la suppression de l'ordre capitaliste. Par suite, c'est selon ce plan que s'établissent ses intérêts partiels : ils consistent à conquérir des positions stratégiques et à miner la société bourgeoise. Améliorer sa situation matérielle, augmenter sa puissance sociale, rassembler ses forces pour frapper le système capitaliste tout entier, voilà à quoi se ramène la tâche du prolétariat. Mais voici que le prolétariat a rempli sa mission historique. Il a détruit l'ancienne machine d'État, il en a construit une nouvelle, un nouvel équilibre social s'est reconstitué ; le prolétariat occupe la place de classe dirigeante provisoire. Il est clair que la direction de ses intérêts change alors, radicalement: tous ses intérêts particuliers, examinés du point de vue des intérêts généraux, s'établissent sur le plan de la consolidation et de l'évolution des nouveaux rapports, de leur organisation et de la résistance à toute tentative destructrice. Cette transformation dialectique est la conséquence de l'évolution dialectique du prolétariat même qui « s'est constitué comme pouvoir politique ».

Qu'est-ce donc qui fait la synthèse de ces deux directions d'intérêts opposés  ? C'est leur unité supérieure : l'édification d'une nouvelle forme sociale, dont le porteur est le prolétariat, édification qui présuppose la destruction de la vieille enveloppe empêchant l'évolution des forces productives.

Toute classe nouvelle qui est capable non seulement de détruire l'ancien système de rapports sociaux, mais aussi d'en construire un nouveau, qui, par suite est capable de devenir organisatrice d'une société nouvelle, doit inévitablement donner à ses intérêts une couleur de production, c'est-à-dire aborder les questions sociales non du point de vue du partage et de la simple répartition, mais du point de vue le la destruction des anciennes formes, au nom de la construction de formes impliquant une production plus parfaite, et des forces productives plus puissantes.


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