1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


3
Comment le développement du capitalisme a conduit à la révolution communiste
(L’impérialisme, la guerre et la faillite du capitalisme)


33 : Les formes de la guerre civile et son prix

L’époque des guerres civiles a été inaugurée par la Révolution russe qui n’a été qu’une manifestation partielle, le commencement de la Révolution universelle. En Russie, la révolution éclata plus tôt que dans les autres pays parce que la désagrégation du capitalisme y commença plus tôt. La bourgeoisie et les propriétaires fonciers qui, convoitant Constantinople et la Galicie, avaient préparé, avec leurs compères français et allemands, la boucherie sanglante de 1914, ont sauté les premiers, par suite de leur faiblesse et de leur désorganisation : c’est en Russie qu’avaient apparu d’abord le désordre et la famine. Aussi at-il été plus facile au prolétariat russe de venir à bout de ses ennemis, de remporter le premier la victoire et de réaliser le premier sa dictature.

Il ne s’ensuit nullement que la Révolution communiste russe soit la révolution la plus parfaite du monde et que le communisme puisse être réalisé d’autant plus tôt dans un pays que le capitalisme y est moins développé. S’il en était ainsi, le socialisme devrait se réaliser d’abord en Chine, en Perse, en Turquie, pays très peu capitalistes où le prolétariat n’existe presque pas. Toute la doctrine de Marx serait fausse.
Raisonner ainsi, c’est prendre le commencement pour la fin qui, seule, donne à la révolution son caractère. La Révolution en Russie a éclaté plus tôt à cause du faible développement du capitalisme. Mais la faiblesse du capitalisme dans ce pays arriéré qu’est la Russie, où dominent les artisans et les boutiquiers, où le prolétariat est en minorité, etc., rend précisément plus difficile le passage à l’organisation communiste.
En Angleterre, la Révolution se déclarera plus tard. Mais là, après la victoire, le prolétariat pourra organiser le communisme plus rapidement, car il y forme l’immense majorité et il est habitué au travail en commun. La production y est incomparablement plus centralisée. En Angleterre, la révolution commencera plus tard, mais elle sera plus parfaite qu’en Russie.

Beaucoup de gens pensent que la cruauté de la guerre civile est la conséquence de l’« asiatisme » russe, d’une culture arriérée. Les adversaires de la révolution dans l’Europe occidentale, ne cessent de répéter qu’en Russie fleurit le « socialisme asiatique » et que dans les pays civilisés la révolution s’accomplira sans cruauté. Verbiage stupide. Dans un pays capitaliste, la bourgeoisie ne peut qu’offrir une résistance plus grande; les intellectuels (techniciens, ingénieurs, officiers) y sont attachés plus fortement au capital et partant plus hostiles au communisme. La guerre civile y sera donc inévitablement plus violente qu’en Russie. En Allemagne, par exemple, la révolution a prouvé que la lutte revêt, dans les pays à fort développement capitaliste, des formes encore plus sanglantes.

Ceux qui se plaignent de la terreur des bolcheviks oublient que la bourgeoisie, pour conserver ses coffres-forts, ne recule devant rien. Voici que ce que dit à ce sujet la résolution du Congrès communiste international : « Lorsque la guerre impérialiste commença à se transformer en guerre civile, et que, devant les classes dirigeantes les plus criminelles qu’ait connues l’histoire de l’humanité, le danger se dressa tout proche, de l’écroulement de leur domination sanglante, leur férocité se fit encore plus cruelle. »
Les généraux russes, cette incarnation vivante du régime tsariste, ont organisé et organisent encore des fusillades d’ouvriers en masse, avec l’appui direct ou indirect des socialtraîtres. Pendant la domination, en Russie, des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, des milliers d’ouvriers et de paysans remplissaient les prisons, et les généraux exterminaient, pour insubordination, des régiments entiers. Aujourd’hui Krasnov et Denekine, avec le concours bienveillant des puissances de l’Entente, massacrent et pendent des ouvriers par dizaines de mille, fusillent « un soldat sur dix », ont même été jusqu'à laisser trois jours durant à la potence les cadavres des pendus, pour terroriser les vivants. Dans l’Oural et sur la Volga, les bandes blanches tchéco-slovaques coupaient aux prisonniers les pieds et les mains, les noyaient dans la Volga, les enterraient vivants. En Sibérie, les généraux assommaient les communistes par milliers et ont exterminé un nombre considérable d’ouvriers et de paysans.
Les bourgeois allemands et autrichiens et les social-traîtres ont montré pleinement leurs instincts de cannibales lorsque, en Ukraine, ils pendirent à des potences de fer transportables les ouvriers et les paysans qu’ils exploitaient auparavant, les communistes, leurs compatriotes, qui sont nos camarades autrichiens et allemands.
En Finlande, pays de démocratie bourgeoise, ils ont aidé les bourgeois finnois à fusiller 13 ou 14.000 prolétaires et à en faire périr par la torture dans les prisons plus de 15.000. A Helsingfors ils poussaient devant eux, comme boucliers contre les mitrailleuses, des femmes et des enfants. Grâce à leur concours, les gardes blancs finnois et leurs auxiliaires suédois réussirent à célébrer de sanglantes orgies aux dépens du prolétariat finnois vaincu. A Tammersfors, on obligea les femmes et les enfants condamnés à mort à creuser leurs propre tombe; à Viborg, on extermina des milliers de Russes, hommes, femmes et enfants.
A l’intérieur du pays, les bourgeois et les social-démocrates allemands ont atteint le suprême degré de la fureur réactionnaire dans la répression sanglante du soulèvement communiste ouvrier, dans l’assassinat féroce de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, dans l’extermination des ouvriers spartakistes. La terreur blanche, en masse et individuelle, c’est le drapeau sous lequel marche la bourgeoisie.
Même tableau dans les autres pays. Dans la Suisse démocratique, tout est prêt pour le massacre des ouvrier qui oseraient toucher à la loi capitaliste. En Amérique, la prison, le lynchage et l’électrocution sont les plus hauts symboles de la démocratie et de la liberté. En Hongrie et en Angleterre, en Tchéco-Slovaquie et en Pologne, partout c’est la même chose. Les assassins bourgeois ne reculent devant aucune atrocité. Pour consolider leur domination, ils déchaînent le chauvinisme et organisent contre les juifs de monstrueux pogromes dont la cruauté laisse loin derrière eux les pogromes organisés par la police du tsar… Et lorsque la canaille réactionnaire et « socialiste » polonaise a massacré les représentants de la Croix-Rouge russe, ce n’a été qu’une goutte de sang dans la mer des crimes et des atrocités, commis journellement par le cannibalisme bourgeois aux abois.

A mesure que la guerre civile se développe, elle revêt de nouvelles formes. Lorsque le prolétariat est opprimé dans tous les pays, la guerre civile prend la forme d’insurrections contre le pouvoir d’Etat de la bourgeoisie. Mais voici que, dans tel ou tel pays, le prolétariat a vaincu et qu’il s’est emparé du pouvoir politique. Que va-t-il arriver ? Le prolétariat dispose du pouvoir de l’Etat, de l’armée prolétarienne, de tout l’appareil du pouvoir. La bourgeoisie organise alors contre lui des complots et desinsurrections. Mais en même temps il a à lutter, comme Etat, avec les Etats bourgeois. La guerre civile prend là une autre forme, celle d’une vraie guerre de classe, où l’Etat prolétarien lutte contre les Etats bourgeois; ici, les ouvriers ne se soulèvent pas seulement contre la bourgeoisie de leur propre pays, ils font, comme Etat ouvrier, une guerre en règle aux Etats impérialistes. Cette guerre est faite non pour piller le bien d’autrui, mais pour le communisme, pour la dictature de la classe ouvrière.

C’est en réalité ce qui est arrivé. Après la Révolution d’octobre, tous les Etats capitalistes : l’Allemagne, la France, l’Amérique, le Japon, etc., se sont jetés, de tous côtés, sur le pouvoir des Soviets. Plus l’exemple de la Révolution russe agissait sur les ouvriers des autres pays, et plus étroitement se liguait contre elle le Capital international, tâchant de dresser contre le prolétariat la coalition des brigands capitalistes.

Cette tentative fut faite par les capitalistes, sur l’initiative de Wilson, le chef habile et retors du capital américain, à la soi-disant « Conférence de la paix » de Versailles. Ils ont appelé cette association de brigands la « Société des Nations », c’est-à-dire les « Etats-Unis des Peuples ». Mais, en réalité, ce n’est pas une Société des Peuples, mais une société des capitalistes internationaux et de leurs gouvernements.

Cette société tente de créer un trust mondial formidable qui embrasserait toute notre planète, exploiterait le monde entier et réprimerait partout, de la façon la plus féroce, la classe ouvrière et la Révolution. Les allégations, d’après lesquelles cette société aurait pour but la paix, ne sont qu’une fable vaine. Son vrai but est double : l’exploitation impitoyable du prolétariat mondial, des colonies et des esclaves coloniaux, et l’étranglement de la Révolution mondiale en voie de développement.

Bien que, pour des raisons qui n’infirment en rien le jugement à porter sur la Société des Nations, l’Amérique s’en soit jusqu’ici tenue à l’écart, c’est elle qui en a eu l’idée. L’Amérique s’est enrichie formidablement pendant la guerre. Elle est actuellement le créancier de tous les Etats bourgeois de l’Europe. Sa force vient ensuite de ce qu’elle possède des matières premières, du combustible et des céréales. Avec cela, elle peut s’attacher tous les autres brigands.
Il est curieux de noter comment les Etats-Unis dissimulèrent sous toutes sortes de nobles paroles leur politique de brigandage. Leur entrée dans la guerre de rapine se fit sous la devise du « salut de l’humanité », etc. Il était dangereux, aux Etats-Unis, d’avoir une Europe en morceaux, partagée en douzaines d’Etats apparemment « indépendants », mais en réalité dépendants de l’Amérique. Ils dissimulèrent leur poursuite de l’intérêt particulier sous le noble masque « du droit de libre disposition des peuples ». La gendarmerie capitaliste, la garde blanche et la police qui, selon le plan de Wilson, serviraient à étouffer partout la Révolution, étaient destinés — oh! la belle phrase — à punir « la rupture de paix ». En 1919, tous les impérialistes, adversaires de la veille, devenus subitement des pacifistes, se mirent à crier que les vrais impérialistes et adversaires de la paix étaient les bolcheviks. L’égorgement des révolutionnaires se cachait ici sous le masque de « l’amour de la paix » et de la « démocratie ».
La Société des Nations s’est déjà révélée comme un gendarme et un bourreau international. Ses délégués ont étouffé la République des Conseils en Hongrie et en Bavière. Elle cherche continuellement à égorger le prolétariat russe : les troupes anglaises, américaines, japonaises, françaises, etc., collaborent dans le Nord, dans le Midi, dans l’Ouest et dans l’Est de la Russie avec les bourreaux de la classe ouvrière. La Société des Nations lâcha même des esclaves noirs sur les ouvriers russes et hongrois (Odessa, Budapest). A quel degré d’ignominie elle peut atteindre, ces brigands gantés l’ont montré en entretenant une « Ligue d’Assassins », ayant à sa tête le général Youdénitch, chef du soi-disant « gouvernement du Nord-Ouest » de la Russie. La Société des Nations excite la Finlande, la Pologne, etc., contre la Russie des Soviets, organisant des complots avec l’aide des consuls des puissances étrangères; ses agents ont fait sauter des ponts, tué des communistes à coups de bombes. Il n’y a pas d’infamie dont ne soit capable la Société des Nations.

Plus est forte la pression du prolétariat et plus se resserre la clique des capitalistes. Dans le Manifeste Communiste, Marx et Engels écrivaient, en 1847 : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. » Bien des années se sont écoulés depuis lors. Le spectre du communisme a pris chair et os. Et contre lui, non seulement la vieille Europe part en campagne, mais tout l’univers capitaliste. Cependant, la Société des Nations sera dans l’incapacité de remplir ses deux tâches : l’union, en un seul trust, de toute l’économie mondiale et l’égorgement de la révolution mondiale. Même parmi les grandes puissances, l’union n’est pas parfaite. L’Amérique est opposée au Japon, et ces deux puissances continuent à armer. Il serait ridicule de penser que l’Allemagne écrasée nourrit des sentiments amicaux à l’égard des pillards « désintéressés » de l’Entente. Il y a donc là aussi une fissure. Les petits Etats se font la guerre. Mais ce qui est encore plus important, les insurrections et les guerres commencent dans les colonies : dans l’Inde, en Egypte, en Irlande, etc. Les pays asservis se soulèvent contre leurs oppresseurs « civilisés ». A la guerre civile, guerre de classe que mène le prolétariat contre la bourgeoisie impérialiste, s’ajoutent dans les colonies des soulèvements qui continuent à miner et à détruire la domination de l’impérialisme mondial. Ainsi, le régime impérialiste craque sous la pression du prolétariat qui se lève, des guerres des républiques prolétariennes, des soulèvements et des guerres des nations asservies par l’impérialisme et grâce aussi aux antagonismes et aux discordes entre grandes puissances capitalistes. Au lieu d’une « paix durable », c’est le chaos complet; au lieu de l’apaisement du prolétariat mondial, c’est la guerre civileexaspérée. Dans cette guerre civile croissent les forces du prolétariat et diminuent les forces de la bourgeoisie. Au terme, c’est inévitablement la victoire du prolétariat.

Certes, la dictature prolétarienne ne vaincra point sans sacrifices. La guerre civile, comme toute autre guerre, se traduit par des pertes en hommes et en biens. Toute révolution amène de pareilles pertes. Aussi, dans les premiers temps de la guerre civile, la désagrégation économique causée par la guerre impérialiste s’aggravera-telle encore. Car les ouvriers, au lieu de travailler et d’organiser la production, devront rester au front, le fusil à la main, et se défendre contre les propriétaires et les généraux, et la vie des fabriques en souffrira évidemment. Mais cela est inévitable dans toute Révolution. Dans la Révolution bourgeoise de 1789-1793, lorsque la bourgeoisie française renversait les propriétaires fonciers, la guerre civile était accompagnée de grandes destructions. Mais après la défaite de la propriété féodale, la France fit des progrès rapides.

Chacun comprendra que, dans une Révolution aussi formidable que la Révolution mondiale du prolétariat, lorsque s’écroule un régime d’oppression édifié durant des siècles, les pertes puissent être particulièrement grandes. La guerre civile prend aujourd’hui des proportions mondiales; elle devient, en partie, la guerre des Etats bourgeois contre les Etats prolétariens. Les Etats prolétariens, qui se défendent contre les brigands impérialistes, mènent une guerre de classes, une guerre véritablement sainte, mais qui demande des sacrifices de sang. Et plus s’étend la guerre, plus les sacrifices sont grands, plus le chaos augmente.

Le coût élevé d’une révolution ne prouve rien contre elle. La régime capitaliste édifié pendant des siècles a conduit à la mer de sang de la monstrueuse tuerie impérialiste. Quelle guerre civile pourrait se comparer à cette destruction sauvage et à cet anéantissement de tant de richesses accumulées par l’humanité ? Il faut que l’humanité en finisse une fois pour toutes avec le capitalisme. Et cela vaut de tenir bon durant les guerres civiles, afin de frayer le chemin au communisme qui guérira toutes les blessures et donnera un rapide essor aux forces productives de la société humaine.


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