1956 |
Source : documents de l'O.C.I. n°5 (1976) |
La révolution hongroise des conseils ouvriers
Pierre Broué
Combattants de la liberté et conseils ouvriers
Dans la nuit du 23 au 24, tandis que les révolutionnaires armés attaquent partout les Avos, le comité central du PC délibère. Nous ne savons rien de précis sur ses débats, sauf que s'y sont opposées deux tendances sur la meilleure manière de ramener l'ordre, par la répression brutale ou par quelques concessions. Nous connaissons seulement les décisions prises, qui portent l'empreinte de la politique de Gerö et de ses maîtres de Moscou. Qu'elles soient ou non sorties d'une conversation téléphonique avec Khrouchtchev importe peu : ce qui est certain, c'est que, comportant la décision de l'entrée en action des troupes russes contre l'insurrection, elles ne peuvent avoir été prises que d'accord avec Moscou.
Au moment même où les militants communistes de Budapest font le coup de feu contre les Avos, au moment où les seuls Avos se battent pour défendre contre la jeunesse révolutionnaire le régime haï de Gerö et des hommes de paille du Kremlin, le comité central du parti reste l'instrument fidèle du Guépéou. Au moment où les masses, armées, se dressent contre le régime de gendarmes et de bureaucrates, la conduite de l'organisme « dirigeant » du parti montre quelles illusions nourrissaient à son égard ceux des communistes qui espéraient que sa convocation anticipée amènerait un « changement de politique » et un « changement de direction ».
La grande décision de la nuit, après la défection de l'armée et de la police ordinaire, est en effet l'appel aux troupes russes pour le « maintien de l'ordre » et la proclamation de la loi martiale. Les bureaucrates du Kremlin et leurs agents de l'appareil hongrois sont décidés à conserver à tout prix le contrôle de la situation et à noyer dans le sang la révolution naissante. Dès 4 h 30, les blindés russes se dirigent vers Budapest dont ils bloquent les issues. Les soldats russes ont été prévenus qu'ils allaient avoir à combattre une « contre-révolution fasciste appuyée par des troupes occidentales » [1]. Les Avos reçoivent du renfort, et quel renfort : blindés, artillerie, infanterie déferlent vers la capitale insurgée.
Mais, quelques heures auparavant, le comité central a décidé de faire appel à Imre Nagy pour former un nouveau gouvernement : Géza Losonczy, Ferenc Donáth, Gyorgy Lukács, Zoltán Szántó, tous partisans connus de Nagy, entrent au CC. Donáth, Nagy, Szántó, font partie du nouveau bureau politique de 11 membres, dont ont été écartés quelques staliniens notoires. Mais rien n'est changé à l'essentiel. Gerö conserve son poste de premier secrétaire du parti et le contrôle de l'appareil. Les communistes de l'opposition ne sont que des otages au sein de la nouvelle direction. lmre Nagy n'est que la couverture à l'abri de laquelle Gerö, maître de l'appareil, continue à mener la politique des bureaucrates du Kremlin. Mieux encore : le décret instituant la loi martiale, l'appel aux troupes russes sont censés avoir été décidés par le nouveau gouvernement Nagy. Nagy a les mains liées, et liées dans le sang des travailleurs. C'est en son nom que les Avos et les Russes vont mitrailler les insurgés qui ont réclamé et réclament encore son accession au pouvoir. Le destin des partisans de la « réforme » du parti se précise : la bureaucratie se sert de leur popularité pour désorienter et désarmer les révolutionnaires ; otages de l'appareil, ils doivent porter avec lui la responsabilité de ses crimes.
Imre Nagy, qui avait refusé le 23 au matin de prendre la tête de la manifestation, qui avait refusé dans la soirée, malgré l'intervention pressante de son ami Géza Losonczy, de prendre la parole pour un appel au calme, est cette fois invité à parler par les dirigeants, le comité central lui-même. C'est à la demande du bureau politique que, tard dans la soirée, il a tenté de haranguer des manifestants devant l'immeuble du parlement, place Kossuth, avant de se rendre au siège du comité central, où il apprend la décision intervenue le concernant. Cet immeuble, entouré de chars russes, il ne le quittera plus désormais pendant plusieurs jours, pratiquement isolé non seulement de la réalité, du mouvement révolutionnaire qui déferle, de la répression qui le frappe en son nom, mais aussi de ses propres amis, qui ne réussiront, plusieurs jours après, à reprendre contact avec lui qu'en se mêlant aux rangs de délégations ouvrières qu'il sera autorisé à recevoir.
Pourtant, dans la nuit, au lendemain de sa « nomination », sur l'antenne de Radio-Kossuth-Budapest, il s'adresse au peuple hongrois : « Sur l'ordre du comité central, j'ai été nommé président du Conseil. Hongrois, amis et camarades, je vous parle dans un moment grave... Je puis vous garantir qu'il m'est possible de remplir mon programme politique fondé sur le peuple hongrois conduit par le Parti communiste... Je suis président du Conseil et nous aurons bientôt la possibilité d'établir la démocratie dans tout le pays. Je prie chaque homme, chaque femme, chaque enfant de ne pas perdre la tête. » [2]. La bataille continue, s'amplifie sans cesse. La radio lance des appels angoissés aux ouvriers, aux étudiants, aux jeunes. Au micro de Radio-Kossuth défilent des représentants de l'Eglise, des anciens partis, comme le « petit propriétaire » Zoltán Tildy, le social-démocrate Szakasits, des syndicats. Les responsables du Cercle Petöfi déclarent qu'ils n'ont pas voulu ce « bain de sang », appellent les jeunes à déposer les armes. Le gouvernement promet une amnistie entière à ceux qui auront déposé les armes avant 14 heures. Puis il accorde de nouveaux délais, fait alterner promesses et menaces, diffuse les appels de mères à leurs enfants qui se battent, invite à ouvrir les fenêtres pour que les insurgés dans !a rue entendent les promesses qu'il fait à la radio. Rien n'y fait. Budapest tout entier se bat.
Les émissions à Budapest des postes de Radio-Kossuth et Radio-Petöfi sont significatives : le gros des combats se livre maintenant autour des usines. Leur nom revient dans tous les appels et les communiqués gouvernementaux : Csepel, Csepel-la-Rouge, les usines de Ganz, Lang, les usines « Klément-Gottwald », « Jacques-Duclos », les quartiers d'Ujpest, Angyaföld, les quartiers prolétariens sont les bastions de l'insurrection. Ainsi que le déclare au correspondant de l'Observer un « combattant de la liberté », réfugié en Autriche : « Ce sont les étudiants qui l'ont commencée, mais, quand elle s'est développée, ils n'avaient ni le nombre ni la capacité de se battre aussi dur que ces jeunes ouvriers [3] ». Laissons la parole à l'un d'entre eux, 21 ans, qui raconte les événements du mercredi dans son usine d'électricité à Ujpest : « Le mercredi matin (24 octobre), la révolte e commencé dans notre usine. Elle était inorganisée et spontanée. Si elle avait été organisée, l'AVH l'aurait su et l'aurait enrayée avant qu'elle n'éclate. Les jeunes ouvriers ont ouvert la voie et tout le monde les a suivis... D'habitude, nous commençons le travail à 7 heures du matin. Ceux d'entre nous qui viennent par le train de quartiers éloignés attendaient comme d'habitude dans l'usine l'arrivée des autres ouvriers. Juste avant 7 heures, un camion chargé de jeunes ouvriers armés est arrivé devant la porte. Quand l'un d'entre eux a commencé à tirer sur l'étoile rouge au-dessus de l'usine, un membre de l'administration a donné l'ordre de fermer les portes. Nous étions maintenant divisés en deux groupes, ceux de l'intérieur et ceux de l'extérieur. Nous qui étions dedans, nous avons enfoncé les portes du local de la Mohosz et pris les carabines de tir. Une responsable communiste, une femme, a essayé de nous arrêter en plaçant une garde devant les armes. Ce n'était pas bon, car tout le monde — contremaîtres compris — était uni. Avec les fusils, nous sommes sortis de l'usine et nous avons tous marché vers la ville. Quand nous avons commencé à agir, nous n'avions de contacts avec personne. Nous n'étions en rapport avec aucune autre usine. Mais tandis que nous avancions, nous étions rejoints par des ouvriers, toujours plus nombreux, quelques-uns armés. Au coin de la rue Rakóczïh, un étudiant de l'Université a commencé à nous organiser en petits groupes et à nous expliquer les mots d'ordre qu'il fallait lancer. » [4]. Ainsi s'opérait, dans la rue, la fusion des jeunes combattants révolutionnaires. En même temps, le Comité révolutionnaire des étudiants, devenu « Comité révolutionnaire des étudiants en armes », s'élargissait. Un courrier du comité raconte : « Au début, il était formé d'étudiants des grandes écoles et de l'Université, mais ensuite des soldats et de jeunes ouvriers y entrèrent. Je pense que tous étaient élus par les comités de la base, qui avaient été élus par les organisations particulières d'étudiants, ouvriers et soldats. » [5]. C'est, semble-t-il, aux premières heures de la matinée, que l'Académie Kossuth, école militaire de quelque 800 jeunes, ralliait l'insurrection avec ses cadres instructeurs et ses armes.
C'est au cours de la journée du jeudi que s'est produite la fusillade de la place du Parlement. Elle allait démontrer clairement, et de façon définitive, aux travailleurs de Budapest qui pouvaient encore hésiter, qu'il n'y avait pas d'autre solution pour la satisfaction de leurs revendications que la lutte révolutionnaire armée, et que déposer les armes serait un suicide en faveur de Gerö. Des milliers d'ouvriers et d'étudiants sans armes se rendirent place du Parlement pour manifester et exiger le renvoi de Gerö, la libération de leurs dirigeants arrêtés depuis le 23, et la rencontre immédiate avec Imre Nagy. Sur la place, ils entouraient les chars russes et fraternisaient avec leurs équipages. Les Avos dissimulés sur le toit du bâtiment du ministère de l'Intérieur, en face du Parlement, ouvrirent le feu. Les chars se mirent à tirer à leur tour ; ainsi, les manifestants, se trouvant pris entre deux feux, quelque trois cents cadavres restèrent sur la place. C'était le moment où, à la radio, le chef du nouveau gouvernement, Nagy sans pouvoir, Nagy otage de l'appareil, Nagy prisonnier multipliait les appels au calme et à la reddition... Portant sur les épaules les cadavres de leurs camarades, brandissant des drapeaux imprégnés de leur sang, les rescapés se répandirent dans toute la ville au cri de : « Ils assassinent les ouvriers. » [6]. Il n'était plus possible de douter désormais : pour les jeunes révolutionnaires de Budapest, il était bien clair que Nagy était sans pouvoir, prisonnier ou non, que le vrai maître était Gerö et, derrière lui, les Russes, et qu'il fallait se battre, quoi que puisse dire Nagy, contre les Avos et les Russes. Rien ne résume mieux ce sentiment que le tract diffusé dans l'après-midi, après le massacre, et signé « Les étudiants ou ouvriers révolutionnaires »: « Nous appelons tous les Hongrois à la grève générale. Tant que le gouvernement ne satisfait pas nos revendications, tant que les assassins ne sont pas appelés à rendre des comptes, nous répondrons au gouvernement par la grève générale. Vive le nouveau gouvernement sous la direction d'Imre Nagy ! » [7]. Au même moment, au nom du gouvernement Nagy, Radio-Kossuth proclamait que la grève serait un acte contre-révolutionnaire...
Au nom du Comité révolutionnaire des étudiants, 100 000 tracts ont été édités en langue russe et sont distribués aux soldats soviétiques. Ces tracts leur disent que c'est contre les travailleurs, les jeunes et les soldats hongrois qu'ils sont envoyés, que les travailleurs jeunes et soldats ne sont ni des réactionnaires, ni des contre-révolutionnaires, ni des fascistes, qu'ils combattent pour le socialisme démocratique.
« Ne tirez pas sur nous, ne tirez pas sur vos frères de classe ! » concluait le tract.
Face à la nouvelle flambée de colère provoquée par les massacres de la place du Parlement, face à la grève générale insurrectionnelle qui se répand dans tout le pays, l'appareil se résout à de nouvelles concessions. II ne s'y résout d'ailleurs pas de lui‑même, mais à la suite de discussions serrées avec deux envoyés du gouvernement de Moscou, Michel Souslov et Anastase Mikoyan, venus en toute hâte pour tenter de sauver une situation compromise à leurs yeux par les erreurs de Gerö. De nouveaux délais sont accordés aux insurgés pour déposer leurs armes et la décision est prise de sacrifier Gerö, qui perd son poste de premier secrétaire du parti, mais qui conservera pourtant son bureau pendant des semaines... Jánós Kádár est nommé à sa place.
Kádár est populaire : vieux militant ouvrier, il a lutté en Hongrie pendant la guerre, dans la clandestinité, tandis que Rákosi et Gerö étaient à Moscou. Certes, c'est pendant qu'il était ministre de l'Intérieur que Rajk a été torturé et assassiné, mais il a été, à son tour, arrêté et atrocement torturé pour « titisme ». Récemment réhabilité, il a milité pour le « redressement » du parti, dans un quartier ouvrier de Budapest où il a été nommé secrétaire de l'organisation locale. Il a pourtant accepté de participer au gouvernement Hegedüs, après le renversement de Rákosi, et il a accompagné Gerö à Belgrade. Kádár parle à la radio le jeudi 25 octobre : « J'ai été nommé à un moment très difficile, car toutes sortes d'éléments ont travaillé contre nous. Le gouvernement et le parti ont décidé qu'on doit vaincre ces éléments par tous les moyens possibles... Nous invitons les ouvriers et les jeunes à soutenir notre point de vue. » [8]. C'est peu convaincant. En parlant de « contre-révolutionnaires » qui se soulèvent contre le « pouvoir de la classe ouvrière »la veille encore, en menaçant « les provocateurs qui travaillent dans l'ombre », en saluant « les alliés et frères soviétiques », et aujourd'hui en soulignant que « la direction du parti a pris position à l'unanimité sur la nécessité d'utiliser tous les moyens pour combattre l'agression armée contre le pouvoir de notre République populaire, et en ne mentionnant pas les revendications des insurgés, il ne présente en fait à ses auditeurs qu'une version à peine atténuée des menaces de Gerö qui ont provoqué le soulèvement. Imre Nagy, en revanche, semble avoir mieux saisi la situation lorsqu'il intervient à son tour à la radio : son discours du 25 octobre montre qu'il semble avoir compris la détermination des combattants et la nécessité de concessions politiques pour obtenir la fin des combats : « Je déclare que le gouvernement hongrois engagera dans très peu de temps des négociations avec l'Union soviétique en vue :
(...) Nous promettons notre générosité à tous ceux — jeunes gens, civils et membres de l'armée — qui cesseront le combat immédiatement... La loi ne frappera que ceux qui combattent encore... » [9].
Tout le monde sait aujourd'hui de quelle manière les jeunes Hongrois se sont battus contre les blindés russes. Ce qu'il importe maintenant de savoir, c'est quelle fut l'attitude des jeunes « Combattants de la liberté » — ce nom qu'ils se sont donné eux-mêmes, ils l'avaient repris à la révolution démocratique et à la guerre d'indépendance de 1848. Les « Combattants de la liberté » constituèrent alors l'armée de Kossuth, la « Honvédség », l'« armée des défenseurs de la patrie », pour faire face à l'agression de l'armée de Jelachtchich, de l'armée impériale et de l'armée tsariste.
Deux d'entre eux, leur mitraillette, la « guitare » au poing, deux étudiants, Ferkó et Pista, ont répondu pendant les combats de Budapest aux questions d'un journaliste anglais parlant hongrois : « Les Combattants de la liberté, disent-ils, ont arrêté tous les Avos qu'ils ont pu attraper. De nombreux membres de la police politique ont été tués pendant l'affaire, mais très peu à titre de représailles : la plupart tués dans l'action. L'appareil du parti a été complètement désintégré dès le premier jour de l'insurrection, mais il n'y a pas eu de massacre des cadres du parti. Nous avons envahi les locaux du parti, confisqué les armes, et nous leur avons dit de rentrer chez eux. On n'en a gardé que quelques-uns. En fait, un grand nombre d'entre eux se sont joints à nous. » [10].
Le « Comité révolutionnaire des étudiants en armes », avec son président Ferenc Mérey, a une entrevue avec Nagy le jeudi [11]. Il maintient le programme présenté par les étudiants à la veille de la révolution, ajoute des conditions nouvelles pour déposer les armes : « Gouvernement provisoire comprenant leurs propres dirigeants », « retrait immédiat de toutes les troupes russes », « procès public des responsables du bain de sang », « libération de tous les prisonniers politiques », « dissolution de l'AVH » [12]. Et Mérey précise : « Nous ne nous sommes pas soulevés pour changer la base de la société hongroise, mais nous voulons la sorte de socialisme et de communisme qui correspond réellement à ce que veut la Hongrie. Là-dessus, nous sommes tous d'accord. » [13].
Dès le 24 au soir, il n'y a pratiquement plus aucune unité hongroise qui obéisse au gouvernement. Il n'y en a absolument aucune qui combatte les insurgés aux côtés des Avos et des Russes. Le 25 octobre, de nombreuses Facultés, qui ont constitué des comités révolutionnaires d'officiers et de soldats, se battent avec les insurgés contre les Avos. L'une d'entre elles reprend à !a police politique l'immeuble de l'imprimerie du journal de l'armée, et, dans la soirée du 25, des camions militaires diffusent le tract suivant :
« Nous jurons devant les cadavres de nos martyrs que nous conquerrons la liberté pour notre pays en ces heures critiques. Les dirigeants du parti et du gouvernement se sont préoccupés seulement de conserver leur pouvoir. Quelle direction est-ce que celle-là qui prend des mesures hésitantes seulement sous la pression des masses ?
« Leurs actes arbitraires nous ont valu assez de sacrifices ces dix dernières années. Maintenant, ils ont amené l'armée soviétique pour réprimer le peuple hongrois.
« Citoyens, nous demandons :
Le même tract affirme que « les camarades Imre Nagy et Jánós Kádár sont membres du nouveau gouvernement révolutionnaire de l'armée » [14], confirmant une fois de plus la volonté des révolutionnaires de dissocier Nagy de l'appareil.
A Budapest, l'initiative de l'agitation reposait, nous l'avons vu, sur les organisations d'étudiants. C'est à leur Comité révolutionnaire que sont venues se joindre les délégations d'ouvriers au fur et à mesure que ces derniers se sont lancés dans la bataille. En province, la révolution a commencé par une grève générale insurrectionnelle, déclenchée dès la nouvelle de l'intervention russe. Elle s'est immédiatement traduite par la constitution de conseils ouvriers qui ont pris le pouvoir. Ainsi, pour la première fois depuis des décennies, les travailleurs hongrois, dans leur lutte contre la bureaucratie, retrouvaient spontanément les formes de l'organisation et du pouvoir prolétariens. Ils retrouvaient la tradition des soviets (le mot russe pour conseils) de 1905 et 1917, celle-là même de la première République hongroise des conseils (mars 1919). Les conseils, élus par la base, avec leurs délégués révocables à tout moment et responsables devant leurs mandants, sont la réalisation authentique, dans la pratique, de la démocratie prolétarienne et du pouvoir des ouvriers armés. Des conseils hongrois, on peut écrire ce qu'écrivait Trotsky du soviet de Petrograd de 1905 :
« Le soviet est le pouvoir organisé de la masse même, dominant toutes ses fractions. C'est la véritable démocratie, non falsifiée, sans les deux Chambres, sans bureaucratie professionnelle, conservant aux électeurs le droit de remplacer, quand ils veulent, leurs députés. Le soviet, par l'intermédiaire de ses membres, par les députés que les ouvriers ont élus, préside directement à toutes les manifestations sociales du prolétariat dans son ensemble ou dans ses groupes, organise son action, lui donne un mot d'ordre et un drapeau. »
Au nord-ouest de la Hongrie, dans la région industrielle de Borsod, près des mines de charbon, des aciéries, au coeur de l'industrie sidérurgique et métallurgique, Miskolc, ville de 100 000 habitants, est la première qui ait annoncé la constitution de son conseil ouvrier. Dans la nuit du 24 au 25 octobre, les insurgés, maîtres de l'émetteur radio, annoncent qu'ils ont pris le pouvoir et exigent un « nouveau gouvernement dans l'esprit de Béla Kun et de László Rajk » [15]. La référence à ces deux dirigeants communistes, tous deux assassinés par Staline, Kun, président en 1919 de la République des conseils, exécuté pendant les procès de Moscou, Rajk, pendu comme « titiste » en octobre 1949, est significative de l'orientation politique du mouvement. Le 25 octobre, les comités ouvriers des usines ont élu un Conseil ouvrier de la ville, dont le programme est diffusé par la radio locale : « Nous demandons qu'aux postes les plus importants du parti et de l'Etat soient placés des communistes dévoués au principe de l'internationalisme prolétarien, qui soient avant tout hongrois et respectent nos traditions nationales et notre passé millénaire. Nous demandons l'ouverture d'une enquête sur l'institution assurant la protection de l'Etat (l'AVH) et l'élimination de tous ceux qui, dirigeants ou fonctionnaires, sont plus ou moins compromis. Nous demandons que les crimes de Farkas et de ses acolytes soient examinés en procès public devant un tribunal indépendant, même si ce procès doit mettre en cause des individus haut placés. Nous demandons que les coupables de mauvaise direction et administration du plan soient immédiatement remplacés. Nous demandons que les salaires réels soient élevés. Nous voulons obtenir l'assurance que le Parlement ne sera pas plus longtemps une machine à voter et que les parlementaires ne seront plus une machine à approuver. » [16]. Le 25, le « conseil ouvrier » et le « Parlement étudiant » assument le pouvoir dans l'agglomération de Miskolc, et, dès le lendemain, l'autorité du conseil ouvrier est reconnue dans tout le département de Borsod.
Le 26, Rudolf Földvari, secrétaire régional du PC, membre du conseil ouvrier, déclare à Radio-Miskolc que le gouvernement Nagy a accepté les revendications du conseil. Miskolc appelle les travailleurs de la région à élire des conseils dans toutes les entreprises sans tenir compte de l'affiliation politique de leurs membres [17]. Le même jour se constitue, par la fédération des conseils locaux, le conseil ouvrier du département de Borsod, qui contrôle la région. Sa délégation à Budapest réclame à Imre Nagy : la hausse immédiate des salaires, pensions et allocations familiales, la fin de la hausse des prix, l'abolition de la taxe sur les ménages sans enfants, le jugement de Farkas et un Parlement qui ne soit pas une assemblée de « Béni-oui-oui », le retrait des troupes soviétiques et la publication du Traité de commerce hungaro‑-soviétique, la correction des « erreurs » du plan [18]. Le 28 au matin, la radio annonce que les conseils ouvriers ont dissous toutes les organisations communistes de la région de Borsod. Dans les campagnes, les paysans, qui avaient été soumis à des mesures de collectivisation forcée, ont chassé les responsables des kolkhozes et procédé à la distribution des terres. Les conseils ouvriers approuvent leur action [19]. Le premier apparu, le Conseil de Miskolc, est conscient de ses responsabilités. Ce qu'il a établi à l'échelle du département de Borsod, le pouvoir des conseils, il cherche à l'étendre à l'ensemble du pays. Le 28, Radio Miskolc « demande aux conseils ouvriers de toutes les villes de province de coordonner leurs efforts en vue de créer un seul et unique mouvement puissant » [20].Elle propose comme base d'accord le programme suivant :
«
Les Conseils de Györ et de Transdanielie sont les premiers à répondre à cet appel.
Györ est une ville de 100 000 habitants. C'est la ville de la gigantesque usine de wagons et locomotives Wilhelm-Pieck (Györi-Mávag). L'insurrection a débuté par une grève générale. La garnison russe a accepté de se retirer sans combat. C'est un Comité national révolutionnaire, élu dans les entreprises, qui dirige la région, assisté d'un Comité militaire qui prend ses ordres. Le comité comprend vingt membres de tendances politiques diverses. II est présidé par un métallurgiste, ancien responsable du parti social-démocrate, György Szabó, mais la personnalité la plus en vue en est un ancien responsable du Parti national paysan [22], député, ami d'Imre Nagy, Attila Szigeti. Il a affaire, dans le comité, à une opposition dirigée par l'ancien maire de la ville, Ludwig Pocsa, élu par l'entreprise dans laquelle il travaille [23]. Mais, sur les revendications immédiates, le comité est d'accord : il exige la fixation d'une date, d'ici deux ou trois mois, pour des élections libres, le retrait des forces russes de Hongrie [24]. Les délégués des mineurs demandent « la garantie que l'armée soviétique quittera immédiatement le pays, ainsi que la garantie que des élections libres avec participation de tous les partis seront autorisées » [25]. Radio-Györ déclare solennellement le 28 :
« Aux insurgés se sont mêlés des éléments troubles à tendance fasciste et contre-révolutionnaire. Nous ne voulons pas que revienne le vieux système capitaliste ; nous voulons une Hongrie libre et indépendante. » [26].
Dans la petite ville industrielle de Sopron, en Hongrie occidentale, le conseil ouvrier a été élu au scrutin secret dans les entreprises et à l'Ecole forestière. Le socialiste autrichien Peter Strasser a assisté à ses réunions et certifie : « Ils sont absolument opposés à la restauration de l'ancien régime de Horthy. » [27]. Le conseil a organisé le maintien de l'ordre au moyen de patrouilles composées d'un ouvrier, d'un soldat et d'un étudiant [28]. Il a envoyé en Autriche deux délégations de jeunes communistes, pour alerter le mouvement ouvrier international [29].
Le Conseil de Magyarovar a été lui aussi élu au bulletin secret. II comprend 26 membres, dont quatre communistes, des sans-partis et des représentants des vieux partis réformistes, sociaux-démocrates, nationaux-paysans, petits-propriétaires. Son président est un ouvrier communiste, Gera. Il déclare : « Il y a seulement deux grands problèmes : les Russes doivent s'en aller et il doit y avoir des élections démocratiques. » Au journaliste américain qui s'étonne, il précise: « Les communistes qui sont dans le conseil sont de braves gens. Ils n'oppriment personne et le peuple hongrois le sait. » [30]. Le programme du Conseil de Magyarovar demande des élections libres et démocratiques sous le contrôle de l'ONU, la liberté des partis démocratiques, la liberté de presse et de réunion, l'indépendance des syndicats, la libération des détenus, la dissolution de l'AVH, le départ des Russes, la dissolution des collectivités paysannes établies de force, la suppression des différences de classe [31].
Il n'est pas possible de poursuivre plus longtemps cette énumération. Dans toutes les villes industrielles de Hongrie se sont dressés des conseils ouvriers : à Dunapentele, l'ancienne Sztalinváros, la « perle » de l'industrialisation sous Rákosi, à Szolnok, le grand nœud ferroviaire du pays, à Pécs, dans les mines du sud-ouest, à Debreczen, à Szeged. Avant le 1° novembre, dans tout le pays, dans toutes les localités, se sont constitués des conseils, qui prennent en charge le maintien des acquis socialistes et assurent le ravitaillement de la capitale en lutte. Tous présentent les mêmes caractéristiques : élus par les travailleurs dans le feu de la grève générale insurrectionnelle, ils assurent le maintien de l'ordre et la lutte contre les Russes et Avos par des milices d'ouvriers et d'étudiants armés ; ils ont dissous les organismes du PC, épuré les administrations qu'ils ont soumises à leur autorité. Ils sont l'expression du pouvoir des ouvriers en armes. Voici un exemple entre mille de l'état d'esprit de la population dont ils expriment la volonté. Le 29 octobre, à 10 h 20, la radio de Györ libre annonce :
Nous communiquons le message des femmes du village Gyirmot à la radio de Györ libre :
« Les paysannes de Gyirmot appellent les femmes des environs de Györ. Au cours de la journée d'hier, nous avons appris, par l'une des nôtres qui rentrait du marché de Györ, une chose honteuse qui nous a toutes révoltées. La voici : quelques paysannes du marché, face à la demande démesurée, ont vendu le lait destiné au ramassage régulier, et elles l'ont vendu à 6 forints le litre au lieu de 3 forints. Donc, non seulement elles n'ont pas accompli leurs obligations, et il y aura moins de lait pour les ouvriers de Györ, mais encore elles en ont tiré profit. Nous sommes également scandalisées par l'augmentation du prix du canard, vendu par une paysanne à 30 forints le kg... Une telle femme n'est pas une Hongroise !
Femmes, ne permettez pas que de telles choses puissent se renouveler ! N'oubliez pas que l'acheteur est le combattant qui lutte pour notre avenir ! »
Le programme des conseils, malgré des formulations différentes, est remarquablement cohérent : tous exigent le départ immédiat des Russes, la dissolution de l'AVH, la promesse d'élections libres, la liberté pour les partis démocratiques, l'indépendance des syndicats et le droit de grève, la liberté de presse et de réunion, la révision des plans et la hausse des salaires, la liberté de l'art et de la culture. Tous, par leur existence même, revendiquent le droit de l'ouvrier hongrois de prendre en mains son propre sort. Tous exigent un gouvernement révolutionnaire comprenant les représentants des insurgés. Par leur exemple, par leur action, ils sont un danger mortel pour la bureaucratie comme pour l'impérialisme. Dans l'immédiat, ils sont au premier chef responsables des révoltes antibureaucratiques qui se produisent dans l'armée russe.
Les soldats russes qui sont intervenus contre la révolution hongroise étaient, nous l'avons dit, prévenus qu'ils allaient combattre une « contre-révolution fasciste appuyée par des troupes occidentales ». Mais, stationnés dans le pays depuis plusieurs mois, ils se sont très vite rendu compte de la besogne exigée d'eux. Ils n'ont pas vu de troupes occidentales, ils n'ont pas vu de fascistes ni de contre-révolutionnaires, mais tout un peuple dressé, ouvriers, étudiants, soldats. Dès le second jour de l'insurrection, un correspondant anglais signale que des équipages de tanks ont arraché de leur drapeau l'emblème soviétique et qu'ils se battent ainsi, aux côtés des révolutionnaires hongrois, sous le « drapeau rouge du communisme » [32]. Un témoin déclare à un journaliste avoir vu des blindés russes rejoindre les insurgés : « En général, l'équipage d'un tank prenait une décision en commun ; les soldats amenaient l'emblème soviétique et hissaient à la place le drapeau hongrois. Les Hongrois les couvraient de fleurs. » [33]. Le 28 octobre, le journal des syndicats hongrois, Népszava, réclamait le droit d'asile pour les soldats russes passés dans les rangs révolutionnaires. Ailleurs, de nombreuses unités restent neutres nous avons vu la garnison de Györ se retirer... Un témoin anglais a vu dans la banlieue de Budapest des insurgés apporter du lait dans les cantonnements russes : « Du lait pour les bébés russes », expliquaient-ils. « Ils ont conclu un accord. Tous les jours, les patriotes apportent 50 litres de lait pour les enfants russes. »[34]. C'est queles révolutionnaires hongrois, chaque fois qu'ils le peuvent, entourent les soldats russes, leur montrent leurs mains calleuses d'ouvriers : « Regarde mes mains, camarade... Ce sont des mains d'ouvrier. Je me suis battu contre vos tanks. Ai-je des mains de fasciste ? » [35].
Dans ces conditions, avec la résistance farouche des révolutionnaires hongrois, l'utilisation de l'armée russe à des fins répressives devenait de plus en plus difficile. La répression avait besoin de troupes fraîches, de troupes sûres aussi. Les Russes avaient besoin d'une trêve. C'est cela seulement qui explique le tournant du 28 octobre, à partir duquel il est clair qu'Imre Nagy a recouvré sa liberté d'action, et qu'il a cessé d'être un otage aux mains des Russes. C'est pendant les jours suivants que s'achèvera la clarification politique, en même temps que se verra confirmer par l'entourage de Nagy le fait qu'il était resté, depuis son accession au « pouvoir », entre les mains des Russes.
Le 27, en effet, Imre Nagy reçoit une délégation des ouvriers d'Angyalföld à laquelle se sont joints plusieurs de ses amis politiques, Miklós Gimes et József Szilágyi, et leur assure qu'il n'a pas fait appel aux troupes russes, bien que Gerö — après son remplacement le 25 — ait tenté de lui faire signer un document en ce sens. II leur promet également pour le lendemain, 28 octobre, une déclaration sur le sens de la révolution, « démocratique nationale et non contre-révolution », l'annonce du retrait des troupes soviétiques de Budapest et d'autres mesures importantes.
Notes
[1] Daily Telegraph, 29 octobre 1956.
[2] United Press, 24 octobre.
[3] Cité par Demain, 1° novembre.
[4] The Observer, 1° novembre.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] New York Times, 27 octobre.
[8] Radio-Kossuth et Petöfi, 25 octobre, 15 h18 : « Les camarades Jánós Kádár et Imre Nagy devant le micro ».
[9] Ibidem.
[10] United Press, 25 octobre.
[11] The Observer, 25 novembre.
[12] Coutts, dans le Daily Worker, 26novembre.
[13] New York Times, 28 octobre.
[14] The Times, 27 octobre.
[15] New York Herald Tribune, 27 octobre.
[16] United Press, 26octobre.
[17] Ibidem.
[18] Times, 27 octobre.
[19] Le Monde, 29 octobre.
[20] Ibidem, 30 octobre.
[21] Franc-Tireur, 29 octobre.
[22] Le Parti national paysan s'est formé en 1939 sous la direction des écrivains « populistes » ; il regroupait des ouvriers agricoles, des paysans pauvres, des intellectuels, des instituteurs de villages. Il se prononce dès cette date pour l'élaboration d'une réforme agraire. Il fait partie du gouvernement provisoire de décembre 1944, aux cotés du PC, du PSP et du parti des petits propriétaires ; il est à l'initiative d'un programme radical de réforme agraire. Faisant partie du gouvernement de coalition entre 1945 et 1948, il cesse d'exister après le « tournant » de 1948, et renaît le 31 octobre 1956.
[23] New York Times, 29 octobre.
[24] Ibidem.
[25] Le Monde, 30 octobre.
[26] Franc-Tireur, 30 octobre.
[27] Demain, 1° novembre.
[28] New York Times, 2 novembre.
[29] Demain, 1° novembre.
[30] New York Times, 31 octobre.
[31] Franc-Tireur, 30 octobre.
[32] Daily Mail, 26 octobre.
[33] Dépêche Reuter, 27 octobre.
[34] Daily Telegraph, récit de Rhodes, 24 novembre.
[35] Gordey, dans France-Soir, 12 novembre.