1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
En pleine crise, le parti communiste allait réussir à se reprendre, à surmonter ses divergences internes, à serrer les rangs et à refaire une bonne partie du terrain perdu. Il accomplira cette tâche en accord avec l'exécutif, placé depuis le 3° congrès mondial par Lénine sur les rails de la politique de « conquête des masses », qui manifeste désormais une volonté homogène — malgré bien des désaccords sur l'interprétation entre Lénine et Trotsky d'une part, Boukharine et Zinoviev de l'autre — et qui, à partir de décembre 1921, va s'engager dans la bataille pour le front unique.
En adressant sa lettre ouverte de janvier aux autres organisations ouvrières allemandes, le parti allemand avait en fait ouvert le débat sur le front unique ouvrier dans l'Internationale. Lénine avait fait décider qu'il serait mené au 3° congrès. L'action de mars en avait décidé autrement et il avait fallu tous les efforts de Lénine pour mettre en déroute les partisans de l' « offensive » sans pour autant avoir la possibilité de lui opposer une politique parfaitement élaborée.
Curieusement, les partisans de la théorie de l'offensive dans le K.P.D. n'avaient d'ailleurs pas pour autant ouvertement rejeté la tactique proposée en janvier par la lettre ouverte — et dont, en Allemagne, le seul K.A.P.D. s'était fait le censeur. Pourtant l'action de mars, l'état d'esprit qui l'inspirait, étaient aux antipodes de cette tactique, et personne n'avait su le démontrer mieux que Levi. Radek, en tout cas, une fois relâchée la tension internationale qui lui avait fait croire à la proximité d'une nouvelle guerre mondiale, une fois ramassés les décombres de mars, pouvait revenir à cette ligne dont il avait été l'inspirateur et à l'élaboration de laquelle des hommes comme Brandler et Thalheimer n'avaient sans doute pas pris moins de part que Levi.
Enfin, la situation objective qui, en décembre 1920, avait poussé dans cette voie les métallos de Stuttgart, produit désormais les mêmes effets, non seulement à l'échelle de l'Allemagne, mais à celle de l'Europe. Les communistes en verront bientôt un signe éclatant dans la conférence internationale des syndicats des transports qui se tient à Amsterdam les 15 et 16 novembre 1921 et à laquelle son dirigeant international, Edo Fimmen, a réussi à faire venir des syndicats de mineurs et de métallurgistes affiliés à l'Internationale syndicale dite « d'Amsterdam ». L'ordre du jour de la conférence est la lutte contre la guerre. Au terme de ses débats, elle lance un appel au désarmement, à la lutte internationale face au militarisme et à l'offensive capitaliste contre le niveau de vie des ouvriers, leurs salaires et leurs « conquêtes ». Un comité est désigné pour organiser l'action, la propagande antimilitariste et la lutte concrète contre la guerre : la conférence a repris l'idée — déjà émise avant 1914 — d'une grève internationale, qui pourrait être la réplique à une déclaration de guerre des gouvernements, et dont les syndicats intéressés considèrent qu'ils pourraient en faire l'arme absolue contre la guerre. La conférence d'Amsterdam lance en outre un appel « aux mères et aux femmes » à se considérer comme mobilisées contre la guerre, afin de défendre « maris et enfants » [1].
Pour les dirigeants communistes, la tenue même d'une telle conférence témoigne de la profondeur des inquiétudes ouvrières. Dans les semaines qui suivent, l'exécutif, tirant les conclusions du 3° congrès et des développements récents, élabore une ligne en tous points conforme à celle qu'avait déjà tracée la lettre ouverte du V.K.P.D. Le 4 décembre, il approuve le rapport présenté par Zinoviev sur le front unique ouvrier [2] : en février-mars, il confirme et précise l'orientation nouvelle, à une forte majorité [3].
Il s'agit de tirer les conclusions qu'impose l'échec de la première vague révolutionnaire d'après guerre. Celui-ci est dû, certes, à l'absence d'un parti révolutionnaire analogue à celui de Russie. Mais, pendant toutes ces années, l'Intemationale communiste a raisonné comme si la social-démocratie était sur le point de perdre son influence et comme si la classe ouvrière avait d'infinies ressources de combativité. Or il n'en est rien : la social-démocratie conserve ses positions et les travailleurs sont démoralisés. La bourgeoisie a donc repris l'initiative. Pour renverser le rapport de forces, les communistes doivent s'employer patiemment à saisir tous les fils qui leur permettent de se rapprocher des masses, afin d'être à même de leur rendre, avec la conscience, le goût du combat. Ces fils existent et d'abord dans le fait que des couches ouvrières toutes fraîches, récemment éveillées à la vie politique, attribuent à la seule division ouvrière les échecs subis. Dans un article intitulé « Ancien but, voies nouvelles », Zinoviev insiste sur cette aspiration :
« Les ouvriers sentent physiquement, pour ainsi dire, que la force du prolétariat réside dans sa masse, dans son nombre » [4].
La crise du mouvement international, le rôle qu'y joue ce qu'il appelle « le poids des batailles perdues », le conduisent à poser le problème de l'unité, dans la mesure où « la tendance à l'unité est l'aspiration naturelle de la classe opprimée » [5].
Dans de telles conditions, l'unité des organisations ouvrières est un facteur positif. En 1914, elle ne l'était pas ; au contraire, devant la trahison des social-chauvins, la scission était un devoir sacré. Cette scission ouvrait la voie d'une « différenciation organique » : la fondation de partis communistes était le seul moyen de sauver l'honneur du socialisme et de défendre les intérêts les plus élémentaires de la classe ouvrière » [6]. Mais les social-démocrates exploitent le fait que les communistes, comme c'était leur devoir, ont pris l'initiative de la scission, pour les présenter comme des « diviseurs », et le problème de la scission doit être reconsidéré dans cette perspective.
Zinoviev met les grandes étapes de la construction du parti bolchevique en parallèle avec les problèmes qui se posent à l'Internationale :
« Pendant les quinze ans qu'a duré notre lutte contre le menchevisme, il y a eu de fréquentes circonstances où, autour du mot d'ordre de l'unité, s'est engagée entre bolcheviks et mencheviks une lutte qui, sous beaucoup de rapports, rappelle la lutte actuelle au sein du mouvement ouvrier européen. Durant les quinze années environ qui s'écoulèrent de la naissance du bolchevisme à sa victoire (1903-1917), le bolchevisme ne cessa de mener une lutte systématique contre le menchevisme. Mais en même temps, durant cette période nous, les bolcheviks avons conclu à maintes reprise des accords avec les mencheviks. La scission avait eu lieu officiellement au printemps de 1905, quoiqu'elle fût une réalité depuis 1903. En janvier 1912, la scission officielle entre mencheviks et bolcheviks fut à nouveau confirmée. Mais, en 1906-1907, puis en 1910, cet état de scission totale et officielle fit place à des unions et à des demi-unions, non seulement à cause des péripéties de la lutte, mais aussi sous la pression des vastes couches ouvrières (...) qui s'éveillaient à l'activité politique et insistaient pour que l'on fît à nouveau des tentatives de rapprochement, considérant qu'en obtenant l'union des bolcheviks et des mencheviks en un parti unique elles augmenteraient leur capacité de résistance aux gros propriétaires fonciers et aux capitalistes » [7].
Le président de l'Internationale arrête là le parallèle. L'éventuelle réunification organique des partis de la II° et de la III° Internationale est exclue, parce que la guerre a tracé « une ligne de démarcation entre l'ancienne et la nouvelle période de développement du mouvement ouvrier » [8]. Mais les communistes doivent à la fois « conserver les organisations », maintenir l'indépendance des partis communistes, et « marcher réellement avec les masses » qui ne sont pas communistes, afin précisément de les gagner au communisme. Il faut que les nouvelles couches ouvrières se convainquent, par leur propre expérience, de la politique réelle qui se dissimule derrière les phrases des dirigeants réformistes. Elles n'y arriveront que si les communistes parviennent à organiser, à imposer la lutte unie de tous les travailleurs.
C'est dans cette perspective politique qu'est lancé, le 1° janvier 1922, l'appel de l'Internationale communiste aux travailleurs du monde [9]. Il rappelle les principes des communistes, leur conviction qu'il n'est d'autre issue pour l'humanité que la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat, leur détermination de préserver l'indépendance d'organisation des partis communistes et leur intégrale liberté de critique, mais affirme :
« L'Internationale communiste et les partis communistes veulent, avec patience et fraternité, marcher de pair avec tous les autres prolétaires, même si ceux-ci se placent sur le terrain de la démocratie capitaliste » [10].
Radek, qui avait été l'un des pionniers du front unique, va devenir l'un de ses plus actifs propagandistes, tant à l'égard de la classe ouvrière allemande que des partis de l'Internationale. La ligne qui vient d'être adoptée dans toute sa clarté par l'exécutif est à ses yeux le résultat capital de l'assimilation par l'avant-garde ouvrière — les communistes — des leçons de la lutte révolutionnaire des dix dernières années. La bourgeoisie a connu une crise sans précédent et ses couches dirigeantes, désorganisées, incapables de s'adapter sur-le-champ à des conditions aussi nouvelles pour elles, sont désorientées. Leur domination a cependant été préservée, principalement grâce à l'aide que leur ont apportée les partis social-démocrates et les dirigeants des syndicats, par la faute de qui manquaient à la classe ouvrière la clarté de vue, l'organisation d'une direction, l'élan qui avaient permis en Russie la victoire des bolcheviks. Telle était la raison essentielle pour laquelle l'Internationale communiste avait le devoir d'organiser la scission des partis social-démocrates, la sortie de leur rang des minorités révolutionnaires. L'arme des masses en mouvement tire sa puissance de leur masse même et de leur rôle dans la production. Mais la transformation d'une masse inorganisée en armée organisée ne peut se faire qu'à partir de la formation de cadres — impossible à cette époque en dehors des partis communistes authentiques et d'une Internationale révolutionnaire.
Le problème posé au lendemain de la défaite de la première vague révolutionnaire d'après guerre est de faire face à l'offensive du capital international contre le niveau de vie de la classe ouvrière, la remise en question de ses conquêtes — en particulier dans les pays avancés — afin de trouver une issue à la crise économique. Là se trouve la cause fondamentale du changement de tactique décidé par l'Internationale communiste :
« La classe ouvrière est aujourd'hui encore divisée par de profondes divergences sur la question démocratie ou dictature, sur la question de savoir par quelle voie elle peut réaliser son objectif ultime. Mais sur la question de savoir si elle doit renoncer à son morceau de pain ou à un logement humain, la classe ouvrière n'est pas divisée ; sur cette question se construit peu à peu un front unifié de la classe ouvrière. Les mêmes prolétaires qui regardaient en spectateurs, tranquillement, comment le capital remettait en place son règne, les mêmes qui espéraient du renforcement du capitalisme une amélioration de leur situation, voient maintenant s'enfler la vague de misère et veulent s'y opposer. Ils espèrent encore pouvoir livrer cette bataille défensive seulement dans le cadre du capitalisme. Ils espèrent encore pouvoir échapper à la nécessité de mener ce combat de façon révolutionnaire. Mais ils veulent défendre la goutte de lait de leurs enfants. Ils veulent défendre la journée de huit heures. Ils ne veulent pas que leur sang serve de remède-miracle pour rajeunir le capitalisme. C'est à travers les luttes économiques qui vont et viennent dans le monde capitaliste que se construit lentement le front unique du prolétariat. L'Internationale communiste, le parti de l'intérêt du prolétariat, ne peut y être indifférente » [11].
Et Radek s'efforce de montrer aux délégués bolcheviques qui l'écoutent en mars 1922 comment le parti communiste peut et doit, à travers la politique du front unique, œuvrer à la « conquête des masses » :
« L'Internationale communiste est l'avant-garde du prolétariat. Elle lutte pour son programme et pour son idéal en tant que minorité du prolétariat. Mais elle ne peut réaliser son idéal que si elle conquiert la majorité du prolétariat, et elle ne peut conquérir cette majorité par la simple propagande en faveur de ses idées. C'est seulement si elle sait se faire la direction de la classe ouvrière dans ses combats quotidiens qu'elle pourra gagner la classe ouvrière à ses idées » [12].
Il souligne qu'il ne s'agit ni d'un recul, ni d'une dégradation du niveau du combat révolutionnaire :
« La participation des communistes au combat de la classe ouvrière contre la misère ne signifie pas la descente des hauteurs du combat révolutionnaire vers les bas-fonds de la politique opportuniste, mais signifie qu'ils veulent guider l'ascension du prolétariat vers les hauteurs de la lutte révolutionnaire » [13].
Dans les pays comme l'Europe occidentale où les masses sont organisées dans de puissants syndicats réformistes et où une importante fraction se trouve dans les rangs ou derrière la social-démocratie, la première question qui se pose est de savoir si les communistes peuvent conquérir les masses en s'opposant aux dirigeants qu'elles suivent encore. La réponse donnée par Radek est précise :
« A la longue, l'orientation révolutionnaire l'emportera dans la classe ouvrière, même si les organisations social-démocrates et la bureaucratie ouvrière s'y opposent. Oui, la victoire sur l'idéologie social-démocrate est un préalable de la victoire internationale du prolétariat. Mais cela n'indique pas pour autant la voie par laquelle remporter cette victoire » [14].
La véritable question que les communistes doivent se poser est la suivante :
« Comment atteindre le plus facilement les masses ouvrières non communistes ? Y arriverons-nous plus facilement en nous contentant de dénoncer par la propagande les chefs social-démocrates, en nous préservant de tout contact avec eux ? Il est clair que cela serait le plus mauvais chemin. Cela signifierait renoncer à chercher à rassembler les masses pour la lutte. Cela signifierait que nous ne pourrions agir qu'appuyés sur les couches ouvrières qui sont déjà communistes. Cela signifierait que nous avons appelé les masses au combat, mais que si, dès l'abord, elles ne voulaient pas lutter de façon aussi conséquente que nous le désirons, nous aurions à nous placer en dehors tout en les critiquant. Les travailleurs verraient alors en nous les diviseurs de leur combat, des gens à part, ficelés dans leurs théories, incapables de comprendre la nécessité du rassemblement de toutes les forces contre l'offensive du capital. Il en va tout autrement si nous allons vers les travailleurs tels qu'ils sont, avec toutes leurs illusions, avec toute leurs hésitations, avec tout leur attachement aux vieux dirigeants et aux vieilles idées, quand nous cherchons à les convaincre dans les rangs des vieilles organisations » [15].
C'est pourquoi l'Internationale doit poursuivre la politique engagée des années auparavant en direction des syndicats, et se refuser à toute politique de scission syndicale, aussi dangereuse que la politique qui chercherait à réconcilier social-démocratie et communisme et à tenter de surmonter les effets de la scission entre partis par des accords d'unité. Car la politique du front unique, la conquête de fractions de plus en plus importantes du mouvement syndical à cette politique de front unique, va mettre les dirigeants social-démocrates au pied du mur, les contraindre à ruser pour ne pas s'opposer de front aux aspirations de leurs troupes sans pour autant engager le combat dans lequel ils ont tout à perdre :
« A travers les oscillations des partis social-démocrates et de leurs dirigeants, les travailleurs qui les suivent apprendront à comprendre de plus en plus clairement leur politique et seront de plus en plus fermement obligés de comprendre que seul le communisme peut être le flambeau de leur combat. Aller vers les dirigeants des partis social-démocrates avec la proposition d'un combat en commun pour les intérêts communs du prolétariat ne signifie aucunement une retraite ; bien au contraire, c'est préparer, pour le progrès du communisme, le chemin de la conquête de la majorité de la classe ouvrière » [16].
Répondant aux social-démocrates qui accusent les communistes d'avoir adopté le mot d'ordre du front unique comme une simple manœuvre tactique, Radek affirme que, s'ils sont sincères, ils n'ont qu'à briser à la racine cette tactique en prenant simplement les communistes au mot, c'est-à-dire en engageant le combat. Bientôt la conférence des trois Internationales, à Berlin, va donner aux uns et aux autres l'occasion d'une explication publique.
Pour les communistes, la discussion au sommet entre dirigeants des partis et syndicats ouvriers était l'une des conditions pour avancer dans la voie du front unique, et cette nécessité, réelle au niveau des partis, n'était pas moins pressante à celui des états-majors internationaux. A l'automne 1921, la question avait été abordée, notamment à la conférence du Labour Party et au congrès parti socialiste S.F.I.O. de France, par les organisations adhérentes à l'Union des partis socialistes de Vienne, surnommée deuxième Internationale et demie ». Dès le 12 décembre 1921, Radek, au nom de l'Internationale communiste, avait adressé à Friedrich Adler à Vienne une lettre en ce sens [17]. Dans une résolution du 21 décembre 1921, la centrale du K.P.D. de son côté avait adressé à l'exécutif un vœu pour l'organisation, à Berlin, à Vienne, ou toute autre grande ville occidentale, d'une session publique de l'exécutif de l'Internationale communiste qui aurait mis à son ordre du jour la question de l'action commune avec les autres Internationales. Elle demandait en même temps à l'exécutif de l'I.C. d'adresser immédiatement aux dirigeants des autres Internationales des propositions d'action commune [18]. En réponse, l'exécutif s'était prononcé pour l'organisation d'une conférence ouvrière mondiale à tenir pendant la conférence de Gênes, réplique ouvrière aux tentatives de reconstruction des capitalistes [19].
La II° Internationale, sans se prononcer contre la proposition communiste, avait alors mis en avant la nécessité, plus immédiate à ses yeux, d'une conférence des partis communistes et socialistes d'Occident sur la seule question des réparations. Le bureau de Vienne, lui, se prononçait pour la tenue de l'une et l'autre conférence, et, dans un appel publié le 15 janvier 1922 [20], constatant l'aggravation des conditions de vie des travailleurs, les progrès du chômage, la contre-offensive patronale, le besoin d'unité qui s'exprimait dans les rangs du prolétariat, proposait aux dirigeants des Internationales de Londres et de Moscou la tenue d'une conférence qui mettrait à l'ordre du jour la situation économique et les luttes ouvrières. La proposition avait été acceptée par les deux autres Internationales, mais refusée par l'Internationale syndicale d'Amsterdam, qui refusait de siéger à la même table que des représentants de l'Internationale syndicale rouge. Le K.P.D. place la conférence internationale, qui doit se tenir à Berlin, au centre de sa campagne pour le front unique [21].
C'est le 2 avril au matin que s'ouvrent à Berlin les travaux de la conférence des trois Internationales [22]. Pour la première fois depuis l'avant-guerre, certains de ces hommes et de ces femmes, autrefois militants de la même Internationale et des mêmes partis, reprennent place dans la même pièce. Les délégués sont installés autour d'une table en T, dont la base transversale est occupée par la délégation du bureau de Vienne, autour de l'Autrichien Adler, flanqué de Crispien, du Français Bracke-Desrousseaux et des trois représentants des mencheviks russes, Martov, Fedor Dan et Abramovitch. Les représentants de la II° et de la III° Internationale se font face, de part et d'autre de la table centrale [23]. D'un côté, il y a Vandervelde, le socialiste belge, ancien ministre du roi, Tséretelli l'ancien membre du gouvernement provisoire de Kerenski, qui représente les mencheviks géorgiens, James Ramsav MacDonald, l'homme du Labour Party, et Otto Wels, pour les social-démocrates majoritaires d'Allemagne. De l'autre, encadrant la chevelure blanche de Clara Zetkin, Boukharine et Radek, le Yougoslave Vuyović, de l'Internationale des jeunesses communistes, Rosmer, qui représente l'Internationale syndicale rouge dans la délégation. Serrati représente son parti, le seul parti non membre d'une Internationale qui soit invité, avec voix consultative [24].
Sont-ils venus pour prendre en commun des décisions, s'engager ensemble ? Leur présence autour d'une même table peut effectivement passer pour une promesse aux yeux de tous ceux qui partagent ce grand espoir d'unité. Après le discours d'ouverture de Friedrich Adler, Clara Zetkin ouvre le feu par une déclaration préliminaire au nom de l'exécutif de l'Internationale communiste [25]. Aucune ambiguïté ne doit peser sur la conférence : personne ne songe à reconstituer une unité organique qui serait dénuée de sens. Pour les communistes, les partisans de la collaboration avec la bourgeoisie portent seuls la responsabilité de la scission, et il n'y aura pas d'unité organique avant que la classe ouvrière soit tout entière engagée dans la lutte pour s'emparer du pouvoir. Cependant l'Internationale communiste est présente à cette conférence parce qu'elle espère que cette dernière pourra contribuer à la coordination des luttes à venir. C'est pourquoi il faudra élargir le cercle des organisations participantes, non seulement aux Internationales syndicales, mais aux syndicats sans affiliation internationale et, de façon générale, à ceux qui sont d'obédience anarchiste. L'objectif immédiat doit être, au moment où les capitalistes vont se réunir à Gênes pour régler à leur façon les problèmes de l'humanité, de réunir au même moment une conférence ouvrière internationale qui puisse faire entendre la voix des travailleurs et, en leur nom, demander des comptes aux capitalistes. Clara Zetkin demande d'ajouter à l'ordre du jour la préparation à la lutte contre la guerre, l'organisation des secours pour la Russie soviétique affamée, la lutte contre le traité de Versailles et la reconstruction des régions dévastées par la guerre.
Vandervelde, « Monsieur le ministre », comme écrit avec dégoût un témoin communiste [26], se fait procureur [27]. Pour son Internationale, « la question est de savoir si la conférence que l'on propose peut être utile » [28]. Les socialistes posent la question de la confiance : ils savent que les communistes sont passés maîtres dans l'art de la manœuvre et se refusent à donner leur caution à de telles opérations. Avant d'envisager d'engager une action commune, ils veulent avoir la garantie que les communistes viennent à cette conférence décidés à renoncer à un certain nombre de pratiques incompatibles avec le désir d'unité qu'ils affichent aujourd'hui. L'Internationale communiste doit renoncer à ses attaques contre les dirigeants social-démocrates, à ses tentatives de débauchage des adhérents, à ses pratiques de noyautage, en particulier dans les syndicats. Elle doit également donner des garanties sur les libertés que le parti communiste, au pouvoir en Russie, doit restituer aux partis socialistes qu'il a interdits et persécutés, prendre publiquement position en faveur de la libération des social-démocrates ou social-révolutionnaires emprisonnés en Russie, à commencer par les dirigeants s.r. dont le procès vient d'être annoncé. Si ces conditions sont remplies, les dirigeants de la II° Internationale, ayant pris acte de la volonté des communistes de restaurer la confiance, accepteront sans réticence de discuter avec eux. Ils se refusent toutefois à inscrire à l'ordre du jour le problème de la révision du traité de Versailles, car ils estiment que ce serait là favoriser le jeu des éléments allemands d'extrême-droite qui y dénoncent un diktat.
Radek, « silhouette osseuse et dure, visage heurté, teint gris, geste véhément et parole cinglante » [29] se défend de rappeler le [ terrible passé (?). Note du relecteur MIA ] qui aurait dû, à son avis, empêcher Vandervelde de prononcer le mot de « confiance », à commencer par le souvenir de ses propres discours d'avant et après août 1914, sans oublier l'assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sous un gouvernement « socialiste » ni l'exécution des vingt-six commissaires du peuple caucasien dont le Labour Party a été complice : les communistes ne sont pas venus en accusateurs, mais en militants désireux de promouvoir une action unie.
« Nous nous asseyons à la même table que vous, nous voulons lutter à vos côtés, et cette lutte décidera si cela doit être une manœuvre, comme vous dites au profit de l'Internationale communiste, ou un courant qui unifiera la classe ouvrière. Ce que vous ferez décidera de la signification de notre action. Si vous luttez en liaison avec nous, en liaison avec le prolétariat de tous les pays, si vous luttez non pas pour la « dictature », cela nous le croyons pas de vous, mais si vous luttez pour un morceau pain, contre l'aggravation de la ruine du monde, alors le prolétariat se rapprochera dans cette lutte, et nous vous jugerons, non pas en fonction de ce terrible passé mais en raison des faits nouveaux. Tant que ceux-ci n'existent pas, c'est froids jusqu'au cœur que nous venons à ces pourparlers, et nous allons à l'action commune avec une profonde défiance, certains que, dans cette lutte, vous nous ferez dix fois défaut ! » [30].
Les conditions posées par Vandervelde équivalent, aux yeux de Radek, à un déclenchement de la polémique, et en définitive, à un sabotage de l'action :
« Si nous nous rapprochons les uns des autres dans une lutte commune, il en résultera des conséquences que l'on n'a pas besoin de promettre car elles surgiront de la lutte en commun elle-même, et c'est pour cela que nous sommes partisans de la lutte commune » [31].
Pourtant, au cours des débats et des discussions qui se poursuivent, les délégués communistes vont faire d'importantes concessions. C'est ainsi que, malgré les réticences de Boukharine et de Rosmer, et sur l'insistance de Radek [32], ils proposent l'envoi d'une commission d'enquête internationale en Géorgie, et, surtout, donnent l'assurance qu'il n'y aura pas de condamnation à mort au procès des dirigeants s. r. qui pourront faire assurer leur défense par l'avocat de leur choix, sous la surveillance des délégués des deux autres Internationales. En échange, les partenaires social-démocrates acceptent la constitution d'un comité permanent de neuf membres, le « comité des neuf » [33], chargé d'organiser de nouvelles conférences, le principe d'une conférence générale — qui ne se tiendrait pas en même temps que la conférence de Gênes — et l'organisation, pendant cette conférence, si possible, et en tout cas pour le 1° mai, de « puissantes démonstrations de masse avec le maximum d'unité possible » pour la journée de huit heures, contre le chômage, pour l'unité d'action, la défense de la révolution russe et de « la Russie affamée », « pour la reconstitution du front unique du prolétariat, dans chaque pays et dans l'Internationale [34] ».
L'Internationale communiste et le parti communiste de Russie tiendront les engagements pris en leur nom par leur délégation à Berlin, bien que Lénine les ait jugés exorbitants. Dans un article dicté le 3 avril, sous le titre « Nous avons payé trop cher » [35], il protestera contre le fait que Boukharine, Radek et les autres aient accepté de s'engager au nom d'un tribunal à ne pas condamner des hommes coupables de terrorisme, sans aucune concession équivalente ou même approchante de l'autre côté. Quoi qu'il en soit, Vandervelde et Théodore Liebknecht viendront à Moscou assurer la défense des s. r., défense qu'ils abandonneront d'ailleurs presque aussitôt.
Le comité des neuf n'aura qu'une existence éphémère. Les partis social-démocrates de la II° Internationale refusent de s'engager dans une voie qui les conduirait à rompre avec les partis bourgeois. L'exécutif de l'Internationale communiste, lui, ratifie les accords de Berlin et mandate ses délégués pour proposer l'organisation d'une conférence commune des deux internationales syndicales [36]. Le K.P.D. lance une campagne d'agitation pour la préparation, conforme aux résolutions de Berlin, d'un congrès ouvrier mondial, et pour la tenue d'assemblées communes de militants des trois partis le 20 avril. Le S.P.D. refuse d'y participer. Pourtant, le 20 avril, la manifestation commune organisée par les communistes et les indépendants réunit à Berlin 150 000 personnes [37] ; dans certaines villes, comme Düsseldorf, les responsables locaux du parti social-démocrate ont passé outre à l'interdiction et manifesté avec les communistes et les indépendants [38]. Le même jour, dans un « appel aux travailleurs conscients du monde entier », le comité exécutif de l'Internationale communiste incite à lutter contre le « sabotage du front unique », à organiser des comités pour l'organisation du congrès ouvrier international [39]. Simultanément, l'exécutif communiste s'adresse publiquement aux partis de la II° Internationale en leur demandant de dénoncer avec eux la répression déclenchée par le gouvernement allemand contre certains des délégués communistes à la conférence de Berlin, Karl Radek, qui a été expulsé, Félix Wolf, secrétaire de la délégation communiste, qui a été arrêté [40]. Quand le comité des neuf se réunit le 29 mai à Düsseldorf, les social-démocrates sont décidés à refuser tout nouveau pas en avant. Les trois communistes présentent à leurs partenaires un véritable ultimatum : convocation d'une conférence internationale ou dissolution du comité des neuf [41]. Devant le refus essuyé, ils se retirent. Le comité des neuf a vécu.
La conférence des trois Internationales aura malgré tout aidé au rapprochement des Internationales de Vienne et de Londres, qui fusionneront en 1923, après la réintégration, à l'automne 1922, du parti social-démocrate indépendant dans un « parti social-démocrate unifié » [42]. En Allemagne, elle aura puissamment contribué, et dans l'immédiat, à familiariser les travailleurs avec la pratique du front unique et à encourager des actions communes, « à la base », entre communistes, indépendants et majoritaires : avec la réunification social-démocrate, on va assister aussi à la renaissance, au sein du parti social-démocrate, d'une tendance de gauche favorable à l'unité d'action avec les communistes.
Notes
[1] Bulletin communiste, n° 5, 5 février 1922, pp. 90·91.
[2] Rapport et thèses dans Bulletin communiste, n° 2, 12 janvier 1922, pp. 26-33.
[3] Résolutions de l'exécutif des 27 février, 4 mars 1922, dans Bulletin communiste, n° 18, 29 avril 1922, p. 335.
[4] Zinoviev. « Ancien but, voies nouvelles », Bulletin communiste, n° 7 février 1922, p. 109.
[5] Ibidem
[6] Ibidem
[7] Ibidem.
[8] Ibidem, p. 112.
[9] Bulletin communiste, n° 3, 19 janvier 1922, pp, 46-48.
[10] Ibidem, p. 48.
[11] GenuaJ die Einheitsfront des Proletariats und die K.I., discours à la conférence de Moscou du P.C.R.(b) le 9 mars 1922, pp. 69.70.
[12] Ibidem, p. 70.
[13] Ibidem.
[14] Ibidem, p. 71.
[15] Ibidem, pp. 71-72.
[16] Ibidem, p. 76.
[17] Arbeiterzeitung de Vienne, 1° février 1922, cité par Reisberg, « Lenin, die K.P.D. und die Konferenz der drei Internationalen », BzG, 1963, n° 2, p. 251.
[18] Die Rote Fahne, 23 décembre 1921.
[19] J.M.L.-Z.P.A. Protocole de la réunion de la centrale du 16 janvier 1922, Sign. 3/2, f. 21, cité par Reisberg, op. cit., p. 251.
[20] Freiheit, 17 ianvier 1922.
[21] Protokoll der Politbürositzung vom 24. März 1922, I.M.L.-Z.P.A., 3/1/6, p. 19, cité par A. Reisberg, « Lenin, die K.P.D. und die Konferenz der drei Internationalen », BzG, n° 2, 1963, p. 256.
[22] Compte rendu sténographique, Conférence des trois Internationales.
[23] Rosmer, Moscou sous Lénine, p. 216.
[24] Conférence, p. 7.
[25] Ibidem, pp. 19-27.
[26] «Impressions de séance », R. Albert, Bulletin communiste, n° 18, 29 avril 1922, p. 342.
[27] Conférence ... , pp. 28-42.
[28] Ibidem, p. 34.
[29] R. Albert, op. cit., p. 343.
[30] Conférence ... , pp. 50-51.
[31] Ibidem, p. 59.
[32] Rosmer, op. cit., pp. 218-219.
[33] Les « neuf » désignés après la conférence par chaque exécutif seront Fritz Adler, Bracke, Crispien, Vandervelde, Wels, Ramsay MacDonald, Clara Zetkin, Radek et Frossard.
[34] Conférence ... , pp. 143-146.
[35] Œuvres, t. XXXIII, pp. 336-340.
[36] Bericht über die Tätigkeit des Präsidiums und der Exekutive der K.I., pp. 22-23.
[37] Die Rote Fahne, 21 avril 1922.
[38] Inprekorr, n° 52, 22 avril 1922, p. 418.
[39] Bericht über die Tätigkeit, pp. 26 sq.
[40] Lettre de Clara Zetkin à F. Adler du 8 mai 1922, Correspondance internationale, n° 36, 10 mai 1922, p. 274.
[41] Reisberg, op. cit., p. 263.
[42] Parmi les indépendants qui reviennent à cette époque à la social-démocratie se trouvent un grand nombre d'anciens dirigeants communistes, dont Paul Lange, mais aussi Paul Levi et ses compagnons d'armes les plus proches, Curt Geyer, Düwell, Otto Brass, Malzahn, Neumann, etc. Levi avait tenté d'opposer à la perspective de la réunification social-démocrate celle d'une union des « social-révolutionnaires », dans laquelle il espérait englober, avec la totalité des indépendants, la fraction non gauchiste du K.P.D. Mais, isolé du côté des communistes, il n'avait pas la force — ni sans doute le désir — de maintenir dans ces conditions un noyau « indépendant », ce que Georg Ledebour fit, avec une réussite très contestable. Refusant désormais obstinément la « scission » et soucieux avant tout de « ne pas se couper des masses », Paul Levi allait réaliser cependant le tour de force d'être le maître à penser d'une « nouvelle gauche » dans le parti social-démocrate allemand.