1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
Quelques jours après la conférence des trois Internationales, dans le cours même de la conférence de Gênes dont la perspective avait pesé si lourd dans ses débats, se produit un événement diplomatique capital, la signature du traité de Rapallo entre l'Allemagne et la Russie soviétique, premier réalignement des forces après la guerre mondiale, et, dans une certaine mesure, facteur de renouvellement des rapports politiques en Allemagne même.
Le choix effectué à cette occasion par la fraction au pouvoir de la bourgeoisie allemande consiste à prendre appui, face à l'Entente et pour des objectifs limités, sur la Russie soviétique. Le problème n'est pas nouveau : dès la fin de la guerre les partisans de l'alliance « occidentale » et ceux de l'alliance « orientale » s'affrontent dans la haute administration et les états-majors. La politique de l'Entente facilite la décision. Ce choix d'opportunité diplomatique coïncide d'une certaine façon avec la politique du parti communiste et sa campagne en faveur des « liens avec la Russie soviétique », elle-même partie intégrante de la défense de la révolution russe et de la lutte contre Versailles. Mais il s'oppose aussi catégoriquement à la politique « occidentale » de la social-démocratie, ses perspectives de sécurité collective et de maintien de la paix par la S.D.N. La « politique de Rapallo » apparaît donc comme un facteur de division supplémentaire — au fort coefficient passionnel — entre les partis ouvriers, un obstacle de plus à la politique de front unique du parti communiste.
Le problème est compliqué encore par le rôle de Radek, qui est à la fois diplomate soviétique et porte-parole officieux du gouvernement de Moscou, et « mentor », pour le compte de l'exécutif du parti communiste allemand. Le même homme négocie à Berlin, Gênes et Rapallo avec Malzan, le chef du bureau d'Europe orientale, avec Rathenau lui-même, et, de Moscou intervient pour conseiller et guider le parti allemand, voire inspirer ses décisions politiques les plus importantes. Qu'il ait ou non confondu, intentionnellement ou par inadvertance, ses deux partitions, est un problème somme toute secondaire. Plus important est que son double rôle ait pu peser sur l'interprétation des événements, et par les contemporains et par les historiens.
Dans les premières années qui suivent la révolution russe, le problème des relations entre l'Allemagne et la Russie soviétique ne se pose pas indépendamment de la révolution mondiale, que lesdirigeants bolcheviques jugent imminente. Lénine ne conçoit guère la mission de Joffé que comme une mission révolutionnaire d'assistance aux révolutionnaires allemands — de même que Trotsky conçoit initialement son rôle de chef de la diplomatie soviétique comme celui d'un agitateur.
C'est en définitive dans la même optique que raisonnent les ultras des corps francs, comme ceux qui sont engagés les armes à la main contre le pouvoir soviétique dans les pays baltes. La Russie révolutionnaire constitue l'ennemi numéro un à l'extérieur, de même que le spartakisme à l'intérieur. Point de vue partagé par l'Entente — et qui profite directement aux éléments allemands militaristes. Le Times écrit à cette époque :
« Les Alliés, à l'époque de l'armistice, s'efforcèrent d'utiliser les troupes d'occupation (allemandes) comme protection pour l'Europe occidentale contre les bolcheviks, et n'exigèrent pas une évacuation immédiate, puisqu'il n'y avait pas de forces locales capables de tenir tête à l'agression bolchevique » [1].
Très vite cependant, la défaite de la première vague de la révolution allemande, la conclusion sous la menace de la paix de Versailles, posent le problème en termes différents.
Un indice important en est constitué par la qualité et le nombre de visiteurs reçus dans sa prison, transformée en « salon politique », par Karl Radek, militaires comme le général Reibnitz, l'amiral Hintze, le colonel Max Bauer, industriels comme Walter Rathenau et Félix Deutsch, intellectuels comme Maximilian Harden et Otto Hoetzsch [2]. Tous, à des titres divers, sont fascinés par l'homme, mais plus encore par le pays et la force qu'il représente, force politique et militaire certes, mais aussi espace, marché et source de matières premières, champ d'investissement pour leurs capitaux, voire arsenal ou camp d'entraînement leur permettant de tourner les clauses du traité concernant le désarmement. Les perspectives qui les Attirent sont la complémentarité économique autant que l'opposition commune au diktat.
Ces perspectives ne sont pas négligeables pour qui, comme Radek, estime que la révolution mondiale sera un processus long et complexe. Dans ces conditions, l'isolement de la Russie est un fait aussi important que sa survie elle-même. Sans nuire à la révolution mondiale, l'Etat soviétique a le droit et même le devoir d'utiliser à son profit les contradictions interimpérialistes : une fois terminée l'apocalypse de l'immédiat après-guerre et la révolution repoussée à plus tard, le jeu diplomatique reprend tout son intérêt. Radek en est vite convaincu, qui écrit de sa prison même aux communistes allemands :
« Le problème de la politique extérieure de la Russie soviétique et, à moins que la révolution mondiale ne s'annonce plus vite qu'elle ne l'a fait jusqu'à maintenant, celui des autres pays dans lesquels la classe ouvrière l'emporte, consiste à arriver à un modus vivendi avec les Etats capitalistes. (...) La possibilité de la paix entre Etats capitalistes et Etats prolétariens n'est pas une utopie » [3].
Un mois après, de son séjour en liberté surveillée, il écrit :
« L'Allemagne a subi une défaite, mais malgré cela son appareil technique et ses possibilités techniques demeurent immenses. (...) Il y a en Allemagne, du fait de la destruction de ses relations extérieures et de l'effondrement de son économie, des milliers d'ingénieurs chômeurs et affamés qui pourraient rendre à la Russie les plus grands services dans la restauration de son économie nationale » [4].
Ce point de vue coïncide avec celui d'un des hommes dont le rôle, dans cette question, sera décisif, le général von Seeckt, qui écrit, dès janvier 1920 :
« Dans la mesure où je considère comme l'objectif permanent de notre politique l'accord politique et économique à venir avec la grande Russie, nous devons au moins tenter de ne pas dresser la Russie contre nous » [5].
Les possibilités d'accord demeurent cependant limitées pour le moment, et Lénine écrit au printemps de 1920 cette claire condamnation de la politique qui viserait il établir entre l'Allemagne et la Russie des liens privilégiés :
« Renverser la bourgeoisie dans tout grand Etat européen, y comprit l'Allemagne, représenterait un tel avantage pour la révolution internationale que l'on pourrait et devrait consentir — si besoin était — à proroger l'existence de la paix de Versailles. Si la Russie a pu, à elle seule, supporter, avec profit pour la révolution, pendant plusieurs mois, le traité de Brest-Litovsk, il n'y a rien d'impossible à ce que l'Allemagne soviétique, alliée à la Russie soviétique, supporte avec profit pour la révolution une plus longue existence du traité de Versailles » [6].
C'est en décembre 1920 que Lénine, ainsi que l'indique E.-H. Carr, s'exprime pour la première fois concernant l'Allemagne dans un cadre de pensée qui n'est pas celui de la révolution mondiale. Devant le 8° congrès des soviets, en effet, il souligne que la survie de la Russie soviétique est au premier chef le résultat des désaccords entre impérialistes :
« Notre existence est fonction, d'une part, du désaccord radical existant entre les puissances impérialistes, et, d'autre part, du fait que la victoire de l'Entente et la paix de Versailles ont réduit à des conditions d'existence impossibles l'immense majorité de la nation allemande. (...) Il va de soi que l'Allemagne n'a qu'un seul moyen de survivre, c'est de faire alliance avec la Russie soviétique, vers laquelle elle tourne ses regards. (...) Le gouvernement bourgeois allemand voue une haine implacable aux bolcheviks, mais les intérêts de la situation internationale le poussent, à son corps défendant, vers une paix avec la Russie soviétique » [7].
En janvier 1921, le ministre des affaires étrangères allemand, le Dr Simons, répond :
« Le communisme en tant que tel n'est pas une raison pour qu'un gouvernement allemand républicain et bourgeois ne fasse pas de commerce avec le gouvernement soviétique » [8].
Un traité de commerce soviéto-allemand est signé en mai 1921 Dans le cadre de la Nep et de la politique des « concessions », plusieurs sociétés mixtes vont être mises sur pied avec ingénieurs et capitaux allemands. Le gouvernement allemand enverra une aide substantielle pour lutter contre la famine de l'été 1921. Enfin des négociations secrètes commencent pour l'implantation en territoire russe d'usines d'armement permettant de tourner les clauses de Versailles [9].
Au terme de cette évolution, il y a la « fugue » des délégués allemands et russes de la conférence de Gênes le 16 avril 1922, leur rencontre à Rapallo et la signature du traité qui va mettre fin aux espoirs de l'Entente d'un « consortium » pour l'exploitation en commun des concessions offertes par les Russes. Le traité annule les dettes des deux partenaires, « réparations » dues par le gouvernement allemand, « indemnisations » pour biens nationalisés dues par le gouvernement russe ; il renoue relations consulaires et diplomatiques, fait de l'Allemagne la « nation la plus favorisée » dans le commerce extérieur russe, sauf en ce qui concerne les relations avec les pays ayant dépendu autrefois de l'empire russe. Il prévoit enfin que « les deux gouvernements coopéreront dans un esprit de bonne volonté mutuelle pour satisfaire les besoins économiques des deux pays » [10].
L'établissement de liens privilégiés entre la Russie soviétique et l'Allemagne avait été, au cours des années précédentes, l'un des thèmes favoris des orateurs communistes, tant dans les meetings populaires que devant le Reichstag. La conclusion du traité va pourtant les surprendre : ils ne s'attendaient apparemment pas à ce que le gouvernement de la bourgeoisie allemande aille jusqu'à accepter un tel accord avec le gouvernement russe. Les social-démocrates s'empressent de leur côté de souligner l'aspect dangereux d'une telle alliance. Crispien, au nom des indépendants, va dresser un réquisitoire contre cet accord entre les bolcheviks et le gouvernement de l' « industrie lourde et du capital financier », dénoncer la politique « procapitaliste » du gouvernement russe [11]. La réaction de Die Rote Fahne trahit un certain embarras. Le premier commentaire consacré au traité [12] met l'accent sur le fait qu'il représente une défaite de l'Entente et Pieck déclare le lendemain au cours de la manifestation du Lustgarten que la bourgeoisie allemande « a signé, non par amitié, mais sous l'emprise d'une cruelle nécessité, c'est-à-dire sous les coups de l'Entente » [13]. Il ne sera plus question du traité pendant plusieurs semaines, jusqu'à la discussion au Reichstag, au cours de laquelle Paul Frölich, porte-parole communiste, minimise le contenu du traité et souligne que social-démocrates et indépendants sont les véritables responsables d'une situation qui oblige les révolutionnaires russes à conclure des traités avec un Etat bourgeois [14].
La position des dirigeants russes est plus nette. Interviewé par un journaliste américain, Trotsky répond qu'il ne saurait être question de considérer le traité de Rapallo comme un contrepoids face à d'autres groupements d'Etats européens :
« L'Allemagne est séparée de la république des soviets par les mêmes contradictions fondamentales dans les systèmes de propriété que les pays de l'Entente. Cela signifie qu'il est exclu de pouvoir parler du traité de Rapallo comme d'une quelconque alliance offensive-défensive pour faire contrepoids à d'autres Etats. Il s'agit du rétablissement des relations inter-Etats et économiques les plus élémentaires. La Russie est prête aujourd'hui à signer un traité sur la base des principes de Rapallo avec n'importe quel autre pays » [15].
Le lendemain, une résolution de l'exécutif de l'Internationale, qui salue le traité comme étant « d'une énorme importance historique », rappelle que « l'actuel gouvernement allemand bourgeois menchevique est temporaire », tandis que « la classe ouvrière demeure ». Le sort de l'humanité ne sera pas tranché par des traités :
« Le destin de l'humanité dans les toutes prochaines années sera déterminé par les succès de la classe ouvrière allemande. La victoire du prolétariat allemand sur « sa bourgeoisie impliquera des changements sans précédent dans la structure sociale de l'Europe entière. Quand le prolétariat allemand aura détruit dans son pays l'influence de la deuxième Internationale et de la « deuxième et demie » un nouveau chapitre s'ouvrira dans l'histoire de l'humanité » [16].
Les arguments de ceux qui, comme l'historien Lionel Kochan, pensent que Rapallo constituait en définitive un obstacle sur la voie de la révolution allemande à cause de la signification qu'il revêtait pour les dirigeants communistes, sont faibles. Angress insiste sur le fait que Radek, dans un rapport qu'il aurait présenté au 4° congrès de l'Internationale « préfigurait non seulement la politique national-bolcheviste de l'année suivante, mais encore proposait une interprétation de Rapallo comme une alliance entre la Russie soviétique et l'Allemagne révisionnistes contre l'Entente et le traité de Versailles » [18]. En dehors du fait que Radek n'a pas présenté de rapport dans ce sens au 4° congrès de l'Internationale [19], les citations de lui qu'on rapporte, affirmant que la Russie n'a pu tenir que parce qu'elle disposait, « avec l'existence de l'Allemagne, d'un contrepoids contre la suprématie alliée » [20], sont loin de pouvoir emporter la conviction.
En réalité, c'est à Ruth Fischer que les historiens partisans de cette thèse empruntent leurs affirmations selon lesquelles la politique de Rapallo aurait signifié en Allemagne une « retraite », et de façon générale expliquerait le tournant de l'Internationale communiste. Selon Ruth Fischer, la théorie exposée par l'économiste hongrois Varga selon laquelle l'Allemagne serait en train de devenir une « colonie industrielle » de l'Entente, à travers le système des réparations imposées par Versailles, aurait joué un rôle capital. Négligeant la réalité des faits économiques et sociaux, la double charge pesant sur la classe ouvrière allemande, provenant de l'accumulation capitaliste dans son propre pays et du paiement des réparations, elle écrit :
« Pour l'essentiel, la théorie de la transformation de l'Allemagne en une colonie industrielle de l'Occident fut fabriquée pour rendre effectif le traité de Rapallo. En 1922-1923, Varga, Boukharine et Radek étaient en train de découvrir un rôle nouveau pour la bourgeoisie allemande, qu'ils transformaient d'ennemi de classe en victime presque aussi souffrante que les ouvriers allemands » [21].
En fait, tous les efforts du parti communiste allemand tendaient depuis le 3° congrès de l'Internationale, avec l'appui de l'exécutif, à promouvoir une politique de front unique, qui prenait précisément à cette date en Allemagne la forme d'une lutte des travailleurs contre la misère et la réaction. En définitive, rien — si ce n'est le double rôle joué par Radek — ne permet d'affirmer que la politique de front unique était dictée par les préoccupations de « puissance » du gouvernement russe, ni que les implications des analyses de Varga sur l'Allemagne constituaient une « révision fondamentale de l'analyse de Lénine du rapport des forces de classes en Allemagne » [22].
Notes
[1] Times, 27 octobre 1919.
[2] Radek, November…, pp. 158-162.
[3] K. Radek, Zur Taktik des Kommunismus : Ein Schreiben an den Oktoberparteitag der K.P.D., pp. 9, 11-12.
[4] K. Radek, Die Answärtige Po!itik Sowjet-Russlands, pp. 37-39, 44.
[5] F. Von Rabenau, Seeckt-Aus seinem Leben, p. 252.
[6] Œuvres, t. XXXI, pp. 72-73.
[7] Œuvres, t. XXXI, pp. 493-494.
[8] Stenographische Berichte des Reichstages Verhandlungen, vol. 346, p.1994.
[9] Kochan, Russia and The Weimar Republic, pp. 41-45
[10] Kochan, op. cit., pp. 52-53.
[11] Stenographische Berichte des Reichstages Verhandlungen, vol. 355, pp. 7716-7717.
[12] Die Rote Fahne, 18 avril 1922.
[13] Die Rote Fahne, 21 avril 1922.
[14] Stenographische Berichte des Reichstages Verhandllingen, vol. 355, pp. 7738-7740.
[15] Izvestija, 18 mai 1922.
[16] Degras, op. cit., I, p. 347.
[17] Titre d'un chapitre de L. Kochan, Russia and the Weimar Republic.
[18] Angress, op. cit., pp. 238-239.
[19] Angress le fait lui-même remarquer, p. 239, n. 36.
[20] Citation dans Kochan, op. cit., pp. 55-56, et Angress, ibidem.
[21] R. Fischer, op. cit., p. 199.
[22] Ibidem, pp. 199-200.