1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
Le 12 octobre 1923 paraît dans la Pravda le premier d'une série de huit articles consacrés par Zinoviev aux « Problèmes de la révolution allemande ». Six paraîtront avant le signal de la retraite. Le texte, traduit et imprimé par les soins du parti, devra être rapidement retiré de la circulation : il demeure un précieux document sur les perspectives des dirigeants du parti bolchevique et de l'Internationale quant à l'Octobre allemand.
La révolution allemande qui vient était espérée par les bolcheviks depuis 1917. L'attente n'a en définitive pas été longue, et Zinoviev voit dans son déroulement la garantie de sa victoire :
« Les événements d'Allemagne se déroulent avec l'inexorabilité du destin. Le chemin qui a demandé à la révolution russe douze années, de 1906 à 1917, aura été parcouru par la révolution allemande en cinq années, de 1918 à 1923. Au cours des derniers jours, les événements se sont particulièrement précipités. D'abord la « coalition », puis la « grande coalition », ensuite la « korniloviade » (les événements de Bavière ! ), le ministère des spécialistes, des « personnalités, et maintenant, de nouveau quelque chose comme une « grande coalition » — en un mot, incessant tourbillon ministériel. Ceci « en haut ». Mais, « en bas », dans les masses, bouillonne l'effervescence, débute le combat qui, à court terme, va décider du destin de l'Allemagne. La révolution prolétarienne frappe à la porte de l'Allemagne. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.
Les événements prochains auront une signification historique mondiale. Encore quelque temps, et chacun verra que cet automne de l'année 1923 marque un tournant, non seulement pour l'histoire de l'Allemagne, mais pour celle de l'humanité tout entière. De ses mains frémissantes, le prolétariat tourne la page capitale de l'histoire de la lutte mondiale du prolétariat. Un nouveau chapitre s'ouvre de l'histoire de la révolution prolétarienne mondiale » [1].
Il ne peut subsister aucun doute quant au contenu social de la révolution imminente : les statistiques prouvent qu'en Allemagne les ouvriers sont deux fois plus nombreux que toutes les autres catégories sociales réunies. Ils ont jusqu'à maintenant dans leur majorité plus ou moins suivi la social-démocratie contre-révolutionnaire, mais sont précisément en train de se détourner d'elle :
« La révolution allemande qui vient sera une révolution prolétarienne de classe : 22 millions de travailleurs — le cœur du prolétariat international, le capital de départ de la révolution mondiale. La Russie avait en 1917 de 8 à 10 millions d'ouvriers au plus, sur une population totale de 160 millions. L'Allemagne compte plus de 20 millions d'ouvriers pour une population totale de 60 millions. Chez nous, la classe ouvrière n'était qu'une minorité infime. En Allemagne, au contraire, elle constitue l'élément principal, la majorité de la population. Les ouvriers allemands, presque sans exception, savent tous lire et écrire. Ils sont passés par une magnifique école d'organisation. Ils sont cultivés. Une grande partie d'entre eux a servi dans l'armée au cours de la guerre impérialiste (l'armée allemande comptait dans les années 1914-1918 un fort pourcentage d'ouvriers) et c'est pourquoi ils seront les meilleurs soldats de la révolution. Ils ont connu avec la social-démocratie une dure école, mais ils y ont également beaucoup appris» [2].
La révolution allemande va se produire dans un pays fortement industrialisé, au très haut niveau technique, où le prolétariat possède une qualification élevée. Historiquement parlant, le prolétariat allemand ne peut plus, de ce fait, prendre prématurément le pouvoir, car les conditions objectives de la révolution y sont mûres depuis longtemps. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que le prolétariat sera seul en scène. La petite bourgeoisie jouera elle aussi un rôle. Au cours de la guerre et de ses lendemains, le capitalisme lui a porté des coups terribles et sa paupérisation a atteint un degré très élevé ; face au prolétariat, elle ne pourra être que favorable ou neutre :
« La révolution allemande bénéficiera des leçons de la révolution russe et veillera à ne pas répéter ses fautes. Dès le premier moment, elle veillera à ne pas perdre de vue l'énorme importance de l'alliance entre la ville et la campagne, entre le prolétariat et la petite bourgeoisie. Elle ne recourra pas à la nationalisation totale du petit commerce et de la petite industrie. (...) Dès ses premiers pas, le gouvernement révolutionnaire allemand devra s'efforcer de gagner la sympathie des petites gens, des intellectuels, des artisans, des paysans petits et moyens. (...) C'est précisément parce que la révolutionprolétarienne en Allemagne possède ce fondement en béton armé, c'est précisément parce que le prolétariat allemand exercera dans les événements une aussi totale hégémonie, qu'il pourra se permettre le luxe d'éviter tout ce qui, précisément, pourrait écarter de lui la petite bourgeoisie » [3].
Pour le reste, la révolution, comme d'habitude, révèlera des forces insoupçonnées :
« Quant à la merveilleuse énergie que vingt millions de prolétaires allemands trempés, cultivés, organisés, sauront déployer dans la lutte finale pour le socialisme, nous ne pouvons encore nous en faire la moindre idée » [4].
Zinoviev montre comment la presse social-démocrate du monde entier s'efforce d'accréditer dans les masses travailleuses l'idée d'une collusion et même d'une alliance qui aurait été conclue en Allemagne entre communistes et nationalistes. L'explication de ses efforts est à ses yeux très simple : l'accusation portée vise à justifier à l'avance l'intervention armée que médite contre la révolution allemande l'impérialisme français.
« Le rôle infâme joué en 1914 par la théorie de la « défense nationale » dans la guerre impérialiste incombe maintenant à la légende de l'alliance entre le communisme et le nationalisme. Il s'agit de discréditer d'avance la grande révolution prolétarienne allemande. On se prépare, avant même qu'elle se soit produite, à la dénaturer, à la salir, à la vilipender comme on l'a fait, pendant six ans, de la révolution russe » [5].
Il est donc de la plus haute importance que les ouvriers du monde entier comprennent que l'Allemagne est un pays vaincu et traité en tant que tel, foulé aux pieds par l'Entente, et que c'est là que résident les fondements de l'écho rencontré par la propagande nationaliste. Les fascistes allemands essaient d'utiliser l'angoisse, l'inquiétude voire le désespoir des couches de la petite bourgeoisie afin de détourner sa colère des véritables responsables et de l'entraîner vers les passions nationalistes pour grossir ainsi le camp de la contre-révolution :
« Les communistes allemands ont plus que le droit, le devoir impérieux de soustraire à l'influence du nationalisme bourgeois toutes les couches de non-possédants qui n'ont suivi les fascistes que par haine — une haine légitime et justifiée — de l'Entente qui les opprime » [6].
La campagne déclenchée contre les communistes allemands par la social-démocratie internationale démontre que l'impérialisme se prépare à mener contre l'Allemagne une guerre contre-révolutionnaire en utilisant le prétexte d'une « guerre de revanche » que rechercherait l'Allemagne ; c'est une trahison plus monstrueuse encore que celle d'août 1914 qui se prépare ainsi. Car les communistes comme le prolétariat allemand veulent la paix, mais l'intervention étrangère contre la révolution provoquerait évidemment la résistance acharnée de toutes les forces vives de l'Allemagne, groupées autour du prolétariat.
Retraçant l'histoire de la révolution allemande depuis 1918. Zinoviev s'attache à démontrer que, chaque fois que sa victoire a été possible, c'est la social-démocratie qui est parvenue en définitive à assurer, au moins pour un temps, le pouvoir de la bourgeoisie. Il énumère les raisons qui l'inclinent à penser qu'il n'en sera pas de même cette fois.
Au premier rang de ces raisons figure le fait que les communistes allemands, en particulier depuis 1921, ont compris qu'il leur fallait reporter à plus tard leurs projets d'insurrection et de prise du pouvoir, qu'ils devaient s'efforcer avant tout de conquérir la majorité de la classe ouvrière pour mener à bien une révolution victorieuse. Or Zinoviev pense qu'ils sont tout près d'y être parvenus en cette année 1923 : ils contrôlent le mouvement des conseils d'usine dans plus de deux mille localités, exercent dans les syndicats — qu'ils ne pourront peut-être pas conquérir avant la prise du pouvoir — une influence considérable. Au mois d'août — le fait est capital — ils détenaient la majorité absolue dans les comités de grève de Berlin et de Hambourg :
« S'agit-il déjà d'une « majorité ferme et durable »? Peut-être n'est-il pas possible de l'affirmer. Mais il n'y a aucun doute : nous y allons et nous y serons bientôt. L'état d'esprit des masses est encore susceptible de se modifier, il manque de stabilité. L'état d'esprit de millions d'ouvriers ne peut être donné une fois pour toutes. Une partie d'entre eux hésite encore, un pied déjà dans le camp communiste et l'autre encore dans celui de la social-démocratie. Dans une période de transition, c'est inévitable. Il serait ridicule d'exiger comme condition du succès que tous les travailleurs, jusqu'au dernier, aient prêté serment de fidélité au parti communiste. C'est dans le cours même du combat que la majorité en formation achèvera de se constituer solidement derrière les communistes » [7].
Zinoviev estime que, pour le moment, la social-démocratie allemande a perdu au moins les deux tiers de ses adhérents et qu'elle ne regroupe encore que les plus âgés des ouvriers. Des centaines de milliers d'ouvriers social-démocrates se retrouvent avec les communistes dans les conseils d'usine, dans les centuries prolétariennes et, en rupture avec la discipline de leur propre parti, suivent les mots d'ordre du K.P.D. Comme le parti s.r. au cours de l'année 1917, le parti social-démocrate se lézarde dans le cours de la révolution. De ce point de vue, l'apparition d'une tendance de gauche à l'intérieur de ses rangs revêt une grande signification, non que ses dirigeants soient dignes de confiance, bien au contraire, mais elle constitue un symptôme, reflétant à la façon d'un miroir déformant l'état d'esprit révolutionnaire des masses prolétariennes. La plupart des dirigeants social-démocrates de gauche sont « de vieilles connaissances » qui, à un moment ou à un autre, dans le passé, ont déjà trahi le prolétariat. Il serait dangereux de leur laisser jouer un rôle autonome, et un « soutien » excessif de leur part pourrait bien se révéler fatal à la révolution prolétarienne. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il soit possible de négliger leur influence : cette gauche social-démocrate incarne les ultimes illusions d'une fraction importante de la classe ouvrière, et la révolution ne vaincra que si la classe se guérit précisément de ces illusions :
« Les temps sont proches où la grande majorité des travailleurs qui placent aujourd'hui encore quelque espoir dans cette gauche social-démocrate se convaincront que la lutte finale devra être menée non seulement sans la droite, mais aussi sans la gauche » [8].
De ce point de vue, Zinoviev voit un double objectif dans l'entrée — qui vient de se produire — de représentants du K.P.D. dans le gouvernement saxon du Dr Zeigner :
« aider l'avant-garde révolutionnaire en Saxe à fortifier ses positions, à occuper un territoire, à faire de la Saxe une base d'opération ; donner aux social-démocrates de gauche l'occasion de se révéler par leurs actes, contribuer ainsi à dissiper les illusions qu'ils entretiennent. (...) L'entrée de communistes dans le gouvernement saxon ne se justifie que si des garanties suffisantes nous sont données que l'Etat saxon va réellement servir la classe ouvrière qu'il va réellement commencer l'armement de dizaines de milliers d'ouvriers contre le fascisme bavarois et pangermaniste, qu'il va réellement entreprendre l'épuration de l'administration des éléments bourgeois souvent hérités de l'époque de Guillaume II, qu'il va prendre immédiatement des mesures économiques révolutionnaires contre la bourgeoisie. Si l'actuel gouvernement de la Saxe réussit à faire réellement de la Saxe un pays rouge qui pourra, dans une certaine mesure, devenir le foyer de concentration des forces prolétariennes révolutionnaires d'Allemagne, le prolétariat allemand saura soutenir ses efforts. Si en revanche il ne le fait pas, les communistes allemands devront tirer parti de l'expérience de Dresde pour dénoncer une fois de plus aux masses le manque de caractère de ces dirigeants » [9].
Dans la situation de l'Allemagne, le rôle essentiel revient en définitive au parti communiste et à sa capacité à agir :
« Les communistes allemands ont conquis, ou sont tout près d'avoir conquis la majorité d'un prolétariat nombreux et puissant. Cette majorité ne pourra ni s'affermir ni se tremper par des votes ou des discussions : elle achèvera de se former dans les batailles prochaines. La tâche essentielle du parti communiste allemand est d'inculquer par des actes à la majorité des communistes allemands la conviction que les communistes, à la différence des années 1919 à 1921 conduisent maintenant au combat beaucoup plus qu'une avant-garde, toute la masse ouvrière. Et surtout d'inculquer aux masses ouvrières la conviction que la direction du mouvement par les communistes assure réellement la victoire » [10].
Pour Zinoviev, le rôle néfaste des syndicats est un fait acquis : il considère, quant à lui, qu'ils ont été entre 1914 et 1919 le facteur déterminant de la contre-révolution. Il ne doute donc pas qu'au moment décisif les dirigeants des syndicats ne se rangent de l'autre côté de la barricade, dans le camp de l'ennemi de classe. La conquête par les communistes de l'appareil syndical ne sera d'ailleurs pas plus facile pour le prolétariat que celle de l'Etat — et il est probable que, comme en Russie, il n'y parviendra qu'après la victoire de la révolution. Néanmoins les communistes allemands ont eu raison de continuer à militer dans les syndicats où ils ont souvent pu conquérir la majorité réelle, sans compter certains secteurs de l'appareil, comme par exemple dans le syndicat des métaux. Et c'est en militant dans les syndicats qu'ils ont conquis leurs positions dans les conseils d'usine. Rappelant que ces derniers avaient été, quelques années auparavant, des appendices de l'appareil syndical réformiste, Zinoviev explique que leur transformation est devenue possible à partir du moment où les travailleurs ont eu l'idée de les utiliser contre les dirigeants syndicaux :
« L'esprit de la véritable lutte de classes commence à s'affirmer dans les conseils d'usine. Les conseils d'usine connaissent dans toute l'Allemagne une extension sans précédent. Peu à peu, ils s'emparent de toutes les fonctions de la lutte économique que les syndicats jaunes ont abandonnées. Et non seulement ils s'emparent de ces fonctions, mais aussi d'une grande partie de celles qui sont liées à la préparation de la révolution prolétarienne, et, par là, les conseils d'usine allemands d'aujourd'hui s'apparentent aux soviets ouvriers de l'époque de la prise du pouvoir » [11].
Ils forment dans toute l'Allemagne un réseau aux mailles serrées, dirigent les grèves économiques, contribuent à la généralisation des comités de contrôle des prix et des loyers et organisent l'armement du prolétariat — condition de la victoire — à travers l'organisation des centuries prolétariennes.
« On peut dire d'une façon générale que les fonctions qu'ont assurées chez nous, en Russie, entre février et octobre 1917, les soviets ouvriers et les conseils d'usine, sont assurées dans l'Allemagne d'aujourd'hui par les seuls conseils d'usine. Sous bien des rapports, ils sont en fait devenus de véritables conseils ouvriers, et c'est ce qui leur confère en Allemagne leur haute signification. C'est en cela que réside leur caractère général, international, valable pour tout mouvement ouvrier dans tout pays, au début de la période révolutionnaire. L'existence en Allemagne d'un tel mouvement des conseils d'usine constitue la condition nécessaire du succès de la révolution prolétarienne. Il ne suffit pas, pour vaincre, de l'état d'esprit révolutionnaire des masses. Pour que la révolution prolétarienne puisse vaincre et prendre pied, il lui faut un cadre d'organisation. Il lui faut, dès avant le soulèvement décisif, bâtir le cadre d'organisation à partir duquel elle construira l'édifice de son gouvernement soviétique » [12].
Notant que, dès à présent, les conseils d'usine allemands interviennent dans des questions comme le ravitaillement, les salaires, le combustible, l'armement, et qu'ils constituent le principal moteur de la révolution qui mûrit, Zinoviev n'en souligne pas moins qu'il est improbable que la révolution allemande en vienne par là à créer, au lendemain de sa victoire, une forme nouvelle de la dictature du prolétariat.
« Sa forme sera sans doute identique à la nôtre : le gouvernement soviétique. Pas de « conseils dans les usines », c'est-à-dire pas d'administration indépendante des usines Siemens, ou Halske, ou des entreprises Krupp, par les ouvriers de ces usines avec un pouvoir de décision souverain, mais tout le pouvoir aux soviets, c'est-à-dire remise de toute la gestion et de tout le pouvoir dans le pays, à l'échelle nationale, à la classe ouvrière » [13].
Il assure en revanche que, dans la période préparatoire de l'insurrection prolétarienne, le cours des événements allemands va différer de celui de la Russie, car les travailleurs allemands n'auront pas à créer de nouveaux organismes ; les soviets authentiques, sous leur forme allemande de conseils ouvriers, reparaîtront au lendemain de la victoire.
Zinoviev rappelle que les communistes ont longtemps pensé que la prise du pouvoir en elle-même n'était pas très difficile, mais que les difficultés commenceraient aussitôt après. Il est pourtant certain que la prise du pouvoir en Allemagne ne sera pas aisée. La bourgeoisie fasciste dispose de 600 000 hommes armés jusqu'aux dents, qui ne bénéficient certes pas de la sympathie de la population, mais qui sont en revanche capables de frapper durement au moment et à l'endroit décisif.
Au lendemain de l'insurrection, la révolution allemande se heurtera à de très réelles difficultés : boycottage du ravitaillement des villes par les grands agrariens et par les paysans aisés, manque de charbon, difficultés de l'industrie, chômage et agitation des éléments contre-révolutionnaires. Le gouvernement se débattra surtout dans de graves difficultés financières, héritage de l'économie de l'Allemagne capitaliste.
Cette perspective dicte une politique de prudence. Le gouvernement prolétarien ne procèdera à la nationalisation de la grande et de la moyenne industrie que dans la mesure où il sera capable de l'organiser effectivement conformément aux principes socialistes, « sans oublier le bon côté de la Nep russe ». Tout en ménageant la paysannerie moyenne et pauvre, il pourra également compter, pour le ravitaillement de ses villes, sur les expéditions de blé russe. Le règlement du problème du charbon sera moins facile : il faudra sans doute envisager des accords avec l'industrie lourde française, ou des achats massifs el Pologne et en Tchécoslovaquie. Le chômage, dont le développement sera, dans l'immédiat, inévitable, sera en partie résorbé par la constitution d'une armée rouge nombreuse. Quant aux difficultés financières et à l'agitation des contre-révolutionnaires, « l'Allemagne s'en tirera, de façon générale, comme l'a fait la Russie soviétique, en tenant compte des modifications imposées par les circonstances » [14] :
« Les difficultés interieures de la révolution allemande au lendemain de l'insurrection seront immenses, mais non insurmontables, il est indispensable qu'aujourd'hui la classe qui monte et le parti à qui appartient l'avenir y réfléchissent. Mais toute l'intelligence collective du prolétariat révolutionnaire allemand, toute l'expérience politique du parti communiste, toute la volonté révolutionnaire, tout élan et l'enthousiasme révolutionnaires, tous les efforts d'organisation de l'avant-garde prolétarienne, toutes les facultés intellectuelles de l'héroïque génération de la révolution prolétarienne allemande qui passe aujourd'hui sur le devant de la scène — tout, absolument tout ce dont dispose aujourd'hui la classe ouvrière doit être tendu vers l'objectif unique : celui de la préparation totale de la lutte finale » [15].
Pour considérables que soient les difficultés qui attendent la révolution allemande à l'intérieur, elles n'en sont pas moins mineures, aux yeux de Zinoviev, par rapport aux difficultés extérieures dont il estime qu'elles constituent le véritable défaut de sa cuirasse.
La révolution allemande aura en effet une signification et un retentissement comparables à ceux de la révolution russe, mai, elle ne bénéficiera pas des mêmes circonstances favorables l'immensité du territoire, la division des puissances impérialistes engagées dans une guerre. Pourtant, à la différence de la révolution russe, comme elle ne sera pas la première révolution prolétarienne victorieuse, elle ne court pas le risque de l'isolement. Cela dit,
« le prolétariat allemand doit en tout cas prévoir la pire éventualité, c'est-à-dire qu'il doit être prêt à ce que l'impérialisme international considère sa révolution non comme un simple épisode, mais comme un événement déterminant le sort de toute l'Europe bourgeoise, et qu'il en tire immédiatement la conclusion pratique » [16].
La Grande-Bretagne, qui n'a pas d'armée de terre, ne constitue pas un danger immédiat. La France dispose en revanche de l'armement, des hommes et du matériel nécessaires à une expérience [expédition ? note du relecteur] contre-révolutionnaire. Pourtant, en déclarant la guerre à la révolution allemande, elle devrait mobiliser toutes ses forces afin de surmonter la résistance acharnée du prolétariat allemand et elle s'exposerait en même temps à un contre-coup révolutionnaire chez elle. La Pologne et la Tchécoslovaquie pourraient constituer la force d'intervention immédiate des impérialistes, mais leur fragilité — sur le plan social comme celui des nationalités — leur ferait courir des risques énormes. C'est pourquoi, tout en organisant, à travers les partis communistes de France, Pologne, Tchécoslovaquie, etc., la solidarité internationale agissante du prolétariat, la révolution allemande ne saurait exclure a priori l'éventualité d'un traité analogue à celui de Brest-Litovsk : elle devrait envisager au moins de consentir à certaines clauses du traité de Versailles afin d'obtenir de la France qu'elle ajourne son offensive et évacue la Ruhr. Les révolutionnaires allemands se résigneraient à signer un tel traité en toute connaissance de cause, instruits par l'expérience russe, moins neufs et inexpérimentés que ne l'étaient les Russes en 1918, et surtout avec la claire conscience du danger que constitue pour une révolution la bourgeoisie internationale. Car les travailleurs allemands veulent la paix, non la guerre. Mais si la bourgeoisie internationale choisissait malgré tout la guerre, le prolétariat allemand se battrait jusqu'à la victoire.
Le septième article de Zinoviev sur les problèmes de la révolution allemande est écrit le 22 octobre : la veille, les dirigeants de la centrale et du comité révolutionnaire ont pris la décision de renoncer à l'insurrection. Tels quels, les six articles écrits par le président de l'Internationale communiste dans l'attente de l'Octobre allemand, reflètent clairement l'importance accordée par les dirigeants bolcheviques aux événements d'Allemagne, et la certitude qui était alors la leur de se trouver à la veille de la révolution allemande.
Notes
[1] G. Zinoviev, Probleme der deutschen Revolution, pp. 1-2.
[2] Ibidem, pp. 6-7.
[3] Ibidem, p. 11.
[4] Ibidem, p. 12.
[5] Ibidem, p. 17.
[6] Ibidem, p. 19.
[7] Ibidem, p. 29.
[8] Ibidem. p. 34.
[9] Ibidem, p. 34.
[10] Ibidem, p. 36.
[11] Ibidem, p. 40.
[12] Ibidem, p. 45.
[13] Ibidem, p. 46.
[14] Ibidem, pp. 55-56.
[15] Ibidem.
[16] Ibidem, p. 61.