"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?" Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980. |
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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)
L'Opposition en 1928
L'objectif des premières arrestations, en 1927, puis du début des déportations de masse en 1928 était de briser l'Opposition en tant qu'organisation en la privant de tous ses dirigeants et cadres. Dans les semaines et les mois qui ont suivi, les vagues d'arrestations, les peines de prison et d'exil affectant chaque fois plusieurs centaines de militants, poursuivent le même but, avec le souci supplémentaire d'extirper, là où ils se manifestent encore, les foyers de l'Opposition. Discours et presse officielle l'avouent pourtant au début de 1929 : ces efforts ont été vains et l'Opposition a survécu et progressé tout au cours de l'année 1928.
Elle est tout de même bien différente alors de ce qu'elle était en 1927, « fraction » au sein du parti officiel. Désormais, elle est divisée, par la force des choses ‑ et les décisions de répression du G.P.U. ‑, en deux secteurs. D'une part son secteur illégal, clandestin, formé par les militants épargnés par la répression, trop ou pas assez connus. De l'autre, le secteur pratiquement « légal » ‑ « ouvert », si on ose le dire, ‑ qui fonctionne pratiquement au grand jour dans les zones de déportation (d'exil) qu'on commence à appeler les « colonies » de déportés lesquels peuvent à peu près librement se réunir, discuter, écrire et surtout correspondre.
Du premier, nous savons peu de choses en dehors des rapports contenus dans les archives et soigneusement fabriqués en tenant compte des nécessités du secret de la clandestinité. Nous savons cependant qu'après l'arrestation et l'envoi en exil de Trotsky et de ses compagnons, a fonctionné à Moscou un « centre » clandestin dirigé par le vieux‑bolchevik ouralien Boris M. Eltsine [1], dont un émissaire se rendait par le train à Frounzé pour y remettre le courrier entre les mains d'un militant de confiance, le métallo de Moscou Mikhail Bodrov, lequel, aux rênes d'une troïka, sous une grande barbe et une blouse typique de moujik, assurait ensuite le transport des précieux documents qu'il remettait à Alma‑Ata aux mains de Léon Sedov [2]. Nous savons également qu'il existait des noyaux de l'Opposition dans presque toutes les grandes villes d'Union soviétique : Victor Serge nous a parlé de celui de Leningrad, dans lequel se trouvait notamment Alexandra Lvovna Sokolovskaia, la première femme de Trotsky et la mère de ses filles. Nous savons également que, parmi les quelque cent cinquante militants arrêtés à Moscou en janvier 1929, se trouvaient quelques‑uns des responsables de la presse clandestine de l'Opposition depuis 1928, notamment un « ancien » de l'épisode de l'imprimerie clandestine de 1927, le grand mutilé et ex‑tchékiste Khanaan M. Pevzner [3]. L'un des dirigeants de Moscou était lanuchevsky.
Certains des animateurs de l'Opposition qui militent en dehors des prisons et des colonies ne sont pas de libres citoyens exerçant une activité clandestine. Ce sont des illégaux, des hommes et des femmes connus du G.P.U. mais qui lui ont échappé et vivent dans ce milieu du parti où ils sont généralement estimés, bénéficiant d'un « libéralisme » dont se plaint la Pravda. Le fait qu'ils « tiennent » démontre en effet qu'ils se meuvent dans un milieu qui, loin de leur être hostile, leur fournit hospitalité, aide et protection. Deux exemples : à Bogorodask, les ouvriers de l'usine Gloukhov dissimulent pendant plusieurs jours l'un des leurs, l'oppositionnel Stoukolkine, et réussissent à lui faire quitter la ville à la barbe du G.P.U. [4]. Par ailleurs, dans ses mémoires récemment publiés, la communiste allemande Rosa Léviné‑Meyer parle de ses rencontres à Moscou à cette époque avec G. Ia. Iakovine, un des dirigeants du « centre », mari de son amie l'historienne Pankratova. Iakovine a quitté Leningrad où il est trop connu et vit à Moscou, logé par des camarades : il s'est même procuré un laissez‑passer qui lui permet d'entrer à l'hôtel Lux et d'y discuter avec les communistes étrangers. Il lui arrive même de revenir clandestinement à Leningrad pour y assurer des liaisons [5].
Les rapports qui proviennent d'Union soviétique à l'étranger ‑ à L.D. et son fils Liova ‑ mentionnent les activités de ce secteur de l'Opposition : publication de tracts et même de brochures, diffusions clandestines, souscription pour les emprisonnés, mais aussi interventions dans les réunions du parti ou les assemblées ouvrières, chez les chômeurs notamment, candidatures ouvertes aux comités d'usine ou aux soviets, et soulignent aussi leurs indéniables succès. Le secteur clandestin « libre » de l'Opposition a bel et bien maintenu une existence et une activité réelles, malgré les obstacles qui s'accumulent, la répression, le commencement de l'appel à la délation et la généralisation de la provocation qui semble avoir affecté à cette époque à peu près tous les groupes locaux.
Le second secteur de l'Opposition, probablement le plus nombreux car il ne cesse de grandir au détriment du premier, est celui des colonies de déportés ‑ 107 recensées pour 1928 à travers la correspondance de Harvard ‑ et bientôt celui des prisons réouvertes spécialement pour les bolcheviks‑léninistes récalcitrants, les « isolateurs ». Nous le connaissons bien mieux que le premier. Pendant les trois premiers trimestres de 1928 en effet, le gros de la correspondance des déportés est en effet généralement distribué, bien que les lettres soient ouvertes au départ et à l'arrivée. Une discussion passionnante commence entre exilés : ces hommes qui appartiennent à tous les « milieux » du parti et de l'État soviétique et qui, quelques mois auparavant, y exerçaient encore de hautes responsabilités, disposent maintenant d'un peu de temps pour faire le point, méditer sur l'expérience des années écoulées, entreprendre des travaux théoriques, passer au crible les documents du parti et de l'Internationale, mener entre eux une sorte de discussion en chaîne. Une partie des documents passionnants qui en sont le fruit a été publiée à l'époque par le Biulleten et parfois en d'autres langues. Citons la « Critique du projet de programme de l’I.C. », élaborée par Trotsky à Alma‑Ata, la lettre de Rakovsky à Valentinov connue sous le titre de « Dangers professionnels du pouvoir ». On trouve à Harvard une autre « Critique du projet de programme de l'I.C. » par Dimitri Lapine, très appréciée par Trotsky. Mais nous n'avons ni la « Politique agraire du centrisme » de L. S. Sosnovsky, ni les travaux de Smilga et de Préobrajensky (« Les conquêtes de la dictature du prolétariat en l'an XI de la révolution »), de Rakovsky encore (« Les lois de la Dictature socialiste »), de Solntsev (« La loi du développement inégal chez Marx »), etc. Rarement sans doute dans l'histoire du marxisme il y eut période plus féconde et plus créatrice ‑ et résultats plus mal connus ou inconnus : ces titres ne reflètent qu'une infime partie de la production théorique des déportés.
Il ne s'agit pas cependant d'un travail académique. La « Critique du projet de programme » vise à atteindre toutes les sections de l'I.C. On s'efforce de discuter partout des textes qui doivent exprimer une position collective et les textes circulent. Pour cette critique précisément, le temps ayant manqué, il y a tout de même une sorte de procédure référendaire à travers les colonies : sur les deux textes qui s'opposent, celui de Radek ne rallie qu'une demi‑douzaine de signatures contre plusieurs centaines à celui de Trotsky.
Mais les problèmes politiques qui se posent ne sont pas ni gratuits ni abstraits. Pour isolées qu'elles soient, les premières capitulations ‑ les ex‑zinoviévistes Safarov, Ilya Vardine [6], mais aussi les ex‑trotskystes Piatakov, Serebriakov, Antonov‑Ovseenko, Krestinsky [7] ‑ n'en sont pas moins d'inquiétants indices de la fragilité d'hommes qui se croyaient des « durs » et ont cédé dès le début de la répression. Cette « seconde vague » ‑ la première était celle de Zinoviev‑Kamenev n'est pas cependant dans l'ensemble prise au sérieux et elle n'entame ni les forces vives de l'Opposition ni surtout son moral. La grande majorité des oppositionnels en exil se reconnaît dans l'interpellation féroce de Sosnovsky au capitulard Vardine : « N'oublie pas que tu es mort [8] ! »
L'évolution de Radek apparaît, elle, plus dangereuse, telle qu'elle se traduit à travers des interrogations et des doutes qui s'expriment d'abord dans ses lettres. L'homme, pétri d'intelligence, journaliste de grand talent, est connu aussi pour sa versatilité politique et son impulsivité. En 1927, il était très réservé vis‑à-vis de la « plate‑forme de l'Opposition », suggérait entre autres que le « Thermidor » dont l'Opposition dénonçait le danger était peut‑être déjà un fait accompli. Se refusant à fermer, comme le faisait la plate‑forme, la perspective d'un « second parti », il se rangeait finalement tout près des éléments les plus gauchistes, proches des décistes. Or, au début de 1928 , il renversait brutalement la vapeur : le raidissement de l'appareil après la crise du blé et la grève des livraisons de grain, début 1928, la décision d'appliquer aux koulaks des mesures de coercition lui semblent démontrer l'existence d'un véritable « tournant à gauche » qu'il juge positif ‑ de la part de la direction stalinienne.
En mars 1928, alors qu'il est en déportation à Tobolsk, la bienveillance intéressée du G.P.U. lui octroie l'autorisation de rencontrer chez Smilga, à Tomsk, ses plus proches amis, Beloborodov et Préobrajensky, ce dernier ayant été autorisé à venir de Kazan. Radek écrit beaucoup et cherche à convaincre ses camarades d'exil. Les réactions ne se font pas attendre. Elles ne font qu'accélérer sa démarche. Entraîné par sa propre verve, piqué au vif par les « attaques à la baïonnette » qui fusent de toute part contre lui ‑ le mot est de Trotsky ‑ il part en guerre contre la révolution permanente, puis contre la politique de l'Opposition de gauche dans la révolution chinoise. Trotsky ne peut pas ne pas répondre. Il le fait dans une lettre datée du 17 juillet 1928, une sévère critique des thèmes de Radek, qui ne rompt pas pour autant la solidarité de tendance avec lui, puisqu'il conclut sur la nécessité de « dire cela dans l'intérêt de la clarté sans craindre les tentatives d'un adversaire "monolithique" d'exploiter les divergences de vue entre nous ».
En fait, au moment où commence, au sommet, la crise de ce que Trotsky appelle « le bloc centre‑droite » et où s'annonce déjà la rupture entre Staline et Boukharine, le maintien des positions de l'Opposition et ses progrès rendent inévitables des mesures de répression aggravée. Dès la fin de septembre, les conditions de courrier normal dont les déportés avaient jusqu'alors pratiquement joui cessent brutalement. Le G.P.U. prend des mesures qui lui permettent d'effectuer un tri dans le courrier et de ne laisser arriver que la correspondance qu'il a décidé de laisser arriver et se donne les moyens d'interrompre totalement toute correspondance si cela lui apparaît nécessaire. Comme il est évident que ces mesures ne suffisent pas, le 16 décembre, le représentant du collège du G.P.U. Volynsky se présente à Alma‑Ata et déclare à L. D. :
« L'activité de vos camarades d'idées a pris dans le pays au cours de ces derniers temps un caractère nettement contre‑révolutionnaire ; les conditions dans lesquelles vous êtes placé à Alma‑Ata vous laissent parfaitement en mesure de diriger cette besogne, c'est pourquoi le collège du G.P.U. a décidé d'exiger de vous la promesse catégorique de cesser votre activité, sinon il se verra dans l'obligation de changer les conditions de votre existence en vous isolant complètement de la vie politique : cela posera en même temps la question du changement de votre lieu de résidence [9]. »
Le refus catégorique de Trotsky place le bureau politique au pied du mur. C'est seulement après trois jours de discussion passionnée et tendue qu'il se décide finalement et se prononce en faveur de la solution préconisée par Staline, contre l'attentisme de Boukharine. Trotsky est expulsé du territoire soviétique. Quelques jours auparavant, le G.P.U. a arrêté d'un coup quelque cent cinquante personnes pour la diffusion d'une lettre de Trotsky : parmi eux, de vieux‑bolcheviks, les Géorgiens Budu Mdivani et Kavtaradzé, le critique littéraire Voronsky, des héros de l'Armée rouge et de la guerre civile, Drobnis, Gaievski, Grünstein, Pevzner [10]. La Pravda ne dissimule pas qu'ils ont bénéficié de bien des sympathies et de « trop de tolérance » : ils sont soumis à « un isolement sévère en tant qu'éléments hostiles à la dictature prolétarienne » et la Pravda du 24 janvier menace quiconque serait tenté de leur manifester la moindre indulgence.
En fait, c'est une nouvelle époque qui commence dans l'histoire de l'Opposition de gauche comme dans celle de l'Union soviétique elle‑même.
Notes
[1] Boris M. Eltsine (1875‑1937?), membre du parti en 1899, bolchevik en 1903, avait été président du soviet d'Ekaterinoslav en 1917 et membre de l'exécutif pan‑russe des soviets. Il était depuis 1923 l'un des dirigeants de l'Opposition de gauche. Sur son rôle dans le « centre », cf. Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire (Seuil, 1951), p. 265, 280, 334.
[2] « Iz Orenburgskoi sselki », Bibliothèque du Collège de Harvard, 17399. Bien que le catalogue indique que l'auteur de ce document n'a pas été identifié, il s'agit à l'évidence de Victor Serge ce que confirment les recoupements avec sa correspondance.
[3] V. Serge, op. cit., p. 335 et Destin d'une révolution, p. 126.
[4] « Lettre de Moscou », Biulleten Oppositsii, n° 1/2, p. 17‑18.
[5] Rosa Léviné-Meyer, Inside German Communism, appendice « Jakovin and Pankratova », p. 209‑213. Grigori la. Iakovine (1896?‑1938) était historien et diplômé de l'Institut des Professeurs Rouges.
[6] Ilya V. Mguéladzé dit Vardine (1890‑1943), membre du parti depuis 1907, avait été l'un des dirigeants du parti et des soviets de Saratov en 1917, puis avait rejoint l'opposition de Zinoviev avant l'opposition unifiée.
[7] Léonid P. Serebriakov (1890‑1937), métallurgiste, bolchevik en 1905, avait été plusieurs fois emprisonné et déporté sous le tsarisme ; il avait été secrétaire du C. C., membre de l'Opposition de gauche en 1923. Vladimir A. Antonov‑Ovseenko (1884‑1938), d'abord officier, condamné à mort pour sa participation en tant que menchevik à la révolution de 1905, s'était évadé, avait collaboré avec Trotsky en exil, rejoint le parti avec lui en 1917. Il avait été responsable politique de l'Armée rouge. Nikolai N. Krestinsky (1883‑1938), ancien étudiant, bolchevik en 1903, avait été secrétaire du C. C. et membre de l'Opposition dès 1923.
[8] Lettre de L. S. Sosnovsky à Ilya Vardine, 30 mai 1928, Biulleten Oppositsii n° 3/4, septembre 1929, p. 19. Sosnovsky faisait allusion à une coutume juive lors des funérailles.
[9] Déclaration de Trotsky du 15 décembre 1928 dans un texte daté du même jour, T 2912.
[10] Polikarp dit Budu G. Mdivani (1877‑1937), membre du parti depuis 1903, membre du comité révolutionnaire de Géorgie en 1921, était avec l'Opposition depuis 1923. Sergei I. Kavtaradzé (1885‑1971), également vieux‑bolchevik géorgien, avait été commissaire à la justice, puis président du conseil des commissaires du peuple de Géorgie. Il appartenait également à l'Opposition de gauche depuis 1923. Aleksandr K. Voronsky (1884‑1943), bolchevik depuis 1904, journaliste et critique littéraire, avait notamment publié depuis 1921 jusqu'en 1927 la fameuse revue littéraire Krasnaia Nov. Yakov N. Drobnis (1890-1937), membre du parti en 1906, membre du C. C. ukrainien pendant la guerre civile, avait survécu au peloton d'exécution... Il avait fait d'abord partie de l'opposition « déciste ». D. S. Gaievski était un ancien de l'Armée rouge. Sur Grünstein, cf. p. 28 et sur Pevzner, p. 31.