"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?" Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980. |
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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)
Le tournant de 1932‑1933
La crise que traverse le pays, la famine qui ravage des régions entières, la misère et la sous‑alimentation des travailleurs des villes, le durcissement de la répression contribuent cependant peu à peu à isoler une direction que personne ne songe plus spontanément à qualifier de « géniale ». Le mécontentement, la méfiance gagnent non seulement le parti, mais l'appareil lui‑même. L'une des premières conséquences est le début d'une restructuration de l'Opposition, la perspective de sa reconstitution en tant qu'organisation bénéficiant du courant général d'opposition à Staline. Sous cet angle, les récentes découvertes faites dans les papiers d'exil de Harvard [1] permettent d'esquisser un chapitre très nouveau de l'histoire de l'Opposition de gauche en U.R.S.S.
Depuis 1932 en effet, les organisations ou groupes d'opposition, les initiatives contre la politique de Staline ne cessent de se multiplier au sein même de l'appareil. En 1930, c'est le comité du parti de Transcaucasie, dirigé par V. V. Lominadzé [2], jusque‑là un des favoris de Staline, qui vote une résolution très dure contre la politique économique du parti, dénonce le gouffre qui se creuse entre les bureaucrates et les masses. Dans le même sens, le président du conseil des commissaires du peuple de la R.S.F.S.R., Sergei I. Syrtsov [3], a élaboré un texte critique. Ce ne sont pas initiatives individuelles, et le G.P.U., alerté par ces concordances, va bientôt le découvrir. Syrtsov et Lominadzé sont en effet les organisateurs d'un groupe clandestin d'opposition aux ramifications étendues qui comprend notamment des intellectuels bolcheviques comme Jan E. Sten, le philosophe, mais aussi les cadres des jeunesses communistes de l'époque révolutionnaire, Lazar Chatzkine, Nikolai Chapline [4]. D'autres groupes se constituent, comme, par exemple, au commissariat de l'agriculture, celui qu'anime l'ancien commissaire A. P. Smirnov avec le directeur des transports et celui du ravitaillement de la R.S.F.S.R., Nikolai Eismont, et Tolmatchev [5].
En 1932, ces hommes, que Trotsky tient à juste raison pour des « capitulards », font le bilan de leur tentative de réintégrer le parti et de s'insérer dans son action sous la direction de Staline : c'est un bilan effroyablement négatif car leur capitulation n'a servi qu'à les discréditer. Les zinoviévistes se retrouvent régulièrement pour discuter des problèmes du présent, mais aussi du passé. La catastrophique politique allemande de Staline les mobilise contre lui autant que la crise économique qui ravage le pays. Zinoviev se risque à des remarques sur la conception du front unique qui était celle de Lénine, en opposition au « front unique à la base » préconisé en Allemagne par le disciple de Staline, Thälmann [6].
En fait, les deux dirigeants de la « nouvelle Opposition » commencent à mesurer l'étendue de la faute qu'ils ont commise en 1927 en rompant avec Trotsky pour tenter de rester « à plat ventre » dans ce parti où, de toute façon, ils ne sont que des otages impuissants. De conversation privée en conversation privée, Zinoviev et Kamenev commencent à tâter le terrain autour d'eux et à chercher des alliés.
Du côté des anciens trotskystes, c'est Ivan N. Smirnov qui semble avoir été le plus actif, dans le sens d'une reprise d'une activité clandestine prudente mais déterminée. Autour de lui, ceux qui ont capitulé en même temps que lui, l'Arménien Ter‑Vaganian, Ufimtsev [7], et même Préobrajensky, ancêtre de la capitulation avec Radek. On rassemble des informations, on cherche des contacts. Au mois de juin 1932, les pourparlers commencent avec le groupe « gauchiste » des ex-staliniens écartés en 1930, par l'intermédiaire de Ter‑Vaganian qui s'est, depuis quelques années, lié à Lominadzé. L'idée d'un « bloc » des oppositions d'excapitulards et ex‑staliniens fait son chemin.
C'est probablement à la même époque que naît clandestinement un groupe original d'opposition, connu sous le nom de groupe Rioutine [8]. Au point de départ, il y a le désarroi, puis la colère des cadres d'anciens « droitiers » du parti devant la capitulation de leurs dirigeants et en particulier de Boukharine. Non seulement en effet, les chefs de la droite ont capitulé sans se battre, victimes d'un « régime » du parti qu'ils avaient eux‑mêmes contribué à créer, mais encore les excès insensés de la collectivisation rurale semblent leur donner raison par rapport aux avertissements qu'ils ont vainement lancés. Rétrogradés à partir de 1928‑29, conservant néanmoins des postes dans l'appareil de Moscou, les apparatchiki Rioutine, Ouglanov [9], rompant avec leur fraction dans ses formes traditionnelles, lancent l'idée de la conciliation des oppositions. Pour eux, Boukharine a eu raison sur le plan de la polémique économique et Trotsky sur celui du parti. Leur plate‑forme de 165 pages présente un programme de restauration de la démocratie interne du parti et développe la nécessité de « chasser Staline ». Le gros de leurs recrues est constitué par des droitiers comme les « professeurs rouges » Slepkov et Maretsky, les anciens protégés de Boukharine, mais ils recrutent aussi à gauche, par exemple le vieil ouvrier bolchevique de Leningrad Kaiourov [10]. La plate‑forme circule dans le parti et même dans les usines. A l'été, Rioutine est arrêté et emprisonné.
A cette époque, les affaires ont déjà beaucoup avancé, à gauche. Le groupe de Smirnov discute avec les zinoviévistes, avec les « gauchistes » du groupe de Lominadzé et l'accord se fait pour un « bloc « auquel on demande aussi aux trotskystes d'adhérer. C'est au moment où se mène, en septembre, cette discussion, que la répression frappe : Zinoviev et Kamenev sont exclus du parti en même temps que les principaux animateurs du groupe Rioutine, accusés les uns et les autres d'avoir formé une organisation pour restaurer « le capitalisme et le koulak ». Quelques semaines après, c'est au tour du groupe Smirnov de tomber, suivi à quelques semaines par le groupe Eismont‑Tolmatchev. Le bloc n'aura vécu que quelques semaines et vraisemblablement n'aura même pas eu le temps de se donner une direction, puisque deux des groupes qui le constituent ont été décapités dès l'automne 1932.
Ce n'est pourtant pas la même histoire qui recommence. D'abord parce qu'il n'est pas du tout certain que l'existence du bloc ait été découverte à cette époque, comme le suggère le fait que les membres du groupe Sten‑Lominadzé n'ont pas eu à subir de répression renouvelée autre que quelques mesures de déportation. Officiellement, Zinoviev et Kamenev sont frappés pour avoir eu connaissance de la plate‑forme de Rioutine et ne pas l'avoir dénoncée. Peut‑être en effet le G.P.U. n'en savait‑il pas plus. Le principal militant trotskyste arrêté dans cette période, Andréi Konstantinov, n’est d'ailleurs pas arrêté comme tel en décembre 1932, mais seulement pour des paroles imprudentes : quatre ans plus tard, à sa sortie d'U.R.S.S., Victor Serge ne le range toujours pas dans la catégorie des détenus trotskystes [11].
Ensuite, la majorité du bureau politique ne suit pas Staline qui voudrait une répression accrue et réclame la tête de Rioutine en affirmant que sa « plate‑forme » est un appel à l'assassiner [12].
Par ailleurs, la lettre dans laquelle Sedov annonce à Trotsky la naissance du bloc [13] mentionne également ce qu'il appelle « l'effondrement des anciens », allusion sans doute à Karl Grünstein que Trotsky, dans sa réponse, qualifie de « capitulard ». Mais Sedov précise que les liaisons ouvrières ont été préservées : l'Opposition de gauche semble sortie de son isolement et susceptible de réaliser de nouveaux progrès. Le rapport de février 1933 dégage en fait un sentiment d'optimisme et suggère l'image d'un groupe qui dispose au moins de nombreux canaux d'information [14]. Or tout cela va changer brusquement avec la victoire en Allemagne des bandes hitlériennes.
Avec le mouvement ouvrier et communiste allemand, c'est le réseau de Sedov ‑ obligé d'ailleurs de quitter l'Allemagne ‑ qui disparaît : les relations de l'Opposition russe avec l'extérieur sont définitivement brisées. Son isolement est définitivement acquis. Staline, par ailleurs, va bénéficier du découragement provoqué par le désastre, de l'inquiétude de tous ceux qui hésitent à le combattre sous la menace désormais directe d'un ennemi mortel. Le relâchement relatif de la terreur pendant les années 1933‑1934, l'amélioration de la situation économique, avec une bonne récolte et un ravitaillement amélioré, contribuent à rendre plausible cette sorte d'union sacrée que le péril extérieur semble commander. Dès le mois de mars 1933, Zinoviev et Kamenev, descendant vers l'abîme une marche supplémentaire ont capitulé de façon plus honteuse encore afin de gagner le droit de revenir à Moscou et d'être réintégrés dans le parti. Les partisans du « bloc » semblent s'être de nouveau éparpillés dans une période où l'on peut croire que le « libéralisme » de Kirov et de ses alliés avait fait entendre raison à Staline.
C'est dans le cadre de ce relatif répit et dans une situation mondiale marquée par le triomphe de la réaction et la marche à la guerre que Staline va mettre en place le mécanisme qui lui permettra de liquider les vieux cadres du parti, à commencer par les membres du bloc, de détruire définitivement l'Opposition de gauche et de frapper de terreur et de stupeur pour des décennies les masses soviétiques.
Notes
[1] Cf. Cahiers Léon Trotsky n° 5, p. 5‑37.
[2] Vissarion V. Lominadzé (1898‑1934), ancien dirigeant des J.C. et homme de confiance de Staline, qui l'envoya notamment en Chine en 1927, s'était retourné contre sa politique en 1929 et avait constitué un groupe d'opposition. Il se suicida en 1934.
[3] Sergei I. Syrtsov (1893‑1938), membre du parti depuis 1913, avait fait une carrière d'apparatchik et présidait en 1930 le conseil des commissaires du peuple de la R.S.F.S.R. Plus tard directeur d'usine, il mourut en prison.
[4] Le philosophe Jan E. Sten ( ‑1937), qui avait été membre de la commission centrale de contrôle du parti commença à s'éloigner de la fraction stalinienne en 1928. Associé à Lominadzé à partir de 1929, il fut arrêté et exécuté en 1937. Lazar A. Chatzkine (1902-1937), secrétaire des J.C. de 1917 à 1922, avait également été dirigeant de l'Internationale des jeunes. Lié à Lominadzé, il fut sanctionné d'abord, arrêté et exécuté ensuite pour les mêmes raisons de même que Nikolai P. Chapline (1902‑1938) qui avait eu une carrière similaire.
[5] Aleksandr P. Smirnov (1877-1938), ouvrier, membre du parti en 1896, lié aux « droitiers » avait été commissaire du peuple à l’agriculiture. Nikolai B. Eismont (1891-1935), avocat membre du parti en 1907, avait milité avec l’organisation interrrayons et rejoint le parti bolchévique en 1917. Il était commissaire au ravitaillement de la R.S.F.S.R. Vladimir P. Tolmatchev (1896-193 ?), membre du parti en depuis 1905, était également un ancien commissaire du peuple de la R.S.F.S.R. et responsable des transports.
[6] Ernst Thälmann (1886‑1944), docker de Hambourg, venu au K.P.D. par l'U.S.P.D., avait été choisi par Staline comme « chef » du parti allemand et appliqua sans défaillance la politique qui lui fut dictée.
[7] Vagarchak Ter‑Vaganian (1893‑1936), vieux‑bolchevik arménien, avait été rédacteur en chef de la revue Pod Znamenen Marksisma [Sous la Bannière du marxisme]. Déporté, il avait capitulé en même temps que Smirnov. Nikoïai I. Ufimtsev (1888‑1938), membre du parti en 1906, avait également suivi I.N. Smirnov.
[8] Mikhail N. Rioutine ( ‑ ), instituteur devenu officier pendant la guerre, avait rejoint les bolcheviks pendant la guerre civile. Apparatchik à Moscou, il avait inauguré l'emploi de la violence contre l'Opposition de gauche.
[9] Nikolai A. Ouglanov (1886‑1940), fils de paysans, membre du parti en 1907, « droitier », avait dirigé la lutte contre l'Opposition à Moscou avant d'être lui‑même éliminé par Staline.
[10] Aleksandr Slepkov ( - ) et Dmitri Maretsky ( - ) tous deux anciens de l'Institut des professeurs rouges étaient des disciples favoris de Boukharine. Vassili M. Kaiourov (1876‑1936), ouvrier et vieux‑bolchevik dirigeait en 1917 le célèbre rayon ouvrier de Vyborg.
[11] Victor Serge mentionne Konstantinov (Destin, ... p. 144) comme seulement « suspect de trotskysme ». Dans le document 17399 de Harvard, il dit qu'il fut arrêté pour des paroles imprudentes à la fin de 1932. M.M. JOFFÉ, op. cit., p. 58, le présente comme un « dirigeant de l'Opposition de gauche » et rien ne permet de mettre en doute son témoignage. A.M. Chabion faisait aussi partie du Centre en 1932.
[12] Pour un bon résumé de cette affaire, voir Boris I. Nikolaievsky, Les Dirigeants soviétiques et la lutte pour le pouvoir, p. 88.
[13] Lettre de Sedov à Trotsky, Harvard, 5482.
[14] Biulleten Oppositsii n° 33, avril 1933, p. 24‑26.