1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Au soviet de Petrograd, le 12 novembre, « jour d'incertitude », raconte l'irremplaçable chroniqueur de la révolution d'Octobre, l'Américain John Reed :
« Trotsky faisait le point : " Les Cosaques reculent devant Krasnoie-Selo. (Acclamations exultantes). Mais la bataille ne fait que commencer. A Poulkovo, le combat se poursuit avec violence. Tous les renforts disponibles doivent être expédiés là-bas ... Les nouvelles de Moscou sont mauvaises... Au front, les décrets sur la paix et sur la terre provoquent un grand enthousiasme. Kerensky innonde les tranchées de racontars sur Petrograd mis à feu et à sang... Les croiseurs Oleg, Aurora et Respublica ont mouillé l'ancre dans la Néva et braqué leurs canons sur les abords de la capitale...
- Pourquoi n'êtes-vous pas là où sont les gardes rouges? " lança une voix rude.
- Justement, j'y vais, répliqua Trotsky ", et il quitta la tribune. Un peu plus pâle que d'habitude, il traversa la salle, entouré d'amis empressés et se hâta vers l'auto qui l'attendait dehors [2]. »
Deux jours auparavant, le 10 novembre, au moment où Kerensky, avec les troupes du général Krasnov, menaçait Petrograd, Trotsky, au nom du soviet, avait appelé à la défense de la capitale d'Octobre. Le même John Reed a décrit la réponse du prolétariat :
« Les travailleurs déferlaient dans les rues, hommes et femmes, par dizaines de milliers ; par dizaines de milliers, les taudis bourdonnants vomissaient leurs légions sombres et misérables. La Cité rouge de Petrograd était en danger ! Les Cosaques ! Le long des rues sordides, vers le sud et le sud-ouest, dans la direction de la Porte de Moscou, s'écoulait le flot d'hommes, de femmes et d'enfants, chargés de fusils, de pioches, de bêches, de rouleaux de fil de fer, de cartouchières, accrochés par-dessus les vêtements de travail. Un jaillissement immense, spontané, comme la ville n'en avait jamais vu. Ils dévalaient, tel un torrent charriant des compagnies de soldats, des canons, des camions, des voitures, prolétariat révolutionnaire défendant avec sa poitrine la capitale de la République ouvrière et paysanne [3] ! »
Tout le rapport entre le prolétariat de Petrograd et Trotsky, chef de l'insurrection, apparaît dans ces deux textes. Trotsky est bien le chef, mais c'est la volonté des masses qu'il s'efforce de traduire en directives et mesures d'organisation : il obéit à ses hommes ! En tant que président du soviet de Petrograd et membre de son comité militaire révolutionnaire, il a convoqué à Smolny une conférence militaire et confié le commandement des unités de marins, de soldats et d'ouvriers à des officiers de carrière, flanqués de militants qui les surveillent. Après la victoire de Poulkovo et la prise de Gatchina, il signe : « Trotsky, commissaire du peuple », un texte où, pour la première fois se combinent rappel à l'initiative politique et les encouragements du chef de guerre satisfait :
« La grande idée de la domination de la démocratie ouvrière et paysanne a resserré les rangs de l'armée et a durci sa volonté. [...] La défaite de Kerensky est celle des propriétaires fonciers, de la bourgeoisie et des partisans de Kornilov. La défaite de Kerensky est l'affirmation des droits du peuple à une vie de paix et de liberté, à la terre, au pain et au pouvoir [...]. Il n'est pas de retour au passé. Des combats, des obstacles, des sacrifices nous attendent. Mais la route est ouverte et la victoire assurée [...]. Gloire aux combattants de la Révolution, aux soldats, et officiers fidèles au peuple ! Vive la Russie populaire, révolutionnaire, socialiste [4] ! »
« Commissaire du peuple », Trotsky l'était depuis la constitution du nouveau gouvernement. Le nouveau vocable avait été adopté dans la réunion d'un C.C. aux rangs éclaircis, dans les heures suivant le succès de l'insurrection. La proposition émanait de lui, et Lénine, qui ne voulait pas du terme de « ministre », l'avait jugée bonne : « Cela sent la révolution [5]. » Il avait en outre proposé, compte tenu du rôle de Trotsky dans l'insurrection, que celui-ci prenne la tête du gouvernement. Trotsky avait refusé l'honneur et la charge. Epuisé, il éprouvait le besoin d'alléger ses responsabilités. Surtout, avec la majorité des autres, il estimait que la fonction revenait de droit à Lénine [6].
Il eut, semble-t-il, un peu plus de peine à décliner la deuxième proposition de Lénine qui voulait lui confier le commissariat du peuple à l'Intérieur : l'argument qu'il invoqua – le fait qu'il était juif et que ce serait exploité par les ennemis – n'était pas de nature à impressionner Lénine. L'appui de Sverdlov permit cependant à Trotsky d'échapper à cette fonction [7]. En réalité, Trotsky souhaitait une responsabilité qui lui semblait plus conforme tant à ses capacités qu'à ses aspirations personnelles : il était candidat à la direction de la presse du parti, agitation et propagande. Il ne l'obtint pas – on lui préféra Boukharine – et se retrouva finalement aux Affaires étrangères, parce que, disait Lénine, on allait « l'opposer à l'Europe [8] ». Il accepta.
Curieusement, et alors même que la revendication centrale de la Paix impliquait une intervention politique active dans les relations internationales en direction des belligérants, Trotsky ne semble pas avoir d'emblée pressenti l'ampleur de la tâche qui l'attendait là. Il évoque, dans Ma Vie, le souvenir d'une réflexion que lui-même aurait faite alors à ce sujet à un camarade : « Je vais publier quelques proclamations révolutionnaires et je n'aurai plus qu'à fermer boutique [9]. »
En fait, ses débuts ne sont pas brillants. Les personnels du ministère, à l'initiative des hauts fonctionnaires, étaient en grève pour protester contre l'insurrection d'Octobre. Quand Trotsky s'est présenté, le 9 novembre, il s'est contenté d'un appel au travail et s'est retrouvé devant un mouvement renforcé ; tiroirs et placards fermés, ni dossiers, ni clés.
Retournant à Smolny – l'ancien pensionnat de jeunes filles où s'étaient implantées les nouvelles autorités – où l'attendent des tâches plus urgentes, il confie alors le ministère – et d'abord le soin de briser la grève – à Markine, le marin ami de ses enfants, qu'il connaît depuis quelques semaines. Markine fait arrêter et emprisonner deux hauts fonctionnaires – dont le prince Tatichtchev qui avait « informé» Trotsky de la grève – et obtient rapidement leur capitulation, la restitution des clés, l'accès aux documents. En possession des clés de son ministère, il n'a pas pour autant le temps de s'y consacrer.
« Markine devint alors, provisoirement, le ministre des Affaires étrangères sans en avoir le titre. Il débrouilla tout, à sa manière, dans le mécanisme du commissariat, procéda d'une main ferme à l'épuration, chassant les diplomates de haute lignée, les diplomates fripons, réorganisant la chancellerie. Il confisqua au profit des clochards de tout âge les objets que l'on recevait encore en contrebande par les valises diplomatiques. Il fit une sélection parmi les plus édifiants documents secrets et publia ce qu'il avait choisi, sous sa responsabilité personnelle, avec des notes de lui, en brochure [10]. »
La révocation de trente-trois hauts fonctionnaires et de vingt-huit diplomates, avait, comme le précise Victor Serge, brisé la sujétion des petits fonctionnaires et du même coup, la grève [11].
Une autre épreuve attendait les bolcheviks. Influencés par les mencheviks, les dirigeants des syndicats de cheminots, le Vikjel, utilisaient cette position stratégique pour prendre à la gorge le nouveau gouvernement. Leur objectif proclamé était la formation d'un gouvernement socialiste de coalition comprenant bolcheviks, mencheviks et s.r. Ils tentèrent de l'arracher aux bolcheviks par la menace de grève dans les chemins de fer. C'était une remise en cause des résultats de l'insurrection : elle trouva de l'écho à la direction du parti bolchevique où il y avait eu, on le sait, une forte opposition à la prise du pouvoir. Zinoviev et Kamenev, avec un soutien élargi, remirent en cause à cette occasion la politique qui avait conduit à l'insurrection.
Dans un premier temps, les représentants du parti bolchevique aux négociations organisées par le Vikjel avec tous les partis socialistes, acceptent en effet de signer avec les autres un appel au cessez-le-feu et de transmettre des propositions des mencheviks et des s.r., précisant qu'ils exigent que Lénine et Trotsky ne soient pas membres du gouvernement de coalition [12]. Cette élimination répondait-elle aux sentiments réels de ces bolcheviks qu'on appelait « conciliateurs » ? On peut le penser. Les choses en tout cas vont très vite plus loin, malgré la déroute des troupes qui ont tenté de soutenir Kerensky. L'opposition des bolcheviks « conciliateurs » se cristallise sur la question de la « coalition » qui leur paraît l'unique alternative à l'engrenage de la terreur qu'ouvrirait, selon eux, la permanence du gouvernement bolchevique.
Au comité exécutif central des soviets, les délégués bolcheviques, sous l'influence de Zinoviev et de Kamenev, votent, dans la séance de nuit du 2/15 au 3/16 novembre, une résolution en contradiction avec celle de leur comité central. Le 4/17 novembre, quatre commissaires du peuple membres du parti bolchevique démissionnent de leurs responsabilités [13]. Cinq membres du comité central bolchevique donnent également leur démission : Zinoviev, Kamenev, Rykov, Milioutine et Noguine [14]. Par son éclat, son caractère public, son ampleur, par la division qu'elle introduit au sommet du parti comme au gouvernement, cette crise est sans précédent. Une fois de plus, en tout cas, elle dresse un groupe important de vieux-bolcheviks contre Lénine et Trotsky.
Trotsky est évidemment au premier rang de la lutte contre les conciliateurs. A son retour des premiers combats victorieux, il s'indigne que des bolcheviks aient pu accepter des propositions semblables. Pour lui, les conciliateurs ont capitulé, renié l'insurrection et la politique du parti. Moins tranchant que Lénine, qui propose de rompre immédiatement les négociations pour un gouvernement de coalition, il se déclare disposé à accepter cette solution, à condition toutefois que les bolcheviks détiennent 75 % des postes de commissaires du peuple, qu'aucune exclusive ne soit lancée contre l'un des leurs et que Lénine demeure le chef du gouvernement [15].
Le 4/17 novembre s'engage le débat public sur cette question, à l'exécutif des soviets qui est, au fond, le parlement de la révolution. Le gouvernement bolchevique vient de décider d'interdire les journaux du parti cadet qui préconisent la lutte armée contre lui. Les conciliateurs s'indignent de cette répression qui commence, de l'atteinte aux libertés que constituent ces mesures. Larine présente une résolution annulant le décret sur la presse, précisant :
« Aucun acte de répression politique ne peut être réalisé en dehors de l'autorisation d'un tribunal spécial, choisi par le comité exécutif central proportionnellement à la force de chaque fraction. Ce tribunal a le droit d'annuler tout acte répressif déjà accompli [16]. »
Trotsky s'en prend alors à ses camarades qui prêchent la conciliation :
« Réclamer l'abandon de toutes les mesures de répression pendant une guerre civile équivaut à réclamer l'arrêt de la guerre elle-même. Une telle revendication ne peut émaner que des adversaires du prolétariat [17]. »
Répondant aux arguments démocratiques classiques sur la liberté de la presse qu'opposent aux gouvernements les s.r. de gauche – appuyés par les bolcheviks « conciliateurs » et leur mot d'ordre de liberté de la presse et d'abolition de toute censure –, il affirme la nécessité de rompre avec cette conception qui revient à reconnaître le droit à l'existence des seuls journaux appuyés par des banques. Il propose, pour la période de transition, la confiscation des stocks du papier et du matériel d'imprimerie, ainsi que des entreprises et une réglementation donnant au peuple le droit de s'exprimer par voie de presse [18].
L'homme qui vient de refuser d'être commissaire du peuple à l'Intérieur ne se prive pas pour autant d'intervenir dans des questions qui relèvent de la politique générale de ce commissariat. C'est lui qui annonce, le 28 novembre, l'interdiction du parti cadet qu'il accuse – à juste titre d'ailleurs – d'être la tête politique des gardes blancs et le centre de recrutement des généraux Kornilov et Kalédine. Toujours convaincu qu'une politique de terreur n'est pas une nécessité inéluctable, il refuse pourtant de se dessaisir d'une arme qui peut être un recours indispensable. Réaffirmant, dans la même phrase le refus de la politique terroriste, il menace pourtant :
« Nous avons commencé modestement. Nous avons arrêté les dirigeants des Cadets et donné l'ordre de surveiller leurs partisans en province. A l'époque de la Révolution française, les Jacobins ont guillotiné des gens plus honnêtes que ceux-là parce qu'ils faisaient obstacle à la volonté du peuple. Nous n'avons exécuté personne et nous n'avons pas l'intention de le faire, mais il y a des moments où la colère du peuple se déchaîne et les Cadets ont cherché leurs ennuis [19]. »
Lénine n'avait finalement pas dit autre chose quand il s'était vivement opposé, au lendemain de l'insurrection d'Octobre, à l'abolition de la peine de mort souhaitée par la majorité du comité central bolchevique.
La question la plus pressante avait finalement été résolue pendant le débat avec les « conciliateurs », et presque sans intervention du pouvoir central : l'autorité du gouvernement bolchevique – finalement renforcée par rentrée des s.r. de gauche – s'était élargie à l'ensemble du pays, sans conflits armés de grande envergure, à la seule exception des durs combats de Moscou : là, les éléments contre-révolutionnaires, appuyés sur les élèves-officiers et sous le drapeau de la « liberté de la presse » avaient résisté, les armes à la main, pendant six jours, ne cédant qu'après un bombardement du Kremlin par des artilleurs « rouges ». Sur un rythme inégal, généralement plus vite dans les villes industrielles, les soviets à majorité bolchevique avaient assumé le pouvoir, cependant que les bolcheviks prenaient la majorité dans les soviets jusque-là restés aux mains des mencheviks et des s.r.
L'historiographie soviétique n'est pas très riche pour l'histoire de la première période du pouvoir des soviets, et ce n'est certainement pas un hasard, car la réalité historique démentirait de façon trop cinglante le mythe officiel. Dans une optique finalement semblable, les historiens occidentaux, à la suite du travail fort documenté du professeur Anweiler [20], étudient moins la démocratie réellement existante que ce qu'ils appellent les ruses du parti bolchevique et ses efforts pour imposer son hégémonie.
On ne court guère en réalité de risque de lourde erreur en supposant que la situation qui prévalait alors au sommet reflétait assez bien, mais de façon très atténuée, celle du pays tout entier. Dans les premiers mois de ce qu'on appelle déjà alors « la dictature bolchevique », les bolcheviks sont loin de monopoliser l'autorité au sein des soviets : ils sont minoritaires dans nombre d'entre eux, membres de la coalition « socialiste » qui les dirige dans d'autres, prépondérants seulement dans les villes industrielles les plus importantes. Ils ne constituent nullement un « parti soviétique » unique, le parti du pouvoir, même si c'est une perspective que leurs adversaires redoutent et qu'ils ne rejettent pas. Là où ils sont en effet à la barre, comme à l'exécutif central des soviets, il existe une ou plusieurs minorités, un pluralisme politique véritable, des débats authentiques, des votes contestés, des coalitions qui se nouent et se dénouent. Les « commissaires du peuple » ont certes un pouvoir législatif, mais chacun d'entre eux est flanqué d'un collège de cinq membres de l'exécutif, qui le contrôlent et peuvent faire appel de ses décisions. On sait enfin que certains soviets locaux ou régionaux jouissent d'un pouvoir de fait très étendu et constituent, à bien des égards, sans que le pouvoir central s'en émeuve encore, des républiques autonomes.
Victor Serge écrit :
« En Russie comme à l'étranger, il n'était question que de la "dictature de Lénine et Trotsky". C'était profondément inexact. Le comité central, les comités soviétiques, les comités locaux délibéraient librement, passionnément, sur toutes les décisions, et les divergences de vues s'affirmaient souvent avec véhémence. Toutes les décisions étaient soumises aux assemblées du parti, des soviets, des congrès, des comités exécutifs. Ainsi fonctionnait – avec trop de délibérations – une démocratie ardente qui, du reste, ne refusait aucune liberté à ses adversaires socialistes. Anarchistes, socialistes-révolutionnaires de droite (ceux-ci ouvertement liés à la contre-révolution), socialistes-révolutionnaires de gauche, social-démocrates mencheviks subdivisés en plusieurs nuances, avaient leurs clubs, leur presse, leurs représentations [...]. La "dictature du prolétariat" se voulait réellement "la plus large démocratie des travailleurs". Toute la politique de ses dirigeants reposait sur l'appel constant aux masses, à leur adhésion, à leur initiative et les résultats en étaient chaque jour saisissants [21]. »
On pourrait faire des remarques analogues à propos du fonctionnement du parti bolchevique, et plus précisément de sa direction. Il n'y a pas, à la direction du parti, plus de monolithisme après Octobre qu'avant. C'est de façon publique que les conciliateurs s'opposent à la direction du parti, votent à l'exécutif contre les décrets gouvernementaux. Dans cette activité de critique et d'opposition, ils bénéficient de l'autorité que leur valent des responsabilités qu'ils doivent au parti : c'est le cas de Kamenev qui négocie avec le Vikjel comme président de l'exécutif, c'est-à-dire, en somme, comme président de la République des soviets. Lénine ne les attaque pas comme « traîtres » ou « déviationnistes » – cette dernière notion n'existe pas –, mais comme des « déserteurs » quand ils abandonnent le poste auquel ils ont été élus, des « jaunes », quand ils refusent la discipline qu'ils doivent respecter après une décision, même s'ils ont été mis en minorité : et c'est, après tout, la règle pour tout parti. On chercherait vainement, dans ces mois, les caractères d'organisation d'un appareil ou les traits psychologiques des cadres et militants qui caractériseront plus tard le stalinisme. Ancien anarchiste, donc sensibilisé à ces questions, Victor Serge témoigne :
« L'autorité personnelle de Lénine et de Trotsky n'avait d'autre fondement que leur prestige. La suprême menace de Lénine, quand il se trouva momentanément en minorité, ce fut de démissionner. Les discussions les plus vives, dans le parti, ne provoquaient que des "démissions" sans effet, car la vieille camaraderie d'hommes qui se connaissaient depuis de longues années aplanissait toujours les désaccords [22]. »
Il devient, dans ces conditions, difficile d'opérer toujours une distinction nette entre la biographie politique de Trotsky et l'histoire du gouvernement soviétique dont il s'est toujours déclaré solidaire, même quand il était absent des délibérations. On peut dire en tout cas que, dans ces journées de crise où se jouait le sort de la république soviétique proclamée à Petrograd, Trotsky ne cesse de grandir en prestige et popularité aux yeux du parti comme du peuple révolutionnaire. Tribun favori des foules ouvrières de la capitale, enfant chéri des marins et des soldats, il a été l'organisateur d'Octobre. L'exclusive jetée contre lui par les socialistes de collaboration n'a fait qu'augmenter une autorité ainsi consacrée par l'acharnement de l'adversaire. Sans doute la demi-acceptation de son élimination par les conciliateurs l'a-t-elle plus fortement et plus profondément intégré au parti, puisque ce néophyte est resté avec Lénine au moment où tant de vieux-bolcheviks fléchissaient. Ses interventions enflammées pour mobiliser les ouvriers contre le coup de Kerensky et la levée en masse qui a suivi, sa venue au front à Poulkovo et sa présence lors de la canonnade qui a repoussé les troupes de Krasnov, son entrée à la tête des gardes rouges dans le palais impérial de Gatchina, le communiqué flamboyant qu'il a rédigé de sa main au petit matin de la victoire, tout cela lui apporte la dimension du combattant les armes à la main et – déjà – du chef de guerre.
Sans doute ses relations avec Lénine n'ont-elles jamais été meilleures qu'à cette époque. Rappelant que Trotsky s'est depuis longtemps prononcé contre toute unification avec les socialistes conciliateurs, Lénine assure devant le comité du parti de Petrograd qu' « il n'y a pas eu depuis de meilleur bolchevik » que lui [23]. Les débats au sein du parti bolchevique depuis juillet donnent en tout cas le sentiment que les deux hommes sont en effet les seuls qui aient réussi en tout temps à maintenir le cap et à demeurer fermes sur la ligne déterminée en commun. Ils en ont tous deux conscience. Lénine s'interroge : que deviendrait la révolution, s'ils venaient tous deux à disparaître ? Sverdlov et Boukharine se « débrouilleraient-ils [24] » ?
Trotsky n'est probablement pas aussi bien vu des cadres du parti et notamment du comité central. Il y a là des hommes qui ont, pendant des années, suivi avec application les traces de Lénine, fait écho à toutes ses polémiques et inlassablement répété notamment ses invectives contre celui qui a été, en 1903, l'allié des mencheviks et, plus tard, l'inspirateur du bloc d'août. La « réhabilitation » de Trotsky, son intégration dans la direction bolchevique ont été réalisées en quelques semaines, sans explications, et l'on peut supposer qu'elles n'allaient pas sans éveiller réticences et même rancœurs chez des hommes qui le voyaient maintenant occupant auprès de Lénine une place dont ils avaient sans doute rêvé pour eux-mêmes. En outre, la longue solitude politique de Trotsky, son caractère impérieux, voire autoritaire, le ton cassant qui était souvent le sien, son ironie mordante et peut-être, après des mois d'épuisement quotidien, l'immense fatigue nerveuse qu'il éprouvait, ne contribuaient sans doute pas à lui faire des amis dans les cercles dirigeants qu'il fréquentait tous les jours et qui étaient eux aussi marqués par la tension.
On peut sans peine imaginer la difficulté des relations de travail qu'il avait à entretenir, par exemple, avec Zinoviev et Kamenev, longtemps disciples de Lénine ferraillant contre lui, et maintenant cibles de leurs critiques conjuguées, et combien l'amour propre de ces derniers a pu en souffrir.
Ce n'est que quelques semaines après l'insurrection et son entrée au commissariat du peuple aux Affaires étrangères que Trotsky prend les premières initiatives pour la réalisation du programme bolchevique sur la Paix – ou, du moins, pour l'arrêt des combats –, qui est d'une telle importance pour l'autorité du gouvernement soviétique. Il s'en explique franchement devant l'exécutif central des soviets le 8 novembre : il n'a pas été possible, du fait des difficultés internes, d'entamer la procédure pour une application du « décret sur la paix », et le moment en est arrivé désormais, avec la stabilisation de l'autorité du gouvernement soviétique, la défaite de Kerensky, l'extension à tout le pays du pouvoir des soviets et la preuve que la révolution russe ne sera défaite « ni en un jour ni en une semaine », qu'elle constitue un facteur avec lequel il faut compter. C'est dans cette perspective, explique-t-il à l'exécutif, qu'il vient de donner au général Doukhonine, chef d'état-major général, des instructions pour ouvrir les négociations avec l'ennemi en vue de la conclusion d'une trêve, cependant qu'il a lui-même pris toutes mesures pour diffuser, notamment en langue allemande, le « décret sur la paix » et rendre publics les documents diplomatiques secrets montrant la soumission des gouvernements russes successifs aux Alliés [25].
En conclusion, Trotsky donne l'explication de sa politique étrangère, tentative pour sortir de la contradiction dans laquelle est enfermée la « lutte pour la paix », quand elle s'adresse à des gouvernements qui veulent poursuivre la guerre et ne redoutent que la révolution. Il assure :
« Tous les gouvernements subissent la pression de leurs peuples, et notre politique consiste à chercher à accroître cette pression. C'est là l'unique garantie que la paix sera une paix honnête qui conduira non à la ruine de la Russie, mais à la coexistence fraternelle entre elle et ses voisins de l'Ouest [26]. »
Dans la matinée du 9/22 novembre 1917, au cours d'une conversation téléphonique avec Lénine, Staline et Krylenko, le général Doukhonine se déclarait incapable d'exécuter l'ordre qui lui avait été donné d'ouvrir les négociations pour la conclusion d'une trêve, cette tâche étant selon lui du ressort du gouvernement lui-même [27]. Il fut immédiatement révoqué et remplacé par « l'enseigne Krylenko », bolchevik, commissaire du peuple à la Guerre. La situation était de nouveau très sérieuse : le comité pan-armée des soviets de soldats dénonçait l'incapacité du gouvernement « de Lénine et Trotsky » à conclure la paix et appelait au soutien d'un gouvernement présidé par Tchernov [28]. Krylenko, le 11/24, se mit en route pour le quartier général, accompagné de gardes rouges [29].
Entre-temps, le 10/23, la presse russe avait rendu publique la note adressée par Trotsky aux gouvernements des Alliés et des Etats-Unis, attirant leur attention sur « le texte de l'armistice proposé et de la paix sans annexion ni indemnités sur la base de l'autodétermination nationale adopté par le congrès pan-russe des députés d'ouvriers et de soldats [30] ». Il les priait de le considérer comme « une offre formelle d'armistice sur tous les fronts et d'ouverture immédiate de négociations de paix – offre adressée simultanément à toutes les nations belligérantes et à leurs gouvernements ». Les journaux commençaient la publication des pièces diplomatiques secrètes avec une présentation de la main de Trotsky. Après avoir souligné que « la diplomatie secrète est une arme nécessaire aux mains d'une minorité de possédants obligée de duper la majorité pour qu'elle serve ses intérêts », il rappelait que la condamnation de la diplomatie secrète figurait dans le programme du parti et concluait :
« Le gouvernement des ouvriers et des paysans a aboli la diplomatie secrète avec ses intrigues, ses chiffres et ses mensonges. Nous n'avons rien à cacher. Notre programme exprime les désirs ardents de millions d'ouvriers, de soldats et de paysans. Nous voulons une paix rapide sur la base de rapports honnêtes et d'une coopération totale de toutes les nations. Nous voulons l'abolition rapide de la suprématie du Capital. En révélant au monde entier la besogne des classes dirigeantes telle qu'elle s'exprime dans les documents secrets de la diplomatie, nous proposons aux travailleurs le mot d'ordre qui sera toujours la base de notre politique étrangère : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous" [31]. »
Les « négociations » de paix commencent donc par une partie de bras de fer, un échange de notes et des polémiques. Les ambassadeurs alliés avaient décidé, à l'unanimité, de ne pas tenir compte de la note et de demander à leurs gouvernements de ne pas y répondre, arguant que ce « prétendu gouvernement » avait été établi « par la force » et « n'était pas reconnu par le peuple russe ». Dans une lettre au général Doukhonine, les chefs des missions militaires alliées, rappelant l'engagement pris par le gouvernement russe de ne pas conclure d'armistice séparé, menaçaient des conséquences les plus graves [32]. Trotsky reprend alors la plume ; dans une riposte publiée le 12/25 novembre 1917, il rappelle la révocation de Doukhonine et caractérise la lettre des chefs des missions alliées comme une tentative d'intimidation du peuple russe pour « l'obliger à appliquer les traités conclus par le tsar et acceptés par les gouvernements de Milioukov-Kerensky-Terechtchenko ». Il adjure les travailleurs de ne pas avoir peur de ces menaces :
« Les nations épuisées d'Europe sont de notre côté. Toutes demandent une paix immédiate, et notre appel à l'armistice est une musique à leurs oreilles. Les peuples d'Europe ne permettront pas à leurs gouvernements impérialistes de nuire au peuple russe qui n'a commis d'autre crime que de vouloir la paix et affirmer la fraternité humaine. Que tous sachent que les soldats, ouvriers et paysans de Russie n'ont pas renversé le gouvernement du tsar et de Kerensky juste pour devenir de la chair à canon pour les alliés impérialistes [33] ! »
A peu près au même moment, le général Doukhonine est déposé par les gardes rouges et les soldats ralliés à Krylenko. Le 13/26 novembre, ce dernier envoie à travers les lignes allemandes les plénipotentiaires chargés de demander l'armistice auxquels les Allemands répondent positivement par la proposition de l'ouverture de pourparlers le 2 décembre. Krylenko donne immédiatement l'ordre de cessez-le-feu et d'organiser la fraternisation avec les troupes allemandes. Trotsky s'adresse aux gouvernements occidentaux, une fois de plus :
« Nous vous demandons devant vos propres peuples, devant le monde entier : êtes-vous d'accord pour nous rejoindre dans des pourparlers de paix ? [...] Nous en appelons aux peuples des pays alliés, et avant tout à leurs masses ouvrières : sont-ils d'accord pour prolonger ce massacre insensé et sans objet et pour courir aveuglément vers l'effondrement de la civilisation européenne ? [...] Nous voulons une paix universelle, mais si la bourgeoisie des pays alliés nous oblige à conclure une paix séparée, la responsabilité en incombera totalement à la bourgeoisie. Pour finir, nous appelons les soldats des pays alliés à agir sans perdre une heure : à bas la campagne d'hiver! A bas la guerre [34] ! »
Dans le même temps, il renouvelle aux gouvernements de l'Entente la proposition de se joindre aux pourparlers, faisant discrètement pression sur les diplomates et militaires des pays alliés pour les freiner dans la voie d'un engagement aveugle contre le gouvernement soviétique, ramenant pourtant sans faiblesse les militaires de la mission française à une attitude de réserve en expulsant un officier français trop bavard [35]. Toujours ferme, il joue son rôle de chef de la diplomatie soviétique telle qu'il la conçoit, c'est-à-dire en militant révolutionnaire, en agitateur pour le compte de la révolution.
Le 19 novembre/2 décembre 1917, à la première rencontre, à Brest-Litovsk, les négociateurs allemands proposent une trêve d'un mois, tandis que les représentants soviétiques demandent un report de cinq jours pour permettre aux puissances occidentales de se joindre aux négociations. Trotsky s'est aussitôt tourné vers les Alliés, et ces derniers n'ont pas répondu ; cela ne l'empêche pas de donner comme instructions aux délégués soviétiques de ne signer pour une trêve qu'à deux conditions : l'engagement des Puissances centrales de ne transférer aucune unité du front russe sur le front de l'ouest, et celui de laisser les Russes mener leur propagande de « fraternisation », c'est-à-dire d'agitation révolutionnaire en direction des soldats allemands et austro-hongrois. On se trouve alors à un moment difficile, proche de la rupture : le général Hoffmann, représentant de l'état-major allemand, commence par refuser. Trotsky confirme ses instructions : aucune concession n'est possible sur ces deux points. Il faut, d'une part, montrer au monde que les Soviétiques veulent un armistice « honnête » et non pas l'écrasement des Alliés à l'ouest ; il faut également se donner les moyens de gagner à la paix et à la révolution la masse des soldats des Puissances centrales. Finalement, après une nuit d'attente et d'incertitude, Hoffmann cède partiellement : il n'y aura pas de nouveau transfert de troupes, mais ceux en cours seront menés à bien ; par ailleurs la « fraternisation » et l'entrée du matériel de « fraternisation » se feront en un certain nombre de points limités, donc plus contrôlables, où des groupes de 25 hommes pourront se rencontrer et échanger informations, journaux, objets. Cet obstacle majeur levé, l'armistice est finalement signé le 20 novembre/3 décembre : il prend effet le 4 pour une durée de vingt-huit jours.
Trotsky assure l'orchestration de l'événement. Le 6/21 décembre, il fait savoir aux gouvernements alliés qu'ils ont encore la possibilité de se joindre le 9/22 aux pourparlers en vue de la paix. Le 8/21 décembre, au cours d'une réunion commune du comité central du parti, de l'exécutif des soviets, de celui des syndicats, du soviet et de la municipalité de Petrograd, il défend la politique du gouvernement dans un discours inspiré [36] :
« Il y a maintenant quatre années que l'humanité essaie d'échapper au cercle vicieux du massacre sans fin. La guerre a montré les hauts faits que les hommes peuvent accomplir, les terribles souffrances qu'ils peuvent endurer, mais elle a aussi montré toute la barbarie qui demeure encore dans l'homme d'aujourd'hui. Jamais le progrès technique n'a atteint de tels sommets qu'aujourd'hui : les hommes peuvent conquérir l'espace par le radio-télégraphe, ils peuvent voler dans les cieux avec des avions, sans peur des éléments – cependant qu'à terre, dans la boue jusqu'aux genoux, d'autres hommes regardent dans leurs jumelles sous l'œil vigilant des classes dirigeantes et font leur travail terrible et répugnant. L'homme, le maître de la nature, dans son abattoir, espionne un autre être humain dans ses jumelles et cherche à en faire sa proie. Voilà où l'homme est tombé dans cette guerre, bien bas. On ne peut pas ne pas avoir honte de l'humanité qui a progressé à travers tant d'étapes de développement culturel – christianisme, absolutisme, démocratie parlementaire – et qui a donné naissance à l'idée de socialisme et s'est pourtant laissée réduire en esclavage et s'entretue sauvagement sur ordre. Si cette guerre devait se terminer par la victoire de l'impérialisme, si les hommes retournaient à leurs taudis pour y vivre des miettes tombées des tables des classes possédantes, alors l'humanité ne serait pas digne de tous les efforts intellectuels qu'elle a faits pendant des milliers d'années. Mais ce ne sera pas, cela ne peut pas être.
« A la conférence de Zimmerwald, nous, les internationalistes, n'étions qu'un petit groupe d'une trentaine, impitoyablement traqués par les chauvins de tous pays. Il semblait que nous étions les derniers restes d'un grand chapitre et que tout le mouvement socialiste avait été noyé dans ce bain de sang nationaliste. Mais nous avons reçu une lettre de Karl Liebknecht, que les tyrans allemands avaient enfermé dans une forteresse, qui écrivait qu'il ne fallait pas nous laisser impressionner par le fait que nous fussions si peu nombreux ; qu'il était sûr que nous n'avions pas travaillé en vain ; que si des individus pouvaient être facilement balayés, la foi du peuple dans le socialisme révolutionnaire ne pouvait pas être détruite. En disant cela, il ne nous abusait pas, car chaque jour qui passe rapproche ce qu'il attendait. Je vous invite à vous joindre à moi en proclamant :
" Vive notre ami Karl Liebknecht, courageux combattant du socialisme [37] !" »
Puis il aborda la question de la paix sous l'angle du rythme de la révolution européenne, commencée avant les autres, dans la Russie « jeune, inculte et arriérée où pesait le plus oppressivement le poids de l'arbitraire tsariste ». Et il poursuivait :
« Les raisons qui ont conduit notre peuple à entrer en lutte existent dans tous les pays, indépendamment du tempérament national, et tôt ou tard, ces causes produiront les mêmes effets. Le fait que, pendant la guerre, nous ayons renversé le tsar et la bourgeoisie, que, dans un pays de 180 millions d'habitants, le pouvoir ait été pris par ceux qu'on méprisait il y a peu encore comme une petite bande – ce fait est d'une signification historique mondiale et les ouvriers de tous les pays s'en souviendront toujours. Le peuple russe, qui s'est rebellé dans le pays qui appartenait autrefois au gendarme de l'Europe (comme on appela ainsi autrefois respectueusement Nicolas), déclare qu'avec ses frères d'armes d'Allemagne, d'Autriche, de Turquie et d'ailleurs, il veut parler non le langage des canons, mais celui de la solidarité internationale des travailleurs. Il a annoncé à voix haute au monde entier qu'il n'a pas besoin de conquêtes, qu'il ne cherche à empiéter sur les possessions de personne, mais qu'il cherche seulement la fraternité des peuples et l'émancipation du travail. On ne peut enlever cela de l'esprit de ceux qui geignent sous le terrible fardeau de la guerre, et, tôt ou tard, ces masses viendront à nous, nous tendront leurs mains secourables. Et supposons même que les ennemis du peuple l'emportent sur nous, que nous périssions, que nous soyons foulés aux pieds et réduits en poussière, le souvenir de notre existence serait cependant conservé de génération en génération et pousserait nos enfants à continuer le combat [38]. »
Il reconnaît bien volontiers qu'il aimerait mieux négocier avec Rosa Luxemburg et Liebknecht qu'avec le général Hoffmann et le comte Czernin, mais la révolution n'est pas encore venue en Allemagne et personne ne peut reprocher aux bolcheviks de négocier avec Guillaume II, leur ennemi : « L'armistice a fait une brèche dans la guerre », mais « tant que la voix de la classe ouvrière allemande ne s'est pas fait entendre, la paix est impossible » :
« Nous sommes de plus en plus convaincus que les pourparlers de paix seront une arme puissante entre les mains des peuples dans leur lutte pour la paix. [...] Si nous nous trompons, si l'Europe continue à être silencieuse comme une tombe, et si ce silence donne à Guillaume la possibilité de nous attaquer et de nous dicter des conditions qui insulteraient la dignité révolutionnaire de notre pays, je ne suis pas certain, étant donné l'état de notre économie et le chaos général qui résulte de la guerre et des conflits internes, que nous pourrions nous battre je pense pourtant que nous le devrions. Pour nos vies, pour notre honneur révolutionnaire, nous nous battrions jusqu'à la dernière goutte de notre sang [39]. »
Tourné vers les puissances étrangères, il leur demande de comprendre que le peuple n'a pas fait la révolution et chassé le tsar et la bourgeoisie pour capituler ensuite devant les militaristes étrangers. Répondant aux accusations lancées en Occident contre le nouveau régime accusé de trahison pour être entré dans des négociations « séparées » :
« Comme on le sait, la délégation russe a beaucoup insisté pour que l'Allemagne ne transfère pas de soldats du front russe au front occidental. Le général Hoffmann a beaucoup protesté et essayé à toute force de rejeter ce point, mais nous sommes restés sur nos positions et à présent on ne transfère pas de troupes. [...] Nous n'avons pas non plus cédé quand les Allemands ont réclamé que nous cessions de faire de la propagande dans leurs troupes. Nous avons répondu que nous étions venus à Brest pour parler aux généraux allemands d'arrêter les opérations militaires, mais pas de la propagande révolutionnaire. Nos vraies négociations, elles se font avec les paysans et ouvriers allemands sous l'uniforme [40]. »
Les négociations de paix de Brest-Litovsk commençaient le lendemain 9/24 décembre. Le compte rendu fait par Trotsky était révélateur à la fois des doutes et hésitations qu'il nourrissait dans l'hypothèse où les Soviétiques se trouveraient confrontés à un « diktat » inacceptable, et de la détermination qui était la sienne de conduire cette bataille diplomatique comme un combat politique dans lequel l'action des masses – qu'il était possible de mobiliser, de pousser, de lancer en avant – allait constituer le facteur décisif.
Commentant la politique de paix des bolcheviks et la défense et illustration qu'en faisait Trotsky, l'un de ses biographes, Deutscher, écrit qu'il « commettait dans son analyse » une « erreur fondamentale dans sa façon de déchiffrer les perspectives stratégiques ». Selon lui, Trotsky, capable au début de la guerre de prévoir l'enlisement, l'enterrement de la guerre des tranchées, n'avait pas perçu le changement qualitatif introduit par l'entrée en guerre des Etats-Unis, C'est donc parce qu'il aurait été convaincu de l'impossibilité, pour aucun des deux camps en présence, de l'emporter, qu'il aurait véritablement cru possibles négociation générale et paix universelle [41]. Aucun texte ne vient étayer l'hypothèse ainsi émise. Dans son discours du 14/27 décembre, Trotsky assurait :
« L'impérialisme a fait faillite même au sens purement militaire, car trois ans et demi d'opérations militaires ont montré que la victoire à laquelle les impérialistes aspirent ne viendra pas et ne pourra pas venir. C'est pourquoi la révolution mondiale s'approfondit tous les jours qui passent, et pourquoi elle s'est déjà produite en Russie [42].»
Le texte est clair : la « victoire impérialiste » qu'il exclut, c'est la victoire du type de celle à laquelle « les impérialistes aspirent », une victoire totale leur laissant les mains libres. On est loin du compte. En revanche, la « perspective stratégique fondamentale » est celle qui a été ouverte par la révolution russe. Dans une situation internationale où coexistent encore différentes variantes possibles – celle d'une paix séparée entre les Alliés et les puissances centrales n'étant nullement exclue –, c'est vers la poursuite en Europe de la révolution commencée en Russie que Trotsky s'est tourné. C'est à la renforcer, c'est à créer les conditions de son développement que le dirigeant révolutionnaire, le politique, l'agitateur, s'attache en ces semaines. C'est évidemment là que se trouve la clé du comportement politique qu'il va appliquer dans les semaines suivantes dans le cours des négociations.
En réalité, la politique extérieure des bolcheviks, telle qu'elle s'exprimait à travers l'action de Trotsky à ce moment-là, revenait en quelque sorte sur les divergences qui s'étaient exprimées dans les débuts de la guerre entre révolutionnaires internationalistes et notamment entre lui-même et Lénine. La thèse de ce dernier – inséparable de la politique d'ensemble des bolcheviks pendant la guerre et notamment de son mot d'ordre du « défaitisme révolutionnaire » – était la nécessité de « la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ». De leur côté, Rosa Luxemburg et Trotsky, séparés par des nuances, préconisaient « la lutte pour la paix ». Fin 1917-début 1918, la politique des bolcheviks n'était évidemment plus celle de Lénine en 1914 – le parti avait pris le pouvoir – et elle ressemblait davantage à celle qu'avait préconisée Trotsky avec, au centre, l'exigence de la paix.
Bien entendu, c'est le fait qu'à travers la révolution russe victorieuse, la guerre impérialiste se soit transformée en guerre civile qui a donné au gouvernement bolchevique la capacité d'être en même temps la pointe avancée de la révolution et celle du combat pour la paix. Mais il faut reconnaître qu'à la fin de 1917, les dirigeants soviétiques combattent plus à court terme pour la paix que pour la révolution. Leur objectif n'est plus tout à fait la paix par la révolution, mais au moins en partie la révolution par la lutte pour la paix.
Le discours de Trotsky est-il parfaitement en accord avec les conditions nouvelles ? Déjà, au cours des mois de novembre et décembre, nous avons entendu Trotsky évoquer « la guerre révolutionnaire » qu'il faudrait mener contre l'impérialisme des Centraux si les exigences de ces derniers étaient « contraires à l'honneur révolutionnaire » de la révolution victorieuse. Avec la prise du pouvoir, le « défensisme révolutionnaire », cette idée si vigoureusement condamnée par Lénine après Février, acquiert tout naturellement droit de cité. Et celle de « guerre révolutionnaire » apparaît dans le débat.
Mais apparemment personne, pas même Trotsky, n'en a sérieusement étudié les données et ne s'y est préparé.
Références
[1] Outre Ma Vie et les ouvrages cités précédemment, on a utilisé ici la fameuse chronique de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le Monde. Paris, Club F.L., 1958, le recueil de documents de Bunyan et Fisher, The Bolshevik Revolution 1917-1918, Oxford, 1934, celui des minutes du comité exécutif des soviets entre octobre 1917 et janvier 1918, dans John L.H. Keep, The Debate on Soviet Power, Oxford, 1979.
[2] Reed, op. cit., p. 238.
[3] Ibidem, p. 205.
[4] Ibidem, p. 240.
[5] M.V. III, p.12.
[6] Ibidem, p. 14.
[7] Ibidem, pp. 15-16.
[8] Ibidem, pp. 16-17.
[9] Ibidem, p. 17.
[10] M.V., II, p. 168.
[11] V. Serge, V.M., I. p. 89.
[12] Keep, op. cit., p. 63.
[13] B.R.D.O., p. 198.
[14] Ibidem, pp. 196-197.
[15] Ibidem, p. 185.
[16] Keep, op. cit., p. 69.
[17] Ibidem, p. 71.
[18] Ibidem, pp. 71-72.
[19] Izvestia, 6 décembre 1917.
[20] H. Anweiler, Les Soviets en Russie 1905-1921, trad. fr., Paris, 1972.
[21] V. Serge, V.M., I, pp. 90-91.
[22] Ibidem, p. 91.
[23] « Lettre à Istpart »., De la Révolution, p. 125.
[24] M. V., III, p. 12.
[25] Keep, op. cit., pp. 102-106.
[26] Ibidem, p 106.
[27] Delo Naroda, 10/23 novembre 1917, in Bunyan & Fisher, op. cit., pp. 233-235.
[28] Ibidem, p. 240.
[29] Ibidem, pp. 239-240.
[30] Izvestia, 10/23 novembre 1917; Bunyan-Fisher, p. 243.
[31] Ibidem, pp. 243-244.
[32] Ibidem, p. 245.
[33] Izvestia, 12/25 novembre; Bunyan-Fisher, pp. 245-246.
[35] M.V., III. p. 24.
[36] Keep, op. cit., pp. 184-190; Trotsky, Sotchinenija, VIII (II), pp. 211-217.
[37] Keep, op. cit., pp. 185-186; Sotch., op. cit., pp. 212-213.
[38] Ibidem, pp. 186 et 213.
[39] Ibidem, pp. 187 et 214.
[40] Ibidem, pp. 188 et 215.
[41] Deutscher. op. cit., 1. pp. 469-470.
[42] Keep, op. cit., p. 213.