A la veille de 1917
III – Les journées de juillet
Le 4 juillet, le bruit se répandit par la ville qu'à l'usine Poutilov, la police avait attaqué les ouvriers, sur lesquels elle s'était ruée avec une sauvagerie inouïe et dont plusieurs avaient été tués. Grande était l'indignation, et il était clair que la surexcitation des passions allait amener une collision sanglante. Ce jour-là, en forme de protestation, quelques entreprises cessèrent le travail avant l'heure réglementaire.
Le matin du 5, nous arrivâmes à l'atelier comme d'habitude, mais bientôt nous apprîmes que, l'une après l'autre, les grandes usines de la ville se mettaient en grève. Novy Lessner avait interrompu le travail, nos voisins de la manufacture de textile, située sur le quai de la Nevka1, avaient fait de même et exigeaient que nous nous joignions à eux. Dans la cour de l'usine, il se forma un meeting ; la police arriva, ferma les issues et chargea les ouvriers, mais ceux-ci enfoncèrent le cordon établi par les agents devant le portail et se répandirent dans la rue. De tous côtés, sur la perspective Samsonievski affluaient, de plus en plus nombreux, des groupes d'ouvriers qui bientôt se fondirent en une masse compacte d'une dizaine de milliers de manifestants. On entonna des chants révolutionnaires, on arbora des rubans et des mouchoirs rouges. Refoulée, la police alla se réfugier dans son corps de garde. Des orateurs prirent la parole et exhortèrent à la lutte armée pour le renversement du tsarisme. La circulation des tramways dans Viborgskaïa-Storona fut interrompue et, pendant plus d'une heure, les ouvriers défilèrent dans les rues en chantant des chants révolutionnaires. Mais pour renforcer la police, on avait envoyé des cosaques qui, avec des hurlements sauvages, le fusil chargé au bras, foncèrent soudain sur les manifestants, distribuant à droite et à gauche des coups de nagaïka et tirant dans les fenêtres ouvertes des logements ouvriers. Les ouvriers se dispersèrent dans tout le quartier, dans les potagers et les jardins et, de leurs refuges, firent pleuvoir sur la police et les cosaques une grêle de pierres.
Quoique étranger, je me sauvai, comme tous les Russes, pour échapper au nagaïkas des cosaques et me cachai dans les boutiques et les cours, où, néanmoins, la police s'enhardit à faire la chasse aux manifestants, pénétrant elle-même de force dans les logements privés. Il fallut plusieurs heures de charges de cavalerie pour « rétablir l'ordre », mais il fut impossible de rétablir le calme. Dès le crépuscule, la police et les cosaques n'osèrent plus s'aventurer dans les quartiers ouvriers, où des chants révolutionnaires se firent entendre jusqu'à une heure avancée de la nuit.
L'action était dirigée par les moyens de notre Parti. C'était précisément le moment de la visite du président de la bourgeoisie française, Poincaré ; aussi les troubles survenus dans la capitale contrariaient-ils fortement les autorités et risquaient-ils de gâter la brillante réception organisée en l'honneur du représentant de la nation alliée. Le jour de l'arrivée de Poincaré à Saint-Pétersbourg, on avait mobilisé tous les dvorniks2, qui devaient faire la haie sur son passage et figurer le « peuple russe ». On avait également mis sur pied la police et les cosaques, et les ponts reliant les extrémités de la ville au centre étaient gardés par des patrouilles qui devaient barrer la voie aux manifestants.
La grève de protestation contre les violences exercées sur les ouvriers et les arrestations de ces derniers s'étendit des quartiers de Narva et de Viborg à ceux de Vassilievski Ostrov, de Kolomna, de Nevskaïa Zastava et engloba bientôt toute la ville. Les journaux en répandirent la nouvelle dans toute la Russie, et l'on s'attendait à ce que la province répondit à l'appel des ouvriers pétersbourgeois. Du 6 au 12 juillet, la grève eut un caractère presque général ; le nombre des grévistes atteignit 300 000 ; partout s'organisaient des meetings, des démonstrations, par endroits même, on élevait des barricades. Les ouvriers cherchaient des armes, achetaient des revolvers, des couteaux, pour pouvoir se défendre contre les charges de la police et des cosaques, dont les détachements circulaient par toute la ville et surtout dans les quartiers excentriques. On commença à procéder à des arrestations en masse dans les maisons et dans les rues. Les journaux ouvriers furent fermés, leurs collaborateurs arrêtés. Aux bureaux des notre Pravda se rassemblaient ordinairement les ouvriers avancés qui y apportaient et en recevaient des nouvelles et des renseignements. Les membres du Comité de Pétersbourg y venaient aussi fréquemment. La police fit une perquisition inopinée, organisa une souricière et mit la main sur la plupart des militants du Parti. Ces arrestations privèrent le prolétariat pétersbourgeois de ses principaux dirigeants, mais n'arrêtèrent pas le mouvement. Chaque jour, les ouvriers venaient à l'heure habituelle aux usines et aux fabriques et organisaient des meetings et manifestations dans les rues. Le mouvement avait un caractère particulièrement combatif dans le quartier de Viborg. Le matin de l'arrivée des Français à Saint-Pétersbourg, presque tous les ouvriers de ce quartier se réunirent sur la grande perspective Samsonievski et occupèrent toute la largeur de la rue, de l'usine Novy Lessner jusqu'au commisarait de police. Le soleil souriait gaiement à l'immense foule de vingt mille hommes composée d'ouvriers, d'ouvrières et d'enfants de tous âges. Nulle part, on ne voyait de police ni de cosaques. Des orateurs prenaient la parole et exhortaient à manifester devant les Français. « Déclarons leur – disait un ouvrier – que chez nous les affaires de vont pas bien et que nous n'avons pas le temps de recevoir les visiteurs. » On entonna la Varsovienne, et, en rangs serrés, on se dirigea vers le centre de la ville. Mais tout à coup, derrière la colonne, retentit le cri : « Les cosaques ! ». Nous nous retournâmes : un détachement de cosaques arrivait à toute vitesse de la fabrique Landrin. Ce fut un sauve-qui-peut général. Les cosaques, ivres, pénétraient dans les ruelles et les cours, et y assommaient de leur embuscade. Plusieurs heures après cette agression, le pavé et les trottoirs portaient encore des traces e sang. C'est ainsi que les choses se passèrent à Viborgskaïa-Storona, mais il en fut à peu près de même dans le rayon de Kolomna, où l'on rossa les ouvriers du port et ceux de l'usine franco-russe.
Les collisions de Viborgskaïa-Storona eurent lieu toute la journée, non seulement sur la terre ferme, mais aussi sur l'eau. De jeunes ouvriers s'installèrent dans les barges ancrées sur la Nevka et y chantèrent des chants révolutionnaires. La police voulut rétablir l'ordre, mais, à la grande joie des spectateurs, elle ne put pénétrer dans les barges, car les ouvriers avaient démonté les passerelles et repoussaient les agents avec des perches. Ces derniers, d'ailleurs, n'étaient pas très sûrs d'eux-mêmes, car l'affaire concernait plutôt la police « fluviale ».
Je profitai de ma qualité d' « étranger » pour parcourir la ville, particulièrement les quartiers ouvriers. Partout, on sentait une surexcitation extraordinaire, un sentiment profond de l'importance des événements, qui rappelaient ceux de l'année 1905. A Viborgskaïa-Storona, les ouvriers décidèrent d'organiser la défense de leur quartier contre les charges des cosaques. Avec des bêches, des scies, des marteaux, des haches et divers autres instruments, on se mit à renverser les poteaux télégraphiques et à élever des barrages de fils de fer barbelés. Depuis la clinique Villiers jusqu'à l'usine Aïvaz, les poteaux furent sciés et les fils téléphoniques enlevés. Tous ces travaux furent effectués par la population elle-même, sous la direction de métallurgistes moscovites qui avaient pris part ou avaient assisté à l'insurrection de décembre 1905 à Moscou.
A la tombée de la nuit, les ouvriers, par groupes de plusieurs centaines, se dirigèrent vers les barrages de fil de fer. Près de la fabrique Landrin, ils arrêtèrent des rouliers, dételèrent les chevaux qu'ils rendirent aux conducteurs et, avec les charrettes qu'ils renversèrent en travers de la voie et relièrent par des fils de fer, construisirent une forte barricade. Rares étaient ceux qui avaient des revolvers ; la plupart n'avaient pour arme que leur enthousiasme.
Dans la soirée, un grand nombre de manifestants se rassemblèrent autour de la clinique Villiers, où deux énormes poteaux constituaient la base de la barricade ; par devant, et dans les ruelles avoisinantes, des barrages de fils de fer entravaient le mouvement de la cavalerie cosaque et des forces policières. Les boutiques, les brasseries, les gargotes étaient fermées. A tous les portails des cours, les dvorniks étaient de service ; ils avaient reçu l'ordre de ne laisser entrer dans les maisons aucun étranger et de surveiller leurs locataires.
La collision qui eut lieu vers la clinique Villiers eut un caractère de combat organisé. Presque sans armes, mais couverts par la barricade et les barrages de fils de fer, derrière lesquels ils s'étaient retranchés, les ouvriers, faisaient pleuvoir sur la police et les cosaques les pierres que les enfants arrachaient du pavé et leur apportaient dans leur tablier. Ce n'est qu'après une fusillade intense que la troupe réussit à s'emparer de la barricade et à déblayer la place.
Tard dans la nuit, revenant de ma tournée habituelle par les quartiers ouvriers, j'arrivai sur la place Viliers quelques heures après la bataille. Dans toutes les rues avoisinantes, régnait un silence sinistre. On ne voyait âme qui vive. La place était jonchée de pierres, de réverbères cassés, dedébris de fil de fer, et, en travers de la voie, il y avait deux grands poteaux télégraphiques encore attachés avec des fils de fer. Les murs de édifices portaient des traces de coups de feu. Le bruit de mes pas résonnait fortement sur les dalles ; tout à coup, j'entendis un cri lointain : « Arrête, ne bouge pas ! ». Je m'arrêtai et j'attendis. Bientôt, je distinguai deux formes blanches qui venaient à ma rencontre, leurs revolvers braqués sur moi. « Est-ce que je ne puis pas passer ici ? », dis-je en français. Entendant parler une langue étrangère, les agents abaissèrent leurs armes. « Quel danger y a-t-il , » répétai-je en français. Les agents déclarèrent enfin qu'ils ne comprenaient pas. Alors, écorchant légèrement le russe, j'expliquai que j'étais Français et que je rentrais chez moi. « Français ! - s'écrièrent joyeusement les agents – vous venez d'arriver ? » Et immédiatement deux fortes mains s'abattirent amicalement sur mon épaule. Je dis que j'étais déjà en Russie depuis longtemps, et que je voulais regagner mon domicile. « Est-ce que c'est dangereux par ici ? » demandai-je, sans chercher à prolonger la fraternisation. Les agents retirèrent leurs mains et, me montrant leurs revolvers, déclarèrent : « Voilà, c'est avec ça que nous avons passé. » Je résolus d'essayer de passer sans « ça », et m'enfonçai dans les ténèbres du quartier ouvrier.
A peine avais-je fait une centaine de mètres que j'entendis un nouveau cri : « Arrête, n'avance pas ou nous tirons ». Et immédiatement, j'entendis résonner sur le pavé les sabots des chevaux et, de la ruelle qui contournait l'asile pour les mutilés de guerre, déboucha, me barrant le passage, un escadron entier de cosaques commandé par deux officiers. Je criai en français : « Attendez de tirer ! Je m'approche ».3 Les deux officiers mirent pied à terre et vinrent à moi. Je leur demandai s'ils parlaient français ; ils me répondirent que non. De nouveau, en écorchant quelque peu le russe, j'expliquai que je rentrais chez moi, mais que je ne pouvais arriver à mon domicile, car je me heurtais constamment à des agents ivres armées. Les officiers m'assurèrent que les agents n'étaient pas ivres mais fatigués, car la réception des hôtes et les désordres dans la ville les avaient harassés. On fut très timbale à mon égard, mais tous les autres passants étaient fouillés et interrogés.
On entendait au loin, sur la grande perspective Samsonievski, plongée dans l'obscurité, le son de l'accordéon, des chants révolutionnaires et des coups de feu. Dans les quartiers ouvriers régnait une animation sans égale ; on se préparait à la lutte, et c'est ce que sentaient bien les cosaques. Ils se recommandaient les uns aux autres de ne pas s'approcher de la palissade de la raffinerie ; ils avaient peur du moindre bruit venant du jardin.
Les officiers cherchèrent par tous les
moyens à me dissuader de continuer ma route par cette « obscurité
dangereuse » où je risquais à chaque instant d'attraper un
coup de fusil. Ils me proposèrent de rester avec eux ; il se
disposaient à rentrer en ville, où ils me promirent de me donner
une chambre pour la nuit, après quoi, le matin, je pourrais rentrer
tranquillement chez moi. Je les remerciai de leur amabilité, mais
jugeai inutile de déranger des gens si occupés, d'autant plus que
mon logement, dans la ruelle Samsonievski, n'était pas loin. Enfin,
l'un d'eux proposa à l'autre de m'accompagner chez moi avec tout
l'escadron. Je le remerciai, mais au fond de l'âme il m'était
extrêmement désagréable de rentrer chez moi sous une escorte de
cosaques. Heureusement, le second officier ne fut pas de l'avis du
premier ; il jugea inutile de m'accompagner dans cette
« obscurité dangereuse », prêta l'oreille aux bruits
lointains qui parvenaient jusqu'à nous et cria à l'escadron :
« Garde à vous !.. » Il était clair qu'ils avaient
peur et je fus heureux de pouvoir rentrer seul. A ce moment passa une
jeune fille. On l'arrêta, mais on ne la fouilla pas. On lui demanda
si la ruelle Samsonievski était loin et si elle la connaissait. La
jeune fille répondit que oui et les officiers lui proposèrent alors
de m'accompagner. Nous nous enfonçâmes dans l'obscurité, et les
cosaques quittèrent le quartier.
Notes
1 Petit bras de la Néva. (N. du T.)
2 C'est-à-dire les portiers ou concierges qui étaient tous des indicateurs policiers. (N. du T.)
3 En français dans le texte. (N. du T.)