1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
VIII - Le départ pour l'Étranger

Le voyage jusqu'à Tornéo parmi les lacs, les bois, les collines alternant avec les vallées fut un véritable plaisir. J'arrivai à la frontière bien avant l'aube. Sur l'indication d'un gendarme, je passai de l'autre côté de la Tornéa où je trouvai un gîte pour le reste de la nuit. Le matin, au moment où il fut permis de traverser la frontière, je retournai chercher mes bagages à la guérite des gendarmes et, avec l'aide de ces derniers, je franchis le long pont de bois qui relie la Russie à la Suède et me dirigeai vers le bourg d'Haparanda. La voie ferrée n'allait alors que jusqu'à Karounghi, localité située à une trentaine de kilomètres au nord de Haparanda. Depuis l'ouverture des hostilités, les relations avec l'étranger commençaient à s'effectuer principalement par cette frontière, des deux côtés de laquelle de nombreux hôtels avaient déjà surgi. La communication entre Haparanda et Karounghi était maintenue par un fabricant d'automobiles.

La région était en état de guerre, et dans le pays on menait une campagne intense pour l'entrée de la Suède dans la coalition des États Centraux. Comme Français, je fus bien traité mais on craignait les Russes, que l'on soupçonnait d'espionnage. A Karounghi, j'attendis quelques heures le départ du train dans un hôtel où je passai le temps à converser avec des officiers suédois. Ils étaient occupés à fortifier leur frontière contre une agression éventuelle de la Russie. Tous, ils étaient enthousiasmés par les victoires des armées allemandes, dont ils admiraient sans réserve la tactique, l'armement et l'organisation. Ils n'avaient qu'une idée très confuse de la Russie mais ne doutaient nullement de sa défaite.

La voie ferrée de Karounghi à Stockholm traverse jusqu'à Boden une région déserte : marais et forêts mélancoliques coupés de montagnes et de ravins presque infranchissables. Néanmoins on y voyait de nombreux rassemblements de troupes ; les casernes se construisaient à la hâte. A Boden, place forte de la Suède septentrionale, les étrangers étaient l'objet d'une surveillance active et il leur était interdit de s'écarter de la ville. Non loin se trouvent des mines de fer, qui constituent la principale richesse de la région et dont la production était alors presque tout entière dirigée par Luléa sur l'Allemagne, où elle servait à alimenter l'industrie de guerre. Dans cette région, les ouvriers des usines et du sous-sol soutenaient la gauche du parti suédois, représentée par les « jeunes socialistes ». Dans beaucoup de villes, les social-démocrates avaient leurs journaux, leurs maisons, avec clubs, réfectoires et locaux pour les organisations ouvrières.

A Stockholm, je fus reçu par quelques émigrés, comme Kollontaï, que j'avais connus à Berlin. La nombreuse colonie des menchéviks russes de Berlin avait transporté ses pénates en Scandinavie. A Stockholm, ses membres les plus marquants étaient alors Larme, M. Lourier, les frères Lévine, Ouritsky et Zeidler. Les rares émigrés venus directement de Russie étaient pour la plupart des soldats et des matelots de la garnison finlandaise qui s'étaient enfuis après l'insurrection de Sveaborg en 1906. A Stockholm, les social-démocrates menchéviks et bolchéviks avaient une organisation commune, dont faisaient partie également tous les émigrés russes des pays belligérants.

Les principaux des menchéviks qui adoptaient alors la plate-forme du socialisme international étalent : Kollontaï, S. Ouritsky, l'imprimeur N. Gordon (membre du Bund)1. Les ouvriers émigrés fixés à Stockholm appartenaient tous à la minorité de la social-démocratie suédoise ; dans la suite, ils adhérèrent au groupe bolchevik de Stockholm.

Dès mon arrivée en Suède, je me hâtai d'accomplir les missions qui m'avaient été confiées. J'établis une liaison régulière avec la fraction étrangère de notre Comité Central, transmis au Social-Démocrate notre réponse au télégramme de Vandervelde et entrai en correspondance avec Oulianov2 et Zinoviev, que j'informai de la situation en Russie. Je rédigeai quelques correspondances qui furent publiées dans notre Social-Démocrate, ainsi que dans divers journaux de l'étranger. Toutes les nouvelles et indications que je parvenais à obtenir étaient envoyées directement en Russie.

Je m'abouchai avec la social-démocratie suédoise, qui alors, malgré ses divisions, avait un appareil organique unique. Je fis la connaissance de Fredrik Ström, secrétaire des « Jeunes Social-Démocrates », avec lequel j'étais obligé de m'expliquer moitié en français, moitié en allemand. J'entrai également en relations avec les autres chefs des « Jeunes » comme Zeth Höglund, Karl Lindhagen, bourgmestre de Stockholm, Karl Kilbom, le linguiste éminent Haness Scheld, etc... Tous s'intéressaient vivement au mouvement révolutionnaire de notre pays. Ils furent très heureux d'apprendre que la majorité des ouvriers social-démocrates russes adoptaient la plateforme antimilitariste. Personnellement, ils étaient prêts à m'appuyer de tout leur pouvoir pour l'établissement de la liaison avec la Russie.

Néanmoins, leur antimilitarisme se ressentait encore considérablement de l'idéologie bourgeoise. Ainsi leurs mots d'ordre les plus radicaux étaient : « A bas la guerre ! Grève des recrues ! etc... ». Cet antimilitarisme était, il est vrai, le contrepoids nécessaire au militarisme effréné de la bourgeoisie des pays Scandinaves et particulièrement de la Suède, où l'armée servait beaucoup moins contre l'ennemi de l'extérieur que contre celui de l'intérieur.

C'est avec un vif intérêt que je me rendis à ma première entrevue avec Hjalmar Branting, leader incontesté de la social-démocratie Scandinave et pilier de la IIe Internationale. Elle eut lieu à Barnhus Gatan, 16, au cours d'une séance de la commission centrale. De haute taille, les cheveux blancs, l'air bon mais décidé, des yeux profonds, intelligents, sous des sourcils épais, Branting disposait de prime abord en sa faveur. Ma proposition de publier la réponse de notre fraction de la Douma au télégramme de Vandervelde ainsi que de l'envoyer dans les autres pays fut soumise le même jour à l'examen du Comité Central et acceptée. Officiellement, je fis au Comité Central de la social-démocratie suédoise un rapport sur la situation dans notre pays et l'attitude des différentes classes et groupes sociaux envers la guerre. Dans l'entretien que j'eus avec lui, Branting me laissa voir nettement son point de vue sur les événements d'alors. Il comprenait notre attitude envers la guerre, notre refus absolu de soutenir le gouvernement tsariste, mais ne partageait pas notre opinion et désapprouvait nos critiques à l'égard des partis d'Allemagne, d'Autriche et de France qui avaient enfreint les décisions internationales et trahi la cause du socialisme. Il était pour la défense nationale. Il subordonnait l'attitude théorique envers les guerres de notre époque aux questions de la stratégie. Pour lui, celui qui avait tiré le premier coup de feu, qui avait franchi le premier la frontière était l'agresseur, le fauteur de la guerre. Il condamnait la conduite des Allemands, mais s'efforçait en même temps de « comprendre » leur situation et acceptait facilement l'idée que les social-démocrates allemands avaient agi sous la menace de l'invasion des troupes tsaristes. Sa position était inadmissible : elle rendait impossible toute communauté d'action du prolétariat sur l'échelle internationale et fournissait aux diplomates du socialisme des prétextes pour rechercher le « fauteur » de la guerre. Dans son pays, néanmoins, Branting combattait le germanophilisme de la bourgeoisie et ses efforts pour entraîner la Suède dans la guerre, mais bien plutôt pour assurer le triomphe des tendances francophiles sur les tendances germanophiles que pour lutter véritablement contre le chauvinisme. Malgré nos divergences de vue et ma critique véhémente des opportunistes, nous nous séparâmes, Branting et moi, amicalement. Branting me promit de m'aider de tout son pouvoir dans mon travail pour la Russie.

Les chefs des partis socialistes des pays Scandinaves et de la Hollande se bornaient dans leur action à des essais de médiation entre les combattants. Ils s'efforçaient d'amener leurs gouvernements respectifs à faire officiellement des propositions d'arbitrage. Mais les capitalistes des pays belligérants firent bientôt comprendre qu'ils se battaient sérieusement, jusqu'à l'écrasement complet de leur adversaire. Alors, les pays neutres s'attachèrent uniquement, de crainte de représailles, à n'irriter aucune des deux coalitions.

Cette crainte les amena à former entre eux une union militaire et diplomatique.

Notes

1 Organisation social-démocrate juive. (N. du T.)

2 Lénine. (N. du T.)

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