1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
XII - Social-chauvins, laquais de la bourgeoisie

Après la conférence socialiste de Copenhague, je retournai à Stockholm. J'y rencontrai quelques personnes arrivées de Russie, où elles avaient transmis de ma part des renseignements à notre organe central, Le Social-Démocrate. Je me mis à renforcer le groupe des ouvriers bolcheviks de Stockholm et à apprendre à quelques prolétaires les méthodes d'emballage, d'expédition et de transport illégales de la littérature.

Les camarades de Pétrograd ne faisaient preuve d'aucune initiative dans l'organisation de la liaison et l'envoi des informations à l'étranger. Quant à mon action personnelle, elle était fortement entravée par l'absence de ressources. Les envois par courriers spéciaux revenaient très cher ; or, je n'avais ni argent, ni espérance d'en recevoir. Il me fallait recourir à des moyens de fortune, ce qui était tout à fait insuffisant.

Avec 500 roubles par mois, j'aurais pu fournir toute la littérature désirable à nos organisations ouvrières de Russie et entretenir des communications mensuelles régulières avec tous les points du pays. Mais je n'avais même pas cette misérable somme, ce qui paralysait tout mon travail.

En février, je reçus la visite d'un étrange individu qui se présenta à moi comme un ex-bolchevik, Finlandais d'origine, du nom d'Enotaïevsky. Les camarades de Pétrograd lui avaient soi-disant parlé de moi à cœur ouvert et il était venu me « convaincre » de la fausseté de notre tactique. Patriote ardent, il collaborait au Sovrémionny Mir de Iordansky, croyait fermement à la victoire de la Russie, etc. L'importunité et la vantardise de cet homme étaient sans bornes. Aussi fus-je extrêmement content lorsqu'il me débarrassa de sa présence. Comme je pus le vérifier dans la suite, tous ses racontars n'étaient qu'un tissu de mensonges et jamais aucun camarade de Petrograd ne lui avait donné de commission pour moi.

Mon action à Stockholm m'avait amené, les premiers temps, à faire connaissance d'une série de militants finlandais, estoniens, sionistes, qui s'étaient occupés autrefois de propagande révolutionnaire en Russie, mais qui, depuis la guerre, semblaient fonder leurs espérances sur le grand état-major allemand. Un Estonien, du nom de Keskoula, qui me présenta des lettres de recommandation du groupe social-démocrate estonien de Suisse, m'offrit par l'intermédiaire de plusieurs personnes des fonds, des armes et tout ce qui était nécessaire pour le travail révolutionnaire en Russie. Les personnes et les moyens proposés semblaient parfaitement sûrs. Mais, toujours sur mes gardes, je fis une enquête qui me permit d'établir que j'avais affaire à des agents déguisés du militarisme allemand, et je repoussai leur offre.

J'avais d'ailleurs pour règle de refuser catégoriquement toute proposition tant soit peu suspecte. Avant mon départ pour le Danemark, j'avais donné au secrétaire de notre groupe bolchevik à Stockholm, Bogrovsky, et à tous les camarades affectés à l'expédition de la littérature, l'instruction formelle de n'accepter d'argent de qui que ce fût, sauf des organisations du parti suédois.

Pendant ce nouveau séjour en Suède, j'établis que la police russe avait une agence à Stockholm. Nos organisations, ainsi que certaines personnes privées, étaient l'objet d'une surveillance active. Notre correspondance était décachetée et ainsi, malgré toutes ses préventions contre la Russie, la police suédoise secondait la Sûreté russe. Je mis Branting au courant ; il s'adressa au Ministre de l'Intérieur, qui, naturellement, l'assura que la police « officielle » était en dehors de l'affaire, mais qu'il ne pouvait répondre des bureaux d'espionnage privés.

Après avoir arrangé les affaires du groupe, je résolus de partir pour Christiania1, où l'on était moins surveillé, où la vie était bien meilleur marché (ce qui avait pour moi grande importance, car j'étais au bout de mes ressources) et où j'espérais, en outre, me procurer du travail dans une usine quelconque.

Je trouvais le pays d'Ibsen revêtu de sa somptueuse parure hivernale. Les collines boisées, poudrées de blanc, étincelaient sous les rayons du soleil de mars,

Les forêts profondes avec leurs arbres innombrables étaient comme un royaume de neige immaculée baignant dans la paix infinie de la nature septentrionale.

Resserrée entre des collines, la capitale de la Norvège s'étend sur le rivage d'un fjord libre de glace toute l'année. La nuit, du sommet du Holmenkollen, on avait sur la ville une vue merveilleuse. Des milliers de lampes électriques scintillaient dans le lointain nocturne, formaient comme une voie lactée dans la plaine, s'espaçaient progressivement au flanc des montagnes et allaient se confondre avec les étoiles.

Les camarades norvégiens m'accueillirent aimablement. Des membres du C.C., seul Vidness, rédacteur du Social-Démocrate, connaissait les langues étrangères. Le parti social-démocrate norvégien était un peu plus « à gauche » que les autres partis Scandinaves. Dans la question de la guerre, le C.C. adoptait la plate-forme internationaliste et défendait la neutralité de son pays, mais penchait souvent vers l'anglophilie. Les « jeunes » social-démocrates étaient solidaires de leurs camarades suédois. Avant également leur organe, La Lutte de classe, ils combattaient la guerre, mais tombaient parfois aussi dans un pacifisme vague et nuageux.

Contrairement à mon attente, il me fut impossible de me procurer du travail à Christiania. Fortement atteinte par la guerre, l'industrie ne commençait alors qu'à se relever de sa crise ; en outre, j'étais notablement infériorisé par mon ignorance du norvégien. Pourtant, il me fallait à tout prix trouver un gagne-pain. Je résolus alors de me rendre en Angleterre. J'avais déjà un passe-port « étranger » qui m'avait été délivré au consulat fronçais de Stockholm. Non sans peine, j'obtins le consentement de la direction de notre parti à l'étranger. M'étant procuré l'argent nécessaire au voyage, j'allai trouver la consul anglais. Mon air convenable et les nombreux certificats d'usines françaises que je lui présentai lui inspirèrent confiance et, après avoir perçu les frais de chancellerie, il apposa son visa sur mon passeport français. Je pris également à tout hasard mon passeport russe qui remontait à 1907, et, au début d'avril, je me mis en route.

Note

1 C'était alors le nom de la capitale de la Norvège, rebaptisée Oslo en 1925 (note de la MIA).

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