1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

 

Tony Cliff

Un monde à gagner

Le tournant vers l’industrie,les étudiants, et la création de Socialist Worker

1998

Même si le mouvement de jeunesse était au centre de l’arène pendant cette période, les International Socialists (IS) ne relâchèrent jamais leur intérêt pour la lutte industrielle. IS recrutait davantage de travailleurs, même s’ils rejoignaient en tant qu’individus sur la base de la politique générale plutôt que dans le cadre d’une stratégie industrielle. En tout état de cause, la plupart d’entre eux étaient trop jeunes pour avoir une influence décisive sur leur lieu de travail. Mais il fournirent la base d’un nouveau cadre industriel pour l’avenir.

L’orientation industrielle était aussi encouragée par le lancement en 1961 d’un nouveau journal, Industrial Worker, rapidement rebaptisé Labour Worker, qui était destiné à se tourner davantage vers l’agitation, vers les luttes industrielles en cours, que ne l’avait été Socialist Review.

Il était clair pour nous qu’avec l’arrivée au pouvoir du Labour sous la direction d’Harold Wilson, une offensive contre les travailleurs et les syndicats allait se produire. La Grande Bretagne perdait du terrain sur ses concurrents. Pendant que la production industrielle britannique croissait de 40% entre 1951 et 1962, celle de la France doublait, celles de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Italie augmentaient de deux fois et demi, et celle du Japon quadruplait. Les exportations anglaises augmentaient de 29%, celles de la France de 86%, l’Allemagne 247%, l’Italie 259% et le Japon 378%. Le revenu national britannique tomba au-dessous de celui de l’Allemagne et de la France [1].

En 1963, Harold Wilson proposa une vision d’un capitalisme moderne renaissant grâce à un patronat dynamique. Il promit une planification économique basée non plus, comme c’était la tradition dans le mouvement travailliste, sur la nationalisation de l’industrie, mais sur une politique nationale des revenus, c’est-à-dire l’imposition du contrôle des salaires. Immédiatement après sa victoire, Wilson introduisit un blocage des salaires de six mois, qui devait être suivi d’une autre période de six mois de « restrictions sévères ».

Harold Lever, l’expert économique des parlementaires travaillistes, plaidait pour la confiance des milieux d’affaires : « Clause 4 ou pas, la direction travailliste… sait aussi bien que tout homme d’affaires qu’un moteur qui fonctionne au profit ne peut tourner plus vite sans un apport de carburant… (Les profits, donc) devront, sur une longue période, croître de façon significative… Pour leur part, les hommes d’affaires devraient montrer moins de sensibilité et plus de bon sens. Il est temps qu’ils réalisent qu’un slogan politique sonore est souvent utilisé pour satisfaire les irréductibles ou comme un anesthésique pendant qu’une chirurgie doctrinale est en cours » [2].

La politique des revenus travailliste fut présentée comme plus juste pour les pauvres, mais c’était totalement faux. La preuve en est que l’hebdomadaire conservateur The Economist soutint un Parti travailliste « soucieux des profits » lors de l’élection de 1964 [3]. L’économiste tory Sam Brittan recommandait aussi le vote travailliste parce que « paradoxalement, l’un des arguments les plus forts en faveur d’un gouvernement travailliste est que, sous des couches de velours, il est sans doute mieux préparé à faire face à une épreuve de force dans ses rapports avec les syndicats » [4]

Pour que la politique des revenus soit efficace, Wilson devait affaiblir les syndicats. Dès 1963, un tract fabien expliquait : « L’acceptation d’une politique des revenus a également des implications en ce qui concerne le droit de grève. Il est clair que pour pouvoir fonctionner, une telle politique ne peut avoir suspendue au-dessus d’elle la menace d’une grève de la part d’un syndicat mécontent » [5]. Deux ans plus tard, The Economist disait la même chose : « Le prix d’une politique des revenus sûre en Grande Bretagne sera un consentement à s’opposer aux grèves » [6], ajoutant plus tard, « très clairement, les briseurs de grèves doivent à nouveau devenir respectables » [7].

Par dessus tout, Wilson désirait affaiblir le pouvoir des délégués d’entreprise (shop stewards). Ils étaient les principaux instigateurs des hausses de salaires et reflétaient la force et la confiance d’une classe ouvrière qui avait connu des conditions de boom économique et de plein emploi pendant deux décennies. Quelques exemples émanant de nos camarades illustreront ce point.

Un jour le massicot de notre imprimerie se cassa. Nous avions besoin d’une nouvelle pièce pour le réparer. Roger Cox accepta de la fabriquer. Il travaillait à l’époque à CAV, une usine d’accessoires automobiles. Il n’était pas très rapide et cela lui prit des jours pour produire la pièce nécessaire, mais un jour elle arriva. Je lui demandai comment il faisait. Le contremaître ne vérifiait-il pas tout ce qui se passait ? La réponse de Roger fut que le contremaître savait peut-être qu’il faisait de la « perruque », mais qu’il n’aurait pas osé faire de commentaires.

Geoff Carlsson, comme je l’ai dit, était le président des délégués de ENV, les ateliers mécaniques du nord de Londres. Un nouveau dirigeant fut nommé. Il convoqua une réunion des délégués dans son bureau et leur expliqua que désormais, « nous sommes une famille heureuse ». Un moment plus tard il alla aux toilettes. A son retour, il trouva Geoff assis à sa place, les pieds sur le bureau. Il était furieux. Geoff répondit : « Mais vous venez de dire que nous étions une famille heureuse. A la maison je fais toujours cela ». Et il ajouta, en guise d’avertissement : « Je me suis débarrassé de plus de directeurs que je n’ai fait de repas chauds ». C’était le genre de pouvoir que les travailleurs ordinaires ressentaient dans les conditions de prospérité des années 50 et du début des années 60.

Pendant des années les accords nationaux entre les syndicats et les employeurs se bornaient à fixer le minimum salarial. A cela s’ajoutaient les suppléments – l’augmentation du revenu par les négociations d’entreprise sur les primes de productivité et autres bonus divers. Les accords obtenus par des délégués puissants servaient de norme pour d’autres travailleurs à l’intérieur et à l’extérieur de la branche d’industrie [8]. Il était clair que la politique des revenus devait affaiblir les syndicats dans les négociations nationales et les délégués dans les négociations d’entreprise. Et c’est exactement ce que Barbara Castle, la secrétaire à l’emploi du gouvernement Wilson, essaya de faire avec son livre blanc « Dans un lieu de conflit », sorti le 17 janvier 1969.

Une telle offensive générale du gouvernement et des employeurs, disions-nous, rencontrera une résistance générale des travailleurs. Jusque là, la physionomie des grèves était celle de mouvements atomisés concernant une usine ou même un atelier de cette usine, conduits par une poignée de délégués, ou même juste un seul. Désormais, les choses allaient changer. Cela devait prendre du temps et serait plus lent sous Wilson que sous Heath (1970-74). Malgré tout, la tendance était déjà visible. Comme Colin Barker et moi-même l’écrivîmes :

La première tâche essentielle qui incombe à tout travailleur est de s’assurer que ses propres organisations immédiates sont en état de combattre ; que chaque usine et lieu de travail a un comité de délégués commun (incluant tous les délégués indépendamment de leur appartenance syndicale et couvrant aussi bien les cols blancs que les OS) ; que chaque société composée de différentes usines est couverte par des comités combinés de délégués pour coordonner les activités et éviter des manœuvres de division de la part des employeurs. Plus généralement, la base doit trouver des formes d’organisation – comités de base de zone, etc.- qui peuvent remplir les tâches ordinairement du ressort des directions syndicales. Seules les nouvelles organisations doivent être basées dans les usines plutôt que sur les lieux de résidence géographiques.
La plupart de ces tendances sont au stade embryonnaire, mais les menaces contre les délégués sont maintenant si précises que l’exécution de ces tâches de base doit être accélérée et réalisée dans un laps de temps assez court, créant les conditions de la formation d’un mouvement national des délégués – une idée qui, depuis la Première Guerre mondiale, n’a existé que dans les esprits de ceux que Harold Wilson appelle « les casseurs » et que nous voyons comme les constructeurs potentiels du plus puissant mouvement socialiste dans l’histoire de la Grande Bretagne [9].

Des paroles, nous passâmes aux actes. Un chemin d’accès aux syndicalistes m’était offert par le NCLC (National Council of Labour Colleges), une organisation de formation au service des trade unions. J’étais formateur bénévole, et fus invité dans différentes sections du syndicat pour parler sur une variété de sujets qui intéressaient les membres. Les conférences les plus utiles portaient sur la politique des revenus, la législation syndicale, le rôle de la bureaucratie syndicale, etc.

Cela dit, notre lien avec ENV était beaucoup plus important. J’étais invité à parler aux délégués dans ce lieu de travail très bien organisé, qui non seulement bénéficiait de salaires supérieurs au niveau du district mais qui avait la réputation d’agir en solidarité avec d’autres travailleurs en lutte. Les délégués prenaient du temps en dehors de leurs heures de travail, une paire d’heures, pour venir m’écouter. Comme je l’ai déjà dit, un de nos membres, Geoff Carlsson, appartenait à l’usine.

Le comité des délégués était dominé par des membres du Parti Communiste. Comme les divergences politiques entre Geoff et les autres étaient bien établies, il n’y avait pratiquement pas de discussion politique entre les deux côtés : « Nous connaissons les argumentes, alors pourquoi les répéter ? » De telle sorte que Geoff était isolé politiquement parmi les délégués. Et là, une opportunité se présenta. Les délégués voulaient que je leur explique comment lire un bilan de société. Ayant travaillé en Palestine dans un institut de recherche économique, j’avais de bonnes connaissances sur le sujet. Au lieu de parler de généralités, je décidai de prendre le bilan d’ENV et de l’analyser. Finalement, je prétendis que les profits de la société étaient beaucoup plus importants qu’elle ne le prétendait. Le comité d’usine produisit un tract dans ce sens. La direction réagit en publiant une réponse qui fut placée sur le panneau d’affichage de l’usine. Puis j’écrivis un long article sur le même sujet, qui fut imprimé comme une brochure. Je finissais par un défi lancé par les délégués à la direction, les invitant à la cantine pour un débat sur le sujet en présence de tous les travailleurs et des directeurs. Chaque côté avait le droit de se faire accompagner de ses propres experts. Evidemment, la direction refusa.

Après cet incident, je commençai à venir à l’usine toutes les semaines pour rencontrer certains des délégués et discuter avec eux de différents sujets. Finalement, nous construisîmes un groupe de douze membres à ENV. C’est sur cette base que la cellule IS d’ENV eut la possibilité de prendre une importante initiative. Le convenor, Geoff Mitchell, fut impliqué dans un litige légal, et à la suite de l’action organisée pour le soutenir les délégués d’ENV décidèrent de lancer Le Comité de Défense des Délégués Industriels de Londres. La réunion se tint le 16 janvier 1966 et attira environ 200 personnes, les trois quarts d’entre eux ouvriers industriels, de 23 syndicats différents.

Les orateurs comportaient deux membres IS d’ENV, Geoff Mitchell et Geoff Carlsson, et un autre militant d’IS, Jim Higgins, de la POEU. Il y avait aussi deux membres du Parti Communiste. L’un d’eux était Reg Birch, un organisateur d’AEU, ancien membre de longue date du PC et, à cette époque, maoïste. L’autre était Jim Hiles, président du Comité intersyndical des travailleurs du bâtiment.

La résolution adoptée à l’unanimité par la réunion était remarquable en ce qu’elle réunissait ce qui devait être les questions principales auxquelles seraient confronté les travailleurs britanniques dans la décennie à venir :

Le secrétaire du Comité de Défense des Délégués Industriels de Londres était Geoff Carlsson. Deux mois après sa conférence de fondation, le comité publia un livre, Incomes Policy, Legislation and Shop Stewards, écrit par moi-même et Colin Barker, avec une introduction de Reg Birch.

Ce livre posait de façon claire et non sectaire les grandes lignes de l’analyse qu’IS avait développée durant les deux années précédentes. Il commençait par des considérations générales sur la situation économique qui avait amené les classes dirigeantes à commencer à imposer la politique des revenus. Puis il traitait de la situation existante sur le front des salaires, et montrait en particulier l’importance du phénomène de la dépréciation des salaires dans la période précédente. Il mettait en opposition le rôle des délégués avec celui des permanents syndicaux, dénoncés comme de plus en plus conservateurs et impuissants. Enfin, il jetait un regard aux grèves de la période passée, dans lesquelles la force de la classe ouvrière était reflétée par la prédominance de grèves courtes, non officielles et généralement couronnées de succès, et prédisait qu’avec l’introduction de la législation antisyndicale la situation devrait changer. Le livre se terminait par un appel à l’action, insistant sur la nécessité d’une « réponse politique aussi bien qu’industrielle ».

Le livre se vendit comme des petits pains. 15.000 exemplaires furent achetés essentiellement par des ouvriers d’usine. La douzaine de membres d’IS d’ENV passa une semaine à faire le tour des usines du nord de Londres pour faire la promotion du livre (l’organisation des délégués de l’usine était assez forte pour empêcher la direction de les discipliner ou même de déduire de leur paye le temps passé à faire le tour des usines). Beaucoup d’autres membres de IS firent de même. Chanie passa trois mois avec les chômeurs, faisant de même. Au bout du compte, nous ne vendions plus des exemplaires individuels, seulement en gros. Approcher les délégués de l’extérieur, à la fois aux grilles de l’usine et aux réunions du syndicat, marchait très bien.

Les effectifs d’IS augmentèrent de façon significative. Ian Birchall écrit :

A la fin de 1967 les effectifs avaient augmenté lentement mais sûrement – 400 au lieu de 200 – lorsque les travaillistes vinrent au pouvoir. Ce qui est plus important, c’est que c’étaient des effectifs qui n’étaient pas basés sur l’argumentation mais sur l’intervention, quoique habituellement au niveau le plus bas, et qui se mettaient au service des luttes en cours. Sans la base et, encore plus important, l’orientation établie au cours de cette période, les avancées de 1968 n’auraient pu avoir lieu [11].

Pour lancer le livre, un meeting fut tenu au Hanson Hall, à Willesden, avec deux orateurs, Reg Birch et moi. Il y avait environ 300 personnes dans la salle, en grande majorité des mécaniciens de l’énorme zone industrielle de Park Royal.

La lutte dans les universités

La même période vit le développement de sit-ins de lycéens massifs, de grèves et de manifestations dans le monde entier, à Berkeley en 1964, Berlin en 1966-67 et à Paris en 1968. Les étudiants de Tokyo étaient engagés dans un militantisme à grande échelle. Les étudiants britanniques commencèrent à se mettre en mouvement lorsque les élèves de la London School of Economics (LSE) organisèrent un sit-in.

1968 fut une année d’événements extraordinaires. En janvier, le Front National de Libération vietnamien lança l’Offensive du Têt, remportant de grandes victoires sur les forces militaires bien supérieures des USA. En mai, la plus grande grève générale de l’histoire éclata en France, avec l’occupation des usines, déclenchée par un mouvement de rébellion massif des étudiants. En août, l’invasion russe de la Tchécoslovaquie provoqua de profonds remous au sein des partis staliniens du monde entier. Certains d’entre eux se dissocièrent de Moscou pour la première fois de leur histoire.

Le rôle des étudiants dans la société a changé radicalement au cours des deux dernières générations. Jusque là, l’image la plus forte des étudiants parmi les militants ouvriers en Grande Bretagne restait celle de ceux d’Oxford et Cambridge jouant les briseurs de grève pendant la Grève Générale de 1926. Trotsky avait depuis longtemps rejeté le potentiel révolutionnaire des étudiants. En 1910 il écrivait :

L’intensification de la lutte entre le travail et le capital empêche l’intelligentsia de rejoindre le parti des travailleurs. Les ponts entre les classes sont coupés et pour traverser il faudrait sauter au-dessus d’un abîme qui s’approfondit chaque jour… cela signifie finalement qu’il est plus difficile de gagner l’intelligentsia aujourd’hui que cela ne l’était hier, et que demain cela sera plus dur encore qu’aujourd’hui [12].

En 1968, les étudiants jouèrent un rôle complètement différent de celui envisagé par Trotsky.

L’explication du changement d’humeur des étudiants depuis l’article de Trotsky et depuis la Grève Générale de 1926 est par dessus tout enracinée dans le changement de la composition sociale des étudiants. A la suite des changements dans le capitalisme et dans l’emploi des intellectuels, la majorité des étudiants ne sont plus formés comme futurs membres de la classe dirigeante, ou même comme agents des patrons dans des fonctions de supervision, mais comme employés « cols blancs » de l’Etat et de l’industrie, et sont donc destinés à faire partie intégrante du prolétariat.

Un aspect central de la « troisième révolution industrielle » est l’intégration du travail manuel et mental, des besognes intellectuelles et de la production : l’élément intellectuel devient crucial pour le développement de l’économie et de la société. Mais cette force productive entre de plus en plus en conflit avec la nature irrationnelle du capitalisme. Le conflit s’exprime dans la vie universitaire comme une contradiction entre l’exigence d’un formatage dicté par les besoins immédiats de l’industrie et le besoin d’autoriser une certaine liberté intellectuelle. Ceci s’applique particulièrement aux sciences sociales, qui doivent « résoudre » les problèmes sociaux du capitalisme – selon la théorie de la classe dirigeante – et en même temps comprendre, jusqu’à un certain point, ce qui génère la révolte contre le capitalisme.

Comme disait Marx, sous le capitalisme une marchandise possède à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange. La première est naturelle et intrinsèque à la marchandise, la deuxième est spécifique à l’ordre capitaliste de la société. A l’université, cela se reflète comme une contradiction entre l’idéal de développement intellectuel illimité, libre, d’une part, de toute contrainte sociale, politique et idéologique, et les garde-fous intellectuels stricts imposés par le capitalisme, d’autre part. Le but réel de l’éducation entre en conflit avec son contenu capitaliste.

Comme les étudiants – ou, encore plus, les diplômés qui ont quitté l’université – sont de plus en plus essentiels pour le développement et le sauvetage de tous les pays capitalistes avancés, il est de plus en plus crucial pour ces pays de s’assurer que les étudiants et les technologues remplissent le rôle qui leur est assigné. Ce qui signifie que toute tentative, de la part de ces groupes, de mettre en avant des exigences qui leur sont propres et qui entrent en conflit avec les besoin du capitalisme va inévitablement rencontrer une résistance de la part de la classe dirigeante. La concurrence internationale croissante et le rétrécissement des marges de profit se combinent avec la nécessité de produire davantage de diplômés. Moyennant quoi la pression est forte dans le sens de la réduction des dépenses par étudiant, ce qui impose un plus grand formatage des cursus, un renforcement des normes, et un raidissement de la résistance aux revendications des étudiants.

Un autre facteur de révolte parmi les étudiants est le sentiment d’insécurité sur ce que les lendemains de diplôme vont amener dans leurs vies personnelles. L’étudiant d’une autre génération savait à l’avance dans quelle niche il allait se caser – dans les couches supérieures de la société. Ce n’est pas le cas de l’étudiant d’aujourd’hui. Ils ne trouvent pas à l’université le type d’éducation auquel ils s’attendaient, et après le diplôme il devient de plus en plus difficile de trouver le genre d’emploi qu’ils avaient été amenés à attendre. Le sentiment d’instabilité, d’incertitude, crée un malaise qui se combine facilement avec d’autres facteurs pour créer une combustion révolutionnaire.

Le sentiment d’insécurité chez les étudiants était évident en 1967-68 lorsque je passai plusieurs semaines à parler aux étudiants de la LSE. Un nerf à vif était régulièrement touché lorsque je disais « je vois devant moi un certain nombre de bacheliers sans emploi, ou de bacheliers ratés ». Je connaissais très bien la dernière catégorie, dont je faisais partie (je n’obtins jamais de diplôme, ayant été arrêté en 1939 à la veille de mes examens finaux à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Qui sait, si j’avais eu mon diplôme peut-être qu’Alex Callinicos n’aurait pas été le seul professeur du Comité Central du SWP).

Un autre élément important de nature à encourager la rébellion étudiante est que les étudiants sont de plus en plus concentrés dans les mêmes zones. C’était particulièrement le cas à Nanterre, où 12.000 étudiants étaient rassemblés dans les mêmes bâtiments, beaucoup d’entre eux vivant sur le campus toute l’année.

« Le médium particulier dans lequel l’étudiant est formé – théoriser et généraliser – facilite la synthèse des différents éléments de malaise et de rébellion » [13].

Une autre caractéristique significative des étudiants est leur jeunesse. Nulle part ailleurs dans la société capitaliste des jeunes gens ne sont ainsi séparés et rassemblés de la même façon. Aucune usine n’emploie seulement des jeunes travailleurs. Mais le capitalisme tardif concentre des nombres croissants d’étudiants dans des institutions spéciales. Cela comporte de nombreux désavantages pour le développement à long terme d’un mouvement étudiant – isolé de la masse de la population, il peut facilement subir la répression des autorités sans recevoir d’aide extérieure, et il est par lui-même incapable de causer de vrais dommages à la classe dirigeante en attaquant ses profits. Il lui manque aussi la tradition de lutte continue qu’ont certaines sections des travailleurs. Mais ce manque de traditions signifie aussi manque d’inhibitions dus à des modes de lutte surannés ou à des défaites passées. Lorsque de jeunes travailleurs se mettent à l’occasion en lutte pour leurs propres intérêts (comme dans la grève des apprentis), eux aussi font montre de cette initiative et de cette capacité à apprendre rapidement. Cependant c’est seulement dans les universités (colleges) que ces qualités sont vraiment concentrées. C’est la raison pour laquelle les étudiants ont été les premiers à répliquer sans inhibition aux désenchantements bien plus larges envers les formes politiques du passé [14].

En 1966, la Socialist Society de la LSE, qui comptait parmi ses membres Chris Harman, John Rose et Laurie Flynn, publiait un magazine intermittent, Agitator, et tenait des réunions sur la Rhodésie, la politique des revenus et la grève des marins [15]. En octobre 1966, Agitator organisa une campagne contre la nomination de Walter Adams, ancien directeur du University College en Rhodésie, comme directeur de la LSE. Cela avait fait scandale parce que la LSE était un college multiracial. En mars 1967, un sit-in eut lieu en protestation à la nomination de Walter Adams.

Les camarades IS de la Socialist Society de la LSE étaient partie prenante de la fondation du Comité d’Action des Locataires de GLC, formé pour lutter contre les hausses de loyer qui avaient provoqué une grève des loyers ; ils étaient aussi impliqués dans le soutien actif apporté aux ouvriers du bâtiment dans l’affaire Barbican [16].

Les activités étaient entremêlées de très sérieuses discussions d’idées. Je passais plus de cinq heures par jour à la cafète pendant des semaines. Le nombre de tasses de thé que j’ai bues a probablement fait fonctionner une plantation de Ceylan.

Les camarades IS de la LSE et d’autres facs étaient « connus... pour leur politique consistant à amener des étudiants aux piquets de grève et aux portes des usines » [17]. IS, et plus tard le SWP, étaient plus souvent qu’à leur tour accusés d’ « ouvriérisme », ou de mépris pour les idées, à cause de notre insistance sur la centralité de la classe ouvrière. Mais l’accusation était déplacée, et l’orientation incomprise. Ce serait la chose la plus stupide pour un étudiant que de prétendre être un ouvrier. C’était une question de circonstances sociales qui nous portait vers la direction que nous suivions. Du fait de leur vécu, les travailleurs tendent à aller du particulier – les salaires et les conditions de travail – aux questions plus générales. Les intellectuels partent des idées. La chose la plus importante pour le développement des étudiants (aussi bien que pour notre implantation dans la classe ouvrière) étaient qu’ils puissent apprendre par un contact direct avec le mouvement ouvrier.

En 1896 les circonstances sociales de la Russie étaient, jusqu’à un certain point, comparables. Lénine dut passer du travail dans les cercles marxistes à la propagande économique. Kroupskaïa décrit un ouvrier lui disant que Lénine était pire que deux patrons parce qu’il posait toujours tant de questions. Ils produisit quatre exemplaires manuscrits d’un tract d’usine. Deux avaient atteint les ouvriers, les deux autres avaient été saisis par les employeurs. Mais Lénine ne voulait pas que le parti se limite à des intérêts économiques immédiats, et deux ans plus tard il dut attaquer l’étroitesse de l’ « économisme », qui avait mené l’organisation trop loin dans une direction. Cela serait un danger pour nous aussi – que l’orientation vers la classe ouvrière mène à un culte des limites imposées par l’idéologie dominante à de nombreux travailleurs. Pour donner un exemple, il fut un temps où le Groupe Socialist Review était un groupuscule de 25 à 30 membres. Un travailleur voulait rejoindre. Il aimait notre programme, mais il pensait que notre opposition au contrôle de l’immigration empêcherait d’autres travailleurs d’adhérer. Je lui dis alors : « Tu ne rejoindras le groupe que sur mon cadavre ».

Des occupations étudiantes se produisaient dans de plus en plus de facs, de Manchester à Bristol, du Hornsey Art College à Hull et Essex [18]. Cela dit, le point de focalisation le plus important pour l’activisme étudiant était bien entendu la guerre du Vietnam. Les cellules IS dans les localités contribuèrent à la préparation de la manifestation d’octobre 1967. Le résultat fut 30.000 personne à Grosvenor Square (devant l’ambassade américaine), une confrontation avec la police, et le nom de la Campagne de Solidarité avec le Vietnam fermement établi sur la carte politique (deux manifestations, plus massives, suivirent en mars et en octobre 1968) [19]. La veille de la manif du 27 octobre, la LSE fut occupée pour fournir hébergement et premiers soins à des milliers de participants.

La manifestation fut un test très important. Trois groupes trotskystes étaient présents, mais chacun d’eux avait une position différente. La Socialist Labour League (SLL) de Gerry Healy ne venait à la manifestation que dans un seul but – distribuer un tract dont le titre était « Pourquoi la SLL ne manifeste pas ». L’argument était que la manif n’était pas dirigée par des marxistes et que sa composition n’était pas ouvrière : « La SLL refuse... de participer à la manifestation. Notre tâche est d’amener tous les jeunes travailleurs et étudiants à considérer sérieusement la théorie et le rôle du trotskysme et de la Quatrième Internationale dans la construction du parti révolutionnaire » [20].

Ensuite, il y avait l’International Marxist Group (IMG), dont la caractéristique était de négliger le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière et de rechercher ailleurs les agents du socialisme : le mouvement national dans les colonies, la paysannerie, et maintenant « l’avant-garde étudiante ». Le discours était qu’il fallait transformer les universités en « bases rouges ».

Le « marxisme » orthodoxe mais ossifié de la SLL considérait que la question de la façon dont les étudiants se comporteraient en 1968 était résolue par leur comportement pendant la grève générale de 1926 ou par l’article de Trotsky de 1910. Dans ce cas on n’a pas besoin de théorie, seulement de mémoire.

Pour le « marxisme » impressionniste de l’IMG, de l’autre côté, les choses changent complètement. Il n’y a que du changement, pas de continuité. Donc il n’est pas possible d’avoir une théorie puisqu’on ne peut pas généraliser. Les idées de Marx, formées dans les années 1840, sur la centralité de la classe ouvrière dans son auto-libération et dans la libération de la société, n’avaient aucune pertinence en ce qui concernait 1968.

Les militants d’IS étaient profondément enracinés dans la théorie marxiste, mais nous ne vivions pas dans une tour d’ivoire. Nous étions donc tout à fait conscients des changements intervenus. Il était clair pour nous que les étudiants ne pouvaient être un substitut à la classe ouvrière, mais pouvaient seulement aider cette classe dans sa libération. Nous avons toujours considéré le mouvement étudiant comme un détonateur.

Lors de la manifestation du 27 octobre 1968, IS distribua un tract dont le but était de faire le lien entre la lutte antiguerre et la lutte des classes dans le pays :

... la bataille contre le gel des salaires, les coupes dans les budgets sociaux, les logements insalubres et les hausses de loyer, la dégradation des hôpitaux et des écoles, la politique raciste du gouvernement est la même que la bataille contre la guerre du Vietnam... Dans les usines les travailleurs luttent contre le gel des salaires et le chômage. Dans les immeubles locatifs les résidents résistent aux hausses des loyers. Si nous voulons aider les Vietnamiens nous devons continuer, après Grosvenor Square, dans le sens de ces luttes. « Un coup porté au patron est un coup porté à la guerre du Vietnam ».
Aujourd’hui dimanche nous manifestons contre la guerre du Vietnam. Que ferons-nous lundi ? Nous devrons aller dans les usines, sur les docks, dans les dépôts de bus, pour nous relier à la lutte des travailleurs.

Des trois groupes trotskystes – SLL, IMG et IS – seul IS construisit à partir de la manifestation.

La déclaration de mépris de la SLL pour la manifestation n’aurait encouragé personne parmi les manifestants à les rejoindre. L’IMG ne disait rien qui soit de nature à provoquer le désaccord des manifestants, mais ils n’argumentaient pas pour les convaincre d’aller au-delà du point où ils étaient au début de la journée. Dire « FNL vaincra » était évident pour tous ceux qui étaient là.

On peut tirer des parallèles avec l’intervention dans une situation de grève. Par exemple, vous êtes sur un piquet de grève, et à côté de vous il y a un travailleur qui tient des propos racistes. Trois comportements sont possibles. Vous pouvez dire : « Je ne reste pas sur ce piquet de grève. Je rentre à la maison parce que je ne supporte pas le discours raciste ». C’est du sectarisme, parce que si « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », il faut rester sur le piquet de grève contre le patron.

L’autre possibilité est de regarder ailleurs. Quelqu’un fait une remarque raciste et vous faites comme si vous n’aviez pas entendu. « Beau temps, n’est-ce pas ? » C’est de l’opportunisme.

La troisième position consiste à argumenter avec la personne contre le racisme, contre les idées dominantes de la classe dirigeante. Vous argumentez inlassablement. Si vous arrivez à convaincre, excellent. Mais même si vous échouez, vous restez là, et lorsque les briseurs de grève arrivent vous faites front avec les autres, bras dessus bras dessous, pour les empêcher de passer, parce que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Vous ne pouvez pas choisir entre l’activité et la discussion. L’activité seule est aveugle. La discussion seule est futile. Les deux doivent être combinés dans une unité dialectique, l’une avec l’autre. Pour donner une direction il faut aller avec le courant pour les trois quarts et contre le courant pour un quart.

Nos tracts ne convainquirent pas les 100.000 manifestants, mais ils ont dû en impressionner quelques milliers, leur donner à penser. IS était avec les manifestants tout en argumentant avec eux.

Tariq Ali était plus connu et populaire que n’importe quel membre d’IS dans la manifestation. Mais il n’argumentait pas de façon convaincante sur la nécessité de rejoindre l’IMG. Le leadership est un dialogue, et le dialogue est fait d’accords et de désaccords. Nous avons fait adhérer des centaines de personnes à IS lors de la manifestation et aussitôt après. Les étudiants que nous avons recrutés dans la campagne du Vietnam l’ont été sur la base de l’orientation vers la classe ouvrière.

A la fin de 1974, il y avait environ 90 sociétés étudiantes IS. La conférence de fondation de la National Organisation of the IS Societies (NOISS, qui ensuite changea son nom en Socialist Worker Student Society – SWSS), qui se tint à Leeds en novembre 1974, comprenait des délégués de 28 universités, 11 polytechnics, 6 colleges of education, et 6 colleges of further education et technical colleges. Son journal, Agitator, était édité à 3.000 exemplaires [21].

Ian Birchall écrit :

IS avait grandi de façon extraordinaire pendant l’année 1968. Nous avions commencé l’année avec 447 membres et la finissions à plus de mille (le rythme de recrutement et le turnover étaient si rapides qu’il est difficile d’avoir des chiffres précis). Le mensuel Labour Worker avait laissé la place à l’hebdomadaire Socialist Worker, avec une distribution largement accrue. Un certain nombre de permanents étaient employés aussi bien pour le journal que comme organisateurs régionaux. Le rythme de croissance prit tous les militants par surprise [22].

C’étaient essentiellement des étudiants recrutés en 1968 et dans les deux années suivantes qui construisirent les ventes de Socialist Worker dans les usines, qui recrutèrent des travailleurs dans l’organisation, et qui jouèrent un rôle crucial dans l’établissement de cellules d’usine et de groupes de base.

La lutte contre la montée du racisme

Lorsque, en avril 1968, Enoch Powell fit son infâme discours raciste, évoquant des « rivières de sang », des milliers de dockers londoniens firent une journée de grève et manifestèrent pour le soutenir. Le Parti Communiste, qui avait une influence considérable sur les docks, refusa de l’utiliser pour combattre Powell. Danny Lyons, un des militants les plus en vue du PC, avait si peu confiance qu’il amena avec lui deux ecclésiastiques, un catholique et un protestant, pour essayer de dissuader les dockers.

IS n’avait qu’un seul docker dans l’organisation, Terry Barrett. Il prit une position anti-raciste très forte. J’eus avec lui une très longue discussion toute la nuit au sujet de la tactique qu’il voulait adopter. Il était convaincu qu’il devait traverser le piquet des powellistes et aller travailler. Je pensais que, même si ses sentiments étaient admirables, la tactique qu’il suggérait était incorrecte. S’il violait la décision démocratique, aussi mauvaise soit-elle, de ses camarades de travail, et touchait sa paye du jour, que pourrait-on dire lorsque dans d’autres grèves – et elles étaient bien plus nombreuses – un autre docker déciderait de travailler. Nous parvînmes finalement à un accord. Terry distribua un tract, avec d’autres camarades d’IS, parmi eux des étudiants, aux dockers qui soutenaient Powell. Ils se firent copieusement insulter, mais je suis encore aujourd’hui très fier de ce tract, qui argumentait contre Powell sur une ligne de classe :

Qui est Enoch Powell ? C’est un conservateur de droite opportuniste qui ne reculera devant rien pour aider son parti et sa classe. Il est l’un des directeurs de l’importante National Discount Company (au capital de 224 millions de livres) qui lui verse un salaire supérieur aux 3.500 £ qu’il gagne comme parlementaire.
Il vit dans le quartier chic de Belgravia et s’adonne à la versification grecque.
En quoi croit-il ?

Malheureusement, Powell avait un impact dans le pays. Le microbe raciste se répandait rapidement. Pour en revenir à Terry Barrett, il reçut beaucoup de soutien des étudiants de la LSE au moment où il en avait besoin pour lutter contre le powellisme. Terry le leur rendait bien. Il venait régulièrement à la LSE pour parler avec eux de politique révolutionnaire.

Le mouvement des droits civiques en Irlande

J’étais relié à certaines personnes qui jouèrent un rôle-clé dans le mouvement des droits civiques en irlande du Nord en 1968-69. L’un d’eux était Gerry Lawless et son vieux Irish Workers’ Group qui, malgré certaines tares, avait pour membres Michael Farrell, personnalité dirigeante de People’s Democracy (PD) à Belfast, et Eamonn McCann à Londonderry, qui y joua un rôle central d’octobre 68 à août 69. Par l’intermédiaire de McCann, nous pûmes mettre en place des liens étroits avec Bernadette Devlin. Elle devint célèbre lorsque, élue à la Chambre des Communes comme militante des droits civiques (le 17 avril 1969), elle traversa les travées pour aller gifler Reginald Maudling, le ministre tory. L’Etat britannique ne croit pas à la répression. Il ne s’attend pas à ce qu’on s’oppose à lui dans sa propre maison. Bernadette Devlin fit avec nous une tournée de meetings, qui étaient toujours bien remplis.

Nous avions avec Michael Farrell une proximité dans la période 1969-70. Il parlait dans nos conférences. Nous faisions des souscriptions pour PD. Je me souviens d’une discussion que j’ai eue avec lui et d’autres personnes chez moi au début de 1969. C’était juste après la marche de Burntollet, où les marcheurs des droits civiques avaient été attaqués et frappés par plusieurs centaines de bigots loyalistes, parmi lesquels un certain nombre de ces intermittents de la police qu’étaient les B-Specials. A cette époque Farrell et Devlin, de même que McCann, étaient fermement engagés dans l’idée de construire un mouvement révolutionnaire non-sectaire en Irlande du Nord, mais ils étaient très confus sur les choses à faire. Ceci est démontré par une interview qu’ils firent pour la New Left Review. Ils ne semblaient pas, par exemple, désireux de s’exprimer sur la frontière. J’échouai à convaincre Farrell d’en parler, pour trouver un moyen d’argumenter contre la partition qui fasse le lien entre les questions nationale et ouvrière, de façon à pouvoir construire un soutien chez les travailleurs du Sud et ainsi trouver un pont avec les travailleurs protestants du Nord.

Pour qu’une stratégie révolutionnaire puisse fonctionner, ces questions ne pouvaient être esquivées. Superficiellement, il est vrai que les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs du Sud – mauvaises conditions de travail, logements insalubres, services sociaux délabrés – n’ont pas de relation directe avec la présence des troupes britanniques au Nord. Il apparaît également, toujours superficiellement, que la lutte pour les droits civiques des catholiques du Nord ne se relie pas à la lutte quotidienne des travailleurs du Sud. Pourtant les questions relatives à la frontière et à la politique de classe sont inextricablement liées dans la mesure où l’emprise de la réaction dans le Sud est renforcée par le nationalisme Vert. Dans le Nord, la division sectaire entre travailleurs catholiques et protestants nuit aux intérêts des deux groupes.

Moyennant quoi le nationalisme Vert n’a aucun attrait pour les travailleurs protestants du Nord, qui ne voient pas pourquoi ils devraient aspirer à une Irlande unie. Les travailleurs protestants de Belfast n’ont aucune raison de soutenir les conservateurs Verts au pouvoir à Dublin, ce qui les porte à identifier leurs intérêts avec l’Etat britannique et ses symboles comme la monarchie. Dans le Sud les travailleurs sont aussi maintenus dans un état d’arriération. Lorsque je vivais à Dublin (1947-1952) je me souviens d’avoir visité un certain nombre de locaux syndicaux, et j’étais profondément choqué de voir dans l’entrée une statue de la vierge avec l’enfant Jésus. Comment un travailleur protestant, ou bien athée ou encore agnostique, pourrait-il se sentir chez lui dans un tel endroit ?

Le mouvement des droits civiques ne pouvait réussir tout en évitant ces questions. La revendication des droits civiques pour les catholiques, en d’autres termes l’égalité entre catholiques et protestants en termes d’accès à l’emploi, de logement, etc., ne peut convaincre les travailleurs protestants à s’unir aux catholiques si la seule perspective est le partage de la même misère. Dans de telles conditions, une avancée pour les travailleurs catholiques semble se produire au détriment des travailleurs protestants.

Pour briser les murailles du ghetto catholique du Nord, il fallait mobiliser les travailleurs du Sud sur des bases de classe mettant en accusation les Green Tories et l’église catholique. L’itinéraire reliant la Route de Shankill (Shankill Road) à la Route de Falls (Falls Road) traverse Dublin (Shankill Road est le centre de la classe ouvrière protestante de Belfast, alors que Falls Road est au milieu des travailleurs catholiques de la même ville).

Michael Farrell était marxiste en paroles, parlant de classe ouvrière et de la nécessité d’unir les travailleurs catholiques et protestants. Hélas, dans les faits, il n’allait pas plus loin que le mouvement des droits civiques du Nord. Ce mouvement n’était en soi qu’un mouvement réformiste qui, en fin de compte, ne pouvait briser les murs du ghetto pour unir les travailleurs catholiques et protestants, ceux du Sud et ceux du Nord.

Un parti révolutionnaire n’est bien sûr pas une secte, et par conséquent il participe aux mouvements progressistes. Mais il doit être une entité distincte et séparée. Deux exemples ont déjà été mentionnés : en même temps que les membres du Groupe Socialist Review participaient à la marche de CND à Aldermaston en 1958, formant un contingent de 50 individus dans une foule de 50.000 personnes, ils portaient une banderole avec laquelle la majorité des supporters de CND n’auraient pas été d’accord. Elle disait : « Grève contre la bombe. Stoppons la bombe. Stoppons les bases » (“Industrial action against the bomb. Black the bombs. Black the bases”). Dix ans plus tard, en octobre 1968, à l’occasion de la manifestation de VSC (Vietnam Solidarity Campaign), nous produisîmes un tract qui proclamait : « Un coup porté au patron est un coup porté à la guerre du Vietnam ». Dans cette dernière campagne, nous étions porteurs d’une position de classe tout à fait claire.

L’indépendance du parti révolutionnaire est aussi une question de survie. Il ne peut pas se permettre de se dissoudre dans de tels mouvements. Un mouvement connaît une progression et un recul : CND monta, puis déclina, de même que la VSC. Si la frontière entre le parti révolutionnaire et le mouvement est floue, le déclin du mouvement ne peut que mener à une crise profonde, susceptible de causer la désintégration de l’organisation révolutionnaire. C’était une grosse erreur de la part du PD de Farrell que de s’immerger complètement dans le mouvement des droits civiques.

Mon échec à convaincre Farrell était sans doute lié à la taille respective de nos organisations. IS comptait un millier de membres, alors que le mouvement des droits civiques du Nord était composé de dizaines de milliers et faisait les premières pages. Farrell ne comprit pas que dans de telles conditions PD était voué à monter comme une fusée mais à retomber comme une bûche deux ans plus tard. Cela dit, la stratégie que je recommandais n’était pas dénuée de bases. Eamonn McCann, dans son brillant ouvrage War and an Irish Town (La guerre et une ville irlandaise), fait état de nombreuses occasions, dans l’histoire du Nord, où les travailleurs catholiques et protestants unirent leurs forces. C’était au temps où « ils avaient quelque chose pour quoi se battre ensemble » [24].

En 1973, McCann écrivit les lignes suivantes sur le mouvement des droits civiques de 1969 :

Il n’y eut jamais la moindre possibilité, pour un mouvement revendiquant le « traitement égal » (« fair play ») pour les catholiques d’Irlande du Nord, de recueillir le soutien, ou même la neutralité, des travailleurs protestants. En termes strictement économiques, le seul programme susceptible de briser le sectarisme aurait consisté à lier les revendications de distribution équitable des marchandises à celles ayant pour objet d’accroître de façon absolue le nombre des emplois et des logements disponibles... En bref, il aurait impliqué l’élaboration d’un programme clairement anti-capitaliste et non pas seulement anti-Unioniste.
Si un seul groupe s’était battu de façon consistante... pour un tel programme, l’alliance catholique sans distinction de classe, qui est ce qu’est devenu le mouvement des droits civiques, n’aurait pas pu tenir. Et un tel programme... n’aurait pas seulement recueilli un soutien de masse immédiat ; mais il aurait pu permettre à ceux d’entre nous à Derry au moins de continuer à parler aux protestants ... en 1969 [25].

Hélas, le PD ne construisit pas une véritable organisation. C’était un regroupement informe. Farrell, Devlin et McCann dirigeaient un mouvement de masse, mais ils n’avaient pas d’organisation digne de ce nom. McCann écrit au sujet du Comité d’Action pour le Logement (Housing Action Committee) de Derry :

Nous appelâmes à une réunion des « organisateurs locaux » le mardi soir au City Hotel. Notre chaos politique et organisationnel était tel qu’ayant appelé à la réunion nous n’étions pas sûrs d’avoir le droit d’y assister. A l’époque, ça ne paraissait pas très important. On se débrouillerait toujours... Dans ce contexte il n’y avait aucun mécanisme par lequel notre groupe informe puisse se réunir et parvenir à des attitudes communes [26].

Le PD avait des positions totalement incohérentes. McCann écrit :

C’était une organisation informe, sans cartes de membre, porteuse d’une idéologie incohérente comportant le libéralisme petit-bourgeois, le pacifisme d’Aldermaston et une croyance en la spontanéité inspirée par la Sorbonne.
... tout en maintenant une existence séparée le PD... fut longtemps immergé dans le courant général de l’agitation sur les droits civiques, s’établissant non pas comme une organisation au programme qualitativement différent de celui des « modérés », mais comme un groupe vivant et agressif dans le mouvement large. Pour la masse du peuple, il était clair que le PD de Belfast et White, Finbar Doherty, moi-même et d’autres à Derry étions plus militants que la NICRA (Northern Ireland Civil Rights Association) ou le Comité d’action citoyen de Derry. Ce qui était moins clair, c’était ce pour quoi nous militions [27].

Après le décès du mouvement des droits civiques, McCann tira la bonne conclusion :

Nous avons appris que l’ « influence » de masse ou l’implication de premier plan dans l’agitation de masse est, malgré les apparences, sans contenu et sans effet si l’on n’est pas en train de forger l’instrument politique nécessaire pour mener une telle agitation à la victoire sur les forces opposées. Nous avons appris qu’il est impossible de le faire si l’on n’est pas équipé d’une analyse de classe cohérente de la situation, sur laquelle se base un programme clair [28].
En bref, nous avons besoin de construire un parti marxiste révolutionnaire de masse [29].

McCann finissait son livre sur les mots suivants :

L’avenir de l’Irlande repose sur les forces, faibles mais en progression constante, du marxisme. Pour faire la révolution il nous faut un parti révolutionnaire [30].

Il est triste de voir que 20 ans plus tard, en 1993, dans la préface de la nouvelle édition de son livre, McCann admet qu’il n’avait pas fait grand chose pour parvenir à ce but :

J’ai terminé le livre, en 1973, en suggérant que l’avenir reposait sur les forces, faibles mais en progression constante, du marxisme. C’était un peu une bravade, car à l’époque je ne faisais pas grand chose pour encourager cette progression. Ce n’est qu’en 1983 que je rejoignis une organisation marxiste [31].

McCann adhéra au Socialist Workers Movement, l’organisation sœur du SWP britannique.

Le mouvement des droits civiques se désintégra et fut absorbé dans deux organisations distinctes : les Républicains, d’une part, et, de l’autre, le SDLP.

Les Républicains ne peuvent pas unir les travailleurs catholiques et protestants, puisque pour eux la lutte pour une Irlande unie n’a rien à voir avec les revendications alimentaires. L’équivalent irlandais du Parti travailliste et les dirigeants syndicaux voient eux aussi les choses de façon compartimentée. Ils ne sont pas concernés par la question nationale, étant les médiateurs entre les patrons et l’Etat. Ils adoptent la couleur verte dans le Sud et une nuance orange dans le Nord. De telle sorte que la lutte pour l’unité de l’Irlande reste essentiellement confinée au ghetto catholique du Nord, ce qui convient parfaitement aux Républicains.

People’s Democracy, composé comme il l’était d’étudiants influencés par le mouvementisme, n’alla pas plus loin que de se proclamer au service de la classe ouvrière. Une organisation révolutionnaire doit être orientée vers la classe ouvrière. Bien qu’elle soit la tribune des opprimés, elle doit aussi se tourner vers d’autres sections de la société. Hélas, les discussions avec la direction de DP n’ont pas donné de résultats durables.

Quand la catastrophe s’abattit sur l’Irlande du Nord, avec les attaques armées contre les catholiques, notamment le pogrom de Belfast en août 1969, nous fîmes de notre mieux pour aider PD en imprimant des textes pour eux, etc. Il y avait cependant de sérieux problèmes, comme McCann l’a expliqué plus tard dans War and an Irish Town. Les dirigeants de PD furent capables, à un certain moment, de se porter à la tête d’un mouvement massif. Ils prirent la parole dans des meetings gigantesques. Bernadette Devlin fut élue à la Chambre des Communes. Mais ce n’est pas la même chose que de donner une direction. Ils n’arrivèrent jamais à construire quelque chose de semblable à une organisation stable, capable d’évaluer ce qu’elle faisait et mettant en avant une politique socialiste cohérente en tant qu’alternative à la poussée du simple nationalisme. Il n’y avait même pas de lien organisationnel entre les socialistes de Derry et ceux de Belfast, pour ne pas parler d’organisation socialiste dans le Sud.

Après août 1969 ils furent assez rapidement marginalisés par le SDLP, d’une part, et, chose plus importante, par les Républicains qui paraissaient moribonds en 1968. Ils avaient suscité une avalanche mais ils ne savaient plus quoi faire, même pas comment s’organiser. C’est ainsi qu’à la longue ils dérivèrent vers les Républicains ou l’inactivité, à l’exception d’Eamonn McCann, qui défend toujours une ligne socialiste révolutionnaire.

Quand les troupes britanniques intervinrent en Irlande du Nord en 1969, IS fut confronté à un dilemme. Nous insistions sur le fait que l’impérialisme britannique était à la racine des problèmes de l’Irlande du Nord. Mais les partisans de Paisley étaient ceux qui vociféraient le plus fort « les troupes dehors », ce qui signifiait « laissez les RUC, les B-Specials et les Orangemen tuer les catholiques ». Il y eut même des échanges de coups de feu entre les soldats et les Orangemen à Shankill Road. En même temps, la population nationaliste était au début favorable aux soldats. Il nous fallait trouver un moyen de mettre en avant des revendications anti-impérialistes sans être confondus avec les Orangemen. C’est ce que nous fîmes dans Socialist Worker avec le titre : « Restez sur les barricades », et en proclamant avec force que les gens ne devaient pas s’en remettre aux soldats pour les défendre. Un éditorial de Socialist Worker du 21 août 1969 portait le titre suivant :

Les barricades doivent rester

L’éditorial de Socialist Worker du 11 septembre 1969 disait :

Le répit accordé par la présence des troupes britanniques est court mais vital. Ceux qui appellent à un retrait immédiat des soldats avant que ceux qui sont derrière les barricades puissent se défendre invitent à un pogrom.

Au moment où la lune de miel entre les soldats et la population catholique prit fin, au début de 1970, alors nous fîmes du slogan « Troupes dehors » une revendication centrale.

L’activité concernant la question irlandaise était tout à fait centrale pour nous dans les années 1968-1972 – la campagne de solidarité avec les droits civiques irlandais, la ligue anti-internement, et les énormes manifestations après le Bloody Sunday. Mais après 1972 il devenait difficile d’amener plus de gens que nos propres membres dans les manifestations et les protestations. Cela était du au fait que les bombes irlandaises en Grande Bretagne avaient pour effet que la population irlandaise de ce pays adoptait un profil bas, en particulier après la Loi sur la prévention du terrorisme (fin 1974). Les bombes empêchèrent fâcheusement l’argument sur l’oppression des catholiques du Nord et les problèmes causés par la partition d’avoir un impact sur les autres travailleurs.

Problèmes de croissance

On a toujours à combattre l’inertie conservatrice qui affecte même les organisations les plus révolutionnaires.

Comme je l’ai dit, entre avril et octobre 1968 les effectifs de notre organisation passèrent de 400 à 1000. Cette croissance rapide apporta une crise sérieuse dans l’organisation. Nous fûmes forcés de tenir trois conférences nationales dans l’année. La première, au printemps (avant les événements de mai), fut tenue au Centre Africa, et 200 personnes environ y participèrent. La seconde fut organisée au Beaver Hall en octobre avec à peu près 300 camarades présents.

Il y avait de profondes divergences, et en abondance. Nous avions recruté des centaines d’étudiants dans les mois précédents et ils avaient toutes sortes d’idées. Au surplus, l’effet des événements de mai était de créer un énorme spontanéisme et des illusions sur les possibilités révolutionnaires immédiates (je me souviens d’Akiva Orr, qui venait de nous rejoindre et devait nous quitter peu après, disant, à la manière de CLR James : « le socialisme existe déjà dans les usines ». Il n’était pas le seul à être attiré par de telles idées – Ian MacDonald et trois personnes qui avaient travaillé avec nous sur des questions d’anti-racisme et d’associations de locataires étaient très influencés par des idées similaires).

Si les camarades avaient attendu quelques semaines ils auraient bien vu que la révolution n’avait pas gagné en France, que le capitalisme avait survécu à l’action spontanée des masses.

Il est exact que le 20 mai débuta la plus grande grève générale de l’histoire. Un million de personnes manifestèrent à Paris. Mais les staliniens français contrôlant la bureaucratie syndicale ne disparurent pas. Effrayés à l’idée que les étudiants révolutionnaires puissent se mêler aux travailleurs, ils insistèrent sur la nécessité de séparer les deux groupes en créant un cordon de 20.000 permanents au coude à coude. Bien sûr, dix millions de travailleurs s’étaient mis en grève, mais les comités de grève n’étaient pas élus. Ils étaient nommés par la bureaucratie syndicale. Il est vrai que des millions de travailleurs occupèrent les usines, mais dès le début des occupations, les bureaucrates insistaient sur le fait que seule une minorité des ouvriers devaient rester dans les usines et les autres rester à la maison. Si les travailleurs étaient restés dans les usines occupées la grève aurait pu être active. Elle demeura passive.

De façon tragique, il n’existait pas d’organisation révolutionnaire assez importante pour triompher de la bureaucratie. En Russie en mars 1917, le Parti bolchevik avait 23.600 membres, et ce nombre passa en août à 250.000. La classe ouvrière industrielle française de 1968 était incomparablement plus importante que la classe ouvrière russe de 1917. S’il avait existé une organisation révolutionnaire de quelques dizaines de milliers de militants, elle aurait pu imposer que les groupes d’ouvriers dans les manifestations ne soient pas séparés des étudiants. Elle aurait pu appeler à l’élection démocratique des comités de grève et convaincre les millions qui occupaient les usines de rester dans les usines, créant une force collective bien plus forte que lorsque ces mêmes travailleurs étaient seulement un agrégat d’individus. Hélas, le nombre total des révolutionnaires en France se comptait par centaines.

Dès lors il ne fallut pas longtemps au gouvernement pour amener les syndicats à accepter un compromis avec les employeurs sur des hausses de salaire. L’occupation des usines cessa, la reprise fut décidée, et le terrain fut préparé pour le retour du président, le général de Gaulle. Quand les usines furent occupées, de Gaulle était tellement démoralisé qu’il s’enfuit du pays pour se réfugier auprès des troupes françaises stationnées en Allemagne de l’Ouest. Et là, il était de retour. Le 30 mai, une manifestation droitière d’un demi-million de personnes défila dans Paris. La police reprit les stations de radio et de télévision, expulsa les travailleurs qui occupaient les usines, attaqua sauvagement les manifestations, allant jusqu’à tuer deux ouvriers et un lycéen. A de nombreuses reprises en 1968, le potentiel révolutionnaire, qui aurait pu aller loin, connut la défaite. Et ceci a été le schéma de bien d’autres révolutions.

Les débats lors des conférences de IS en 1968 furent houleux. Symptomatique des extrêmes auxquels étaient portés les libertaires, une résolution fut proposée par une section de l’organisation selon laquelle les titres de Socialist Worker devaient être déterminés par des délégués de toutes les cellules de Londres. A présent, c’est Chris Harman et le reste du comité de rédaction de Socialist Worker qui en décide. Chaque cellule a une composition différente et agit dans différentes situations. Si les titres devaient être soumis au débat de 30 ou 40 cellules chaque semaine le journal ne paraîtrait jamais.

De l’autre côté, et symétrique à la tendance libertaire, se tenait le « bolchevisme-hochet » (toy bolshevism). Un certain nombre d’anciens – et j’utilise ce mot sans rigueur pour décrire des gens qui étaient dans l’organisation depuis quatre ou cinq ans – commencèrent à se plaindre amèrement de la « dilution » de nos rangs. A la conférence de Beaver Hall, ils proposèrent une résolution introduisant le stage probatoire. Le président de séance appela une personne soutenant la motion, puis un contre, et ainsi de suite. J’étais le dernier intervenant. Lorsque le président demanda un camarade en faveur de la motion je levai la main. Les camarades étaient stupéfaits. Je dis alors : « Je suis partisan d’introduire le stage probatoire pour tous ceux qui sont membres depuis quatre ou cinq ans. Il est dangereux qu’ils fassent montrent d’inertie conservatrice. Ils devraient être mis à l’épreuve, et exclus s’ils échouent ». J’étais le dernier intervenant et nous gagnâmes le vote de façon massive contre l’introduction du stage probatoire. Un révolutionnaire ne vit pas sur son passé ou ses promesses pour l’avenir. Ce qui est décisif, c’est ce qu’il ou elle fait cette semaine, la semaine prochaine, et ce qu’il ou elle a fait la semaine dernière. Le bolchevisme-hochet est un danger qui menace les petites organisations révolutionnaires qui deviennent impatientes et trop dures.

La conférence d’octobre 1968 dura plusieurs jours. Je ne m’exprimait pas du tout sur les questions fractionnelles, parce que si j’en avais parlé cela n’aurait abouti qu’à unir toutes les fractions dans leur colère et leur frustration contre une direction qui ne donnait pas les résultats que les camarades, dans leur inexpérience, avaient escomptés. Ce qu’il fallait, c’était consolider le groupe. Par conséquent la question du centralisme démocratique (plutôt que chacun pour soi dans son coin) était très importante. La démocratie qui ne débouche pas sur l’action commune résulte en anarchie bureaucratique, dans laquelle c’est celui qui crie le plus fort qui domine, ou il y a des actions qui vont dans tous les sens et s’annulent mutuellement.

L’intervention la plus impressionnante de cette conférence fut celle de Duncan Hallas. Les camarades ne le connaissaient pas, parce qu’il avait quitté l’organisation en 1954 et faisait sa réapparition. Les camarades qui argumentaient contre le centralisme démocratique léniniste en disant que le léninisme avait mené au stalinisme étaient tous très jeunes et inexpérimentés. Par conséquent Duncan Hallas, qui avait la quarantaine, parla avec une véritable autorité, et fut réellement impressionnant. Ce qu’il dit fut court et incisif, incluant la question : « Si le léninisme a mené au stalinisme, pourquoi Staline a-t-il tué tous les léninistes ? » Son discours fut absolument fascinant. Malgré tout il fut hué par quelques délégués.

L’atmosphère de la conférence me conduisit à proposer son ajournement pour deux mois. Finalement, la question de la direction et du centralisme démocratique ne fut pas réglée avant ce qui fut en fait la troisième conférence de l’année (à nouveau à Beaver Hill), où nous gagnâmes le débat sans aucune scission. Pour contribuer à huiler les rouages, j’écrivis un court document sur le centralisme démocratique.

Il n’était peut-être pas très bien argumenté, mais j’étais un peu paniqué par la situation. Qu’est-ce qu’il y avait de si important dans le centralisme démocratique ? D’abord, il est important de comprendre pourquoi nous avons besoin de démocratie. Si vous voulez aller de Londres à Birmingham, vous avez besoin d’un bus et d’un chauffeur. Vous n’avez pas besoin de discussion démocratique, parce que la route a déjà été faite et tout ce qui est nécessaire, c’est un bon bus et un bon conducteur. Le problème, c’est que la transition du capitalisme au socialisme est quelque chose que nous n’avons pas déjà fait. Nous ne connaissons pas les problèmes qui vont se poser sur le chemin et ce que le parti aura à faire pour que la lutte continue.

Quand on ne sait pas, il n’y a qu’une façon d’apprendre – en étant enraciné dans la classe ouvrière et en apprenant d’elle. Cela ne revient pas à dire que la démocratie par en bas résout tous les problèmes. Le marxisme, en tant que science, n’a pas besoin de revisiter toutes les découvertes de Marx et de débattre de chacun des concepts contenus dans ses livres. Si vous voulez savoir s’il y a une tendance à la baisse du taux de profit, si Marx a raison, voter ne sert à rien. La même chose s’applique à des questions de principe telles que l’anti-racisme. Cela dit, il y a une autre catégorie de choses qui doivent être soumises au vote. Tout ce qui concerne notre lutte doit être mis à l’épreuve, tout simplement parce que nous ne connaissons pas les bonnes réponses. Si l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, la classe ouvrière, à travers sa propre expérience, nous enseignera, et cela doit s’exprimer dans les débats de parti et modeler la stratégie qui s’ensuit.

Il y a une belle description de la façon dont Lénine a appris de la classe en 1917. Il décrit ce qui s’est passé lorsqu’il se cachait après les journées de Juillet 1917. Le Parti bolchevik était illégal et sa presse avait été détruite. Les bolcheviks étaient accusés d’être des agents allemands. Lénine ne savait pas jusqu’à quel point le pouvoir de la réaction avait été consolidé. Il était en train de manger avec un ouvrier avec lequel il se cachait. L’ouvrier lui donna du pain et lui dit : « Le pain est bon. La classe capitaliste a peur de nous et n’ose pas nous donner du mauvais pain ». Lénine écrit : « Au moment même où je l’entendis je compris le rapport de forces entre les classes. Je compris ce que les ouvriers pensaient réellement – les capitalistes ont toujours peur de nous. La victoire de la contre-révolution n’est pas complète ».

Si vous voulez savoir si les travailleurs ont confiance, vous ne pouvez pas décider par en haut. Comment le savez-vous ? Vous ne pouvez pas faire un sondage dans la presse – elle n’en fournit pas la possibilité. Vous ne pouvez pas enquêter auprès de tous les individus. Pour une révolution de la classe ouvrière, il vous faut une démocratie profonde. Et le sens de la révolution, c’est d’élever la classe ouvrière pour qu’elle devienne la classe dominante, c’est de créer le système le plus démocratique de l’histoire. A la différence du capitalisme, où vous élisez tous les cinq ans quelqu’un qui va mal vous représenter (parce qu’il est totalement dominé par le capital), nous avons là quelque chose de complètement différent. Sous le capitalisme, vous élisez les députés, mais pas les patrons. Sous le capitalisme on ne vote pas pour ou contre la fermeture d’une usine. Nous n’élisons pas les officiers de l’armée ou les juges. Dans un Etat ouvrier, tout est sous le contrôle des travailleurs. C’est la forme la plus extrême de démocratie. Par conséquent il doit y avoir à l’intérieur du parti révolutionnaire un débat démocratique qui reflète l’expérience des camarades, qui font eux-mêmes partie ou sont liés à la classe ouvrière.

Si tout cela est vrai, pourquoi avons-nous besoin de centralisme ? D’abord, l’expérience est inégale. Les travailleurs ont des expériences différentes. Il faut rassembler cette expérience. Même dans le parti révolutionnaire, les militants sont influencés par diverses pressions. Ils sont influencés par la situation générale et par la section des travailleurs à laquelle ils appartiennent. Comme je l’ai écrit en 1968 : « Marx expliquait que du fait que l’idéologie dominante sous le capitalisme est l’idéologie de la classe dirigeante, la politique révolutionnaire ne reflète pas les idées courantes dans la classe ouvrière » [32]. Il doit y avoir une image claire de l’état présent de la conscience de classe, mais le rôle du parti est de surmonter le sectionisme, l’expérience étroite. Il est nécessaire de centraliser toute l’expérience.

En plus, le centralisme est nécessaire parce que la classe dirigeante est hautement centralisée. Si l’on n’est pas symétrique à son ennemi en force d’organisation il n’est pas possible de vaincre. Je n’ai jamais été pacifiste. Si quelqu’un utilise un bâton contre moi, il me faut un bâton plus gros. Je ne crois pas qu’une citation du Capital arrêtera un chien enragé qui m’attaque. La puissance de notre organisation doit être symétrique à celle de nos ennemis. C’est pourquoi je ne comprends pas les anarchistes lorsqu’ils viennent nous dire qu’après la révolution nous abolirons immédiatement l’Etat. Les capitalistes de partout auront encore un Etat. Comment maintenir le pouvoir des travailleurs face à une opposition capitaliste organisée sans un Etat pour les travailleurs ? Les anarchistes ont toujours nié la question de l’Etat. Pourtant, pendant la Guerre Civile espagnole, lorsqu’ils se sont trouvés confrontés à l’Etat de Franco, ils ont immédiatement rejoint l’Etat bourgeois qui s’opposait à lui. Ils auraient mieux fait de s’opposer à Franco à l’aide d’un Etat ouvrier.

Le centralisme démocratique implique donc le débat et la discussion les plus libres sur la manière de conduire la lutte, basés sur une estimation des possibilités du moment et combinés à une exécution centralisée des décisions prises. Entre les congrès, le comité central est responsable de la direction. Dans les partis bourgeois on demande rarement aux dirigeants de rendre compte de leurs actes. Les députés ne peuvent pas être révoqués entre les élections. Les gouvernements accusent « l’économie mondiale » ou des « forces économiques au-delà de notre contrôle » d’être responsables de leurs échecs. Ils se reposent sur la passivité des membres de leur parti, qui ne sont là que pour les campagnes électorales ou pour faire la claque. Le comité central du SWP rend compte de sa ligne politique chaque semaine dans les pages de Socialist Worker. Parce que nous sommes une organisation composée de militants, si le comité central prenait une position incorrecte sur un problème les camarades ne tarderaient pas à nous le faire savoir. Chaque semaine, les camarades savent quelle est notre position sur les questions-clé du moment.

J’ai écrit ailleurs :

Il y a une relation dialectique entre la démocratie à l’intérieur du parti et les racines du parti dans la classe. Sans une politique de classe correcte et un parti composé de prolétaires, il n’y a pas de possibilité d’une saine démocratie de parti. Sans une base ouvrière ferme, tout discours sur la démocratie et la discipline dans le parti est un bavardage dénué de sens. En même temps, sans démocratie de parti, sans auto-critique constante, le développement d’une politique de classe correcte est impossible. Lénine disait : « Nous avons déjà énoncé plus d’une fois nos vues théoriques sur l’importance de la discipline et comment ce concept doit être compris dans le parti de la classe ouvrière. Nous l’avons défini comme : unité dans l’action, liberté de discussion et de critique. Seule une telle discipline est digne du parti démocratique de la classe avancée ». Et encore : « Le prolétariat ne reconnaît pas l’unité d’action sans la liberté de discuter et de critiquer ».
Si la démocratie est essentielle pour assimiler les expériences de la lutte, le centralisme et la discipline sont nécessaires pour mener cette lutte. Une ferme cohésion organisationnelle permet au parti d’agir, de prendre des initiatives, de diriger l’action des masses. Un parti qui ne croit pas en lui-même ne peut pas gagner la confiance des masses. Sans une direction du parti forte, ayant le pouvoir d’agir promptement et de diriger les activités des membres, un parti révolutionnaire ne peut pas exister. Le parti est une organisation centraliste qui conduit un combat déterminé pour le pouvoir. En tant que tel, il requiert une discipline de fer dans l’action [33].

Les arguments, en 1968, n’étaient pas limités au centralisme démocratique en tant que problème isolé ; ils concernaient la réorientation des recrues étudiantes vers l’industrie, avec des ventes du journal aux portes des usines, des bulletins, etc. Le livre que j’ai écrit sur les accords de productivité à l’époque (The Employers’ Offensive : Productivity Deals and How to Fight Them) faisait partie du même processus. Le tournant vers la classe ouvrière, à la fin des années 60 et au début des années 70, mena à de sérieuses distorsions dans nos activités. Il encouragea l’abandon du travail étudiant, justifié par l’ « ouvriérisme » qui était rampant parmi les anciens étudiants. Chris Harman, Alex Callinicos et Simon Turner durent se battre pour que le travail étudiant soit à nouveau pris au sérieux au milieu des années 70. Cette tendance des anciens universitaires à tourner le dos au travail étudiant est toujours rampante parmi nous, dans un certain nombre de groupes, hors de Grande Bretagne, appartenant à la tendance IS.

Références

[1] T Cliff et D Gluckstein, The Labour Party : A Marxist History (Londres, 1988), p. 279.

[2] The Observer, 7 mars 1966.

[3] The Economist, 3 octobre 1964.

[4] S Brittan, The Treasury under the Tories 1951-1964 (Londres, 1965), p. 276.

[5] M Stewart et R Winsbury, An Incomes Policy for Labour, Fabian Tract 350 (octobre 1963), p. 18.

[6] The Economist, 5 juin 1965.

[7] The Economist, 4 septembre 1965.

[8] Voir T Cliff et C Barker, Incomes Policy, Legislation and Shop Stewards (Londres, 1966), pp. 59-62.

[9] Ibid, p. 136.

[10] I Birchall, op cit, p10. Depuis bien avant la venue au pouvoir des travaillistes, IS avait pris une position ferme d’opposition inconditionnelle à toute politique des revenus sous le capitalisme. Cette position nous laissait presque complètement isolés du reste de la gauche. Par exemple, lors d’une conférence organisée par l’Institute for Workers’ Control en avril 1964, les deux membres de IS présents étaient les seuls à prendre une position ferme contre la politique des revenus. Ibid, p. 9.

[11] Ibid, p. 12.

[12] L Trotsky, The Intelligentsia and Socialism (Londres, 1966), p. 12.

[13] T Cliff et I Birchall, France: The Struggle Goes On (Londres, 1968), pp.11-13.

[14] C Harman, D Clark, A Sayers, R Kuper, M Shaw, Education, Capitalism and the Student Revolt (Londres, 1968), pp. 48-49.

[15] D Widgery, The Left in Britain, 1956-1968 (Londres, 1976), p. 310.

[16] Ibid, p. 311.

[17] Ibid, p. 313.

[18] Ibid, p. 315.

[19] I Birchall, op cit, p. 15.

[20] D Widgery, op cit, p349. Ce tract était en harmonie avec la publication par la SLL, quelques années plus tôt, de la brochure de Trotsky à laquelle nous avons fait référence, The Intelligentsia and Socialism, op cit.

[21I Birchall, op cit, p. 16.

[22A Callinicos et S Turner, ‘The Student Movement Today’, International Socialism 1:75, p. 15.

[23] I Birchall, op. cit, p. 16.

[24] E McCann, War and an Irish Town (Londres, 1993), p. 32.

[25] Ibid., p. 46.

[26] Ibid., p. 99-100..

[27] Ibid., p. 297.

[28] Ibid, p. 311.

[29] Ibid, p. 312.

[30] Ibid.

[31] Ibid., préface.

[32] T Cliff, Neither Washington Nor Moscow, op cit, p. 215.

[33] T Cliff, Lenin, vol 1, op cit, p. 269.

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