1999

Un des derniers écrits de Cliff


LE TROTSKYSME APRES TROTSKY

Les origines des International Socialists

Tony Cliff


Chapitre III
L'ECONOMIE PERMANENTE D'ARMEMENTS

 

Après la Deuxième Guerre Mondiale le capitalisme libéral est entré dans une période de prospérité. Cela contredisait directement la prédiction de Trotsky, que Mandel et compagnie s’obstinaient à répéter comme des perroquets. L’effort pour résoudre cette contradiction a abouti à la formulation de la théorie de l'économie permanente d'armements.

Pour en comprendre la genèse il sera utile de faire une courte digression de nature autobiographique. Le fait qu’en Palestine j’avais construit un petit groupe trotskyste - une trentaine de membres - à partir de rien était une bonne préparation à me colleter avec les grandes difficultés que connaissait le mouvement trotskyste international à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. J’étais comme le petit garçon dans le conte d’Andersen « Les habits neufs de l'empereur ». Après des années d’isolement et de répression sous le stalinisme et le nazisme, les trotskystes étaient porteurs d'un besoin psychologique de croire aux miracles. Il était trop douloureux de faire face à la situation réelle. Si mon développement politique s’était fait à l'intérieur de l’organisation trotskyste britannique, qui en 1946 comptait quelque 400 membres, j'aurais probablement subi la pression de conformité. Il n’était pas suffisant en soi, pour échapper au dogmatisme, d’avoir lu Marx, Engels, Lénine, Trotsky et Luxemburg. Mandel et Pablo étaient tout aussi familiers avec la littérature marxiste que je l’étais moi-même. Le fait d'être un palestinien isolé en Angleterre était, considéré rétrospectivement, un avantage politique.

Arrivant en Angleterre en 1946, et examinant les choses avec le point de vue d’un pays colonial, je fus frappé par le fait que :

... le niveau de vie des travailleurs était élevé. La première fois que j’ai visité la maison d'un ouvrier - une maison ordinaire - je lui ai demandé son métier et il m’a répondu « engineer ». Mon anglais n’étant pas très bon, j’ai cru qu'il était « ingénieur » diplômé. Mais il était simplement « conducteur d’engin » sans qualification. Ce fut un choc. Les enfants avaient une vie bien meilleure que dans les années trente. La seule fois que j’ai vu des enfants sans chaussures en Europe c’était à Dublin. On ne voyait plus d’enfants rachitiques. Cela m'a aidé à comprendre que la crise finale n’était pas pour le lendemain (78).

 

Certains militants du mouvement trotskyste avaient quelque difficulté à admettre l’incompatibilité entre le boom économique et les pronostics de Trotsky. Gerry Healy continuait à vivre dans un monde imaginaire ‘'imminente catastrophe capitaliste. Mandel courait toujours après les événements et utilisait des expressions de plus en plus floues pour désigner les mécanismes du capitalisme. Loin de clarifier les choses, il créait de la confusion (79). Le premier article polémique que j’écrivis contre lui parut en 1947. C’était une critique de sa tentative de nier l’évidence d’une reprise économique dans le monde d’après-guerre, mais cela n’allait pas plus loin que le rejet d’une conception mécaniste de l’économie marxiste (80).

Une réelle compréhension générale de la question ne pouvait se limiter à la solution du problème posé par l’échec du pronostic de Trotsky. Elle devait aussi répondre aux prophètes d’une éternelle prospérité capitaliste, qui prétendaient que le système serait florissant aussi longtemps que les préceptes économiques keynésiens seraient mis en pratique.

Le plein emploi était, après la Deuxième Guerre Mondiale, un fait incontestable, mais croire qu’il était le résultat de la politique keynésienne reviendrait à s’imaginer que c'est le chant du coq qui fait lever le soleil. Depuis 1928, John Maynard Keynes répétait que la responsabilité première d’un gouvernement était d’user de mesures fiscales et monétaires afin de s’assurer que la demande restait suffisante pour maintenir le plein emploi. En 1936, Keynes avait donné à ses idées une forme développée dans le livre Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. Mais à aucun moment ses conseils n’avaient été suivis par les gouvernements de cette période. Les conservateurs pas plus que les travaillistes - ou les libéraux – n’étaient convaincus par ses arguments.

Les choses changèrent avec l’approche de la guerre. Les capitalistes, qui étaient très réticents face aux dépenses publiques en temps de paix que Keynes préconisait, devinrent tout d’un coup très généreux en matière de dépenses militaires. Ainsi, par exemple, les capitalistes américains, qui avaient été furieux contre Roosevelt à cause de son déficit budgétaire annuel de 2 à 4 milliards de dollars (1934 : 3,6 milliards ; 1935 : 3 milliards ; 1936: 4,3 milliards ; 1937 : 2,7 milliards), ne voyaient pas d’objection à un déficit de 59 milliards en 1941-42. Il est peu probable qu’Hitler se soit penché sur la Théorie générale de Keynes, mais il réalisa le plein emploi en mobilisant des millions pour l’armée et l’industrie d'armement. C’était la course aux armements, et non l’économiste distingué de Cambridge, qui faisait la différence.

Malgré tout, lorsque, pour la première fois en vingt ans, le plein emploi fut atteint, l’idée qu'il pouvait être maintenu à l’aide de la politique de la demande d’Etat se répandit rapidement. Pour les politiciens dirigeants de tous les partis de la génération d’après-guerre, la doctrine de Keynes semblait avoir été confirmée par les événements.

On vit même un certain nombre d’anciens marxistes se déclarer keynésiens, parmi lesquels John Strachey. Entre 1932 et 1935, Strachey avait écrit trois livres, La lutte pour le pouvoir, La menace fasciste et La nature de la crise du capitalisme, dans lesquels il se présentait comme marxiste orthodoxe (bien qu’il fût en fait très influencé par le stalinisme). En 1940, Strachey publia un nouveau livre, Un programme pour le progrès, qui prétendait que même si à long terme le socialisme était le seul remède au dysfonctionnement du capitalisme, à court terme ce dont on avait besoin c’était d'un programme transitoire de réforme du capitalisme, semblable au New Deal de Roosevelt. Son programme comprenait six points principaux : l’élargissement du domaine public, des taux d’intérêt bas sur les emprunts de capitaux, une extension des services sociaux, des allocations aux individus et une fiscalité de redistribution. Il devait y avoir aussi un système bancaire contrôlé par l’Etat et un strict contrôle public de la balance des paiements (81). Ce programme était si minimaliste que le droitier Anthony Crosland pouvait le trouver « incomparablement plus modeste que le programme du Labour Party adopté en 1937 » (82). Si John Strachey continuait à rendre hommage à certaines analyses de Marx et à décrire la société comme « capitaliste », il concluait que le chômage et les crises étaient désormais relégués dans le passé. La démocratie de masse et les techniques d'intervention économique étatique découvertes par Keynes signifiaient, pour lui, que le capitalisme était désormais planifié.

Crosland aussi célébrait avec lyrisme un capitalisme réformé par les méthodes keynésiennes. Son livre L'avenir du socialisme, publié en 1956, prétendait que l’anarchie du capitalisme se résorbait, et avec elle les conflits de classe. Le système devenait de plus en plus rationnel et démocratique. Le capitalisme lui-même devait se désintégrer paisiblement. Tous les discours sur la production consacrée à la poursuite du profit plutôt qu’à la satisfaction des besoins humains constituaient désormais, d’après Crosland, une totale absurdité. « L'industrie privée est enfin humanisée » (83). Une « révolution pacifique » avait commencé, dans laquelle la lutte des classes devenait inconcevable : « Il est impossible aujourd'hui d'imaginer une alliance offensive délibérée entre le gouvernement et les employeurs, dirigée contre les syndicats » (84), écrivait Crosland. « Nous sommes, en Grande-Bretagne, au seuil d'une abondance de masse » (85).

Dès lors que le keynésianisme garantissait une croissance sans inhibitions, disait Crosland, l’Etat pouvait envisager d’importantes rentrées fiscales de nature à financer les réformes et les projets de protection sociale. Les socialistes devaient cesser de s’intéresser aux problèmes économiques :

Nous tournerons de plus en plus notre attention vers d’autres sphères, à long terme plus importantes - telles que la liberté individuelle, le bonheur, les entreprises culturelles, la culture des loisirs, de la beauté, de la grâce, de la gaieté, de l’enthousiasme... davantage de terrasses de café, des rues plus claires et plus gaies la nuit, des heures de fermeture des pubs plus tardives, davantage de théâtres au répertoire local, de meilleurs hôteliers et restaurateurs... plus de fresques et de tableaux dans les lieux publics, un meilleur design des meubles et ustensiles et des vêtements féminins, des statues au milieu des zones résidentielles, un éclairage public et des cabines téléphoniques plus beaux et ainsi de suite à l’infini (86).

Si Mandel et Healy étaient contredits par les conditions concrètes du boom d’après-guerre, les keynésiens et autres apologistes du capitalisme ont eux aussi été démentis, à long terme, par les crises de plus en plus profondes et insolubles qui ont secoué le capitalisme occidental à partir des années 1970.

La théorie de l’économie permanente d’armements, issue du développement de la théorie du capitalisme d’Etat, évitait les pièges des deux positions. La compréhension de la Russie devint la clé qui permettait de comprendre le boom d’après-guerre du capitalisme occidental. Comment cela est-il possible ?

La théorie du capitalisme d'Etat identifiait la compétition militaire entre la Russie et les pays capitalistes occidentaux comme le mécanisme essentiel de la dynamique d’accumulation du capital en Russie. La production d'armements de la Russie explique aussi pourquoi elle ne souffrait pas des cycles de prospérité et de récession. En même temps, de l'autre côté du Rideau de Fer, les dépenses d’armements restaient à un haut niveau malgré la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Le texte de 1948 La nature de classe de la Russie stalinienne comporte un chapitre intitulé « Production et consommation de moyens de destruction ». La production d’armes a des vertus particulières. Elle ne crée pas de nouveaux moyens de production (forme I, pour utiliser les termes de Marx dans Le Capital), et ne contribue pas non plus à la consommation de la classe ouvrière (forme IIa). Le produit de l’industrie d'armement, par conséquent, ne revient pas nourrir le cycle de production. C'est une forme de consommation improductive, analogue à la consommation d’objets de luxe par les capitalistes eux-mêmes (forme IIb ou III) (87).

La production d’armements est « la consommation collective de la classe capitaliste » qui assure à cette classe, à travers l’expansion militaire, l’acquisition « d'un nouveau capital, de nouvelles possibilités d'accumulation ». La capacité d’acquérir de nouvelles possibilités d’accumulation différencie la « production et la consommation de moyens de destruction » des autres consommations de la classe capitaliste.

La nature de classe de la Russie stalinienne montrait que les vertus stabilisatrices de la production d’armes expliquaient pourquoi le capitalisme d’Etat russe ne connaissait pas les cycles classiques de prospérité et de récession caractéristiques des économies de marché (88). L'analyse ci-dessus était un pont vers la théorie de l’économie permanente d’armements, qui mettait en évidence le rôle des dépenses militaires dans l’expansion de l’économie des pays de capitalisme libéral.

En mai 1957, l’argumentation devint plus spécifique dans l’article intitulé « Perspectives de l'économie permanente de guerre » qui analysait l’effet des dépenses militaires sur la dynamique de la Russie stalinienne ainsi que sur le capitalisme occidental et japonais (89). L’impact des dépenses d’armement n’était pas vu comme un accident. Le niveau économique de la société, le stade atteint par les forces productives, est le facteur décisif dans l’organisation de ses armées. Comme disait Marx, « Notre théorie selon laquelle l'organisation du travail est conditionnée par les moyens de production n'est, semble-t-il, nulle part aussi clairement confirmée que dans l'industrie de la boucherie humaine ».

Dans la période de jeunesse du capitalisme, l’arriération de l’économie interdisait de nourrir et d’équiper de vastes armées. Comparées aux armées immenses mobilisées pendant les Première et Deuxième Guerres Mondiales, celles du capitalisme naissant étaient minuscules. Même pendant les guerres napoléoniennes, la France, qui dominait pratiquement toute l'Europe, n’a jamais enrôlé plus d'un demi-million d'hommes. Les forces armées britanniques de l’époque comptaient moins d’un dixième de celles de la France. Frédéric le Grand disait des guerres du XVIIIème siècle que « le citoyen pacifique ne devrait même pas se rendre compte que le pays est en guerre » (90). Même pendant les guerres du XIXème siècle, les guerres napoléoniennes, les guerres de l’Opium, la Guerre de Crimée, etc., la vie des nations belligérantes était dans l’ensemble peu affectée.

 

1914 : le tournant

Tout cela change avec la Première Guerre Mondiale. La France, dont la population avait seulement dix millions d’habitants de plus qu’à l'époque de Napoléon 1er (40 millions contre 30), mobilisa jusqu’à cinq millions de soldats. Les autres pays belligérants firent de même. En même temps qu’une extraordinaire croissance de la taille des armées, il y eut une augmentation massive des dépenses de technologie militaire. Conjugué, tout ceci amena un changement important dans le rôle du secteur militaire au sein de l’économie nationale globale.

Avec la mobilisation d’une proportion énorme de la population, et la majeure partie de l’économie mise au service de la guerre, ce ne furent pas seulement les soldats engagés dans les opérations, mais aussi les millions de travailleurs industriels, salariés agricoles et paysans - en fait, toute la population civile – qui en ressentirent l’impact.

Avant la Première Guerre Mondiale, bien que les puissances impérialistes fussent dans une certaine mesure déjà prêtes pour des opérations guerrières, l’économie n’était pas du tout équipée pour la production d’armements. C’est seulement après que les diverses guerres aient commencé dans les faits que la classe dirigeante prit les décisions nécessaires pour faire face à la situation - des canons ou du beurre.

Ainsi, jusqu’en 1914, il était possible d’analyser le développement du capitalisme sans accorder d’attention particulière aux guerres et à leur préparation, car elles jouaient un rôle mineur dans le développement économique. Immédiatement après la Première Guerre Mondiale, le secteur militaire de l’économie se rétracta : les énormes armées avaient été en grande partie démobilisées, et la production d’armements fut considérablement réduite.

Malgré tout, dans le sillage de la grande dépression des années 30 et de la prise du pouvoir par Hitler, un puissant secteur militaire de temps de paix apparut pour la première fois dans l’histoire. Entre 1939 et 1944, la production de munitions en Allemagne fut multipliée par cinq, par dix au Japon, en Angleterre par 25, aux Etats-Unis par 50 (91).

L’économie militaire

 

Allemagne (en milliards de DM)

Angleterre

Etats-Unis

 

1939

1943

1938

1943

1939/40

1944/45

Dépenses Gouvernementales**

60,0*

100,0*

1,0

5,8

16,0

95,3

Revenu national

88*

125*

5,2

9,5

88,6

186,6*

Rapports Dépenses/revenu

68%

80%

19,2%

61,1%

18%

51%

* chiffres approximatifs
** en grande partie dépenses militaires

Alors qu’après la Première Guerre Mondiale il y avait eu une période d’une quinzaine d'années pendant laquelle aucun pays avancé n’avait eu de secteur guerrier tant soit peu développé, après la Seconde Guerre Mondiale il n’y eut pas une telle interruption. Peu de temps après qu’elle ait pris fin, la course aux armements reprenait.

 

Armements, prospérité et récession

Pendant plus d’un siècle, le capitalisme avait connu une succession de cycles de prospérité et de récession. Les crises se produisaient, plus ou moins régulièrement, tous les dix ans. Mais depuis l’avènement de l’économie permanente de guerre, le cycle avait été apparemment brisé. Pour comprendre comment cela a été possible, comment un secteur de l’ordre de 10% de l’économie nationale pouvait empêcher une dépression générale, nous devons d’abord rapidement nous rappeler les causes de récession dans le capitalisme classique.

La cause fondamentale des crises capitalistes de surproduction réside dans le niveau relativement bas du pouvoir d’achat des masses, comparé aux capacités productrices de l’industrie. Comme le disait Marx :

La raison ultime de toutes les vraies crises reste toujours la pauvreté et la consommation réduite des masses comparée à la tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si la seule capacité absolue de consommation de la société constituait leurs limites (92).

En dernière analyse, la cause de la crise capitaliste réside en ceci qu’une part de plus en plus grande du revenu de la société tombe entre les mains de la classe capitaliste et qu’une part de plus en plus grande de celui-ci est consacrée, non pas à acquérir des biens de consommation, mais au contraire des moyens de production – c’est-à-dire est dirigée vers l’accumulation du capital. La croissance relative de la part du revenu national consacrée à l’accumulation, comparée à la part allant à la consommation, conduit inévitablement à la surproduction, une situation dans laquelle la quantité croissante de marchandises fabriquées ne peut pas être vendue, tout simplement parce que les consommateurs n’ont pas les moyens de les acheter.

C’est un processus cumulatif. Une augmentation de l’accumulation s’accompagne de la rationalisation et de l’innovation technologiques, qui aboutissent à un accroissement du taux d’exploitation. Plus le taux d’exploitation est élevé, plus augmente le fonds dont l’accumulation est extraite comparé aux salaires des travailleurs et au revenu du capitaliste. L’accumulation nourrit l'accumulation.

 

L’effet des budgets d'armement

Les gigantesques dépenses militaires d’après-guerre eurent une influence majeure sur la tendance aux crises. L’économie d'armement avait désormais un effet important sur le niveau du pouvoir d’achat populaire, le niveau de l’accumulation réelle du capital et la quantité de marchandises mises sur le marché.

Supposons qu’il y ait dans un pays un million d’individus à la recherche d’un emploi, et que parmi eux 10% soient employés par le gouvernement à la production d’armes - 100.000 personnes. Leur pouvoir d’achat nouveau aura pour effet l’emploi de davantage de travailleurs dans d’autres secteurs. La relation numérique entre la taille du premier groupe et celle du second a été appelée le « multiplicateur » par Keynes. Pour abréger, ce terme peut être emprunté utilement. Si le multiplicateur est 2, l’emploi de 100.000 personnes par l’Etat augmentera l’emploi global de 200.000 personnes. Si le multiplicateur est 3, l’augmentation sera de 300.000, et ainsi de suite. Il n’y a par conséquent aucun doute qu’un budget d'armement de 10% du revenu national peut avoir un effet cumulatif hors de proportion avec sa dimension dans l’augmentation du pouvoir d’achat des masses.

Lorsque 10% du revenu national va à l’armement, les ressources en capital à la recherche d’un investissement dans la production non-guerrière connaissent une réduction abrupte : dans notre exemple, de 20% du revenu national à 10%. L’augmentation du pouvoir d’achat de la population, joint aux commandes publiques d’armes, d’uniformes, de casernes, etc., donne un débouché aux marchandises et désamorce les crises de surproduction.

Au surplus, une économie de guerre a naturellement un impact sur le taux de croissance de l’offre de biens non militaires à la recherche d’acheteurs civils. Le plein emploi ne se borne pas à augmenter le nombre de salariés, il provoque une tension sur le marché du travail permettant aux travailleurs d’obtenir des salaires plus élevés. Paradoxalement, ce n’est pas contradictoire avec l’augmentation des profits : le capital travaille plus pleinement, il y a moins de capacités inemployées ou de capital fonctionnant à perte. Le renouvellement est plus important. Ainsi par exemple, dans les années 1937-1942, les salaires globaux dans l’industrie américaine ont augmenté de 70%, les profits de 400% !

Avec les énormes forces productives disponibles dans la société, l’augmentation de la charge des armements n’a pas conduit à une réduction de la consommation civile, bien au contraire. Ceci a été démontré de la façon la plus claire par le pays capitaliste le plus riche du monde, les Etats-Unis, pendant la Deuxième Guerre Mondiale. En même temps qu’en 1943 les USA dépensaient la somme énorme de 83,7 milliards de dollars pour la guerre, la consommation civile non seulement ne chuta pas, mais fut en fait plus élevée qu’avant la guerre, passant de 61,7 milliards de dollars en 1939 à 70,8 milliards en 1943 (exprimé en prix de 1939), une augmentation de 14,7%.

La théorie de l’économie permanente d’armements a montré pourquoi la prédiction de Trotsky ne s’était pas réalisée. Mais elle a fait plus encore. Elle a démontré qu’à long terme une prospérité économique bâtie sur une ogive nucléaire ne pouvait pas être stable et saine. Même si le capitalisme mondial connaissait une prospérité due aux dépenses d’armement, tous les pays ne supportaient pas la même charge de budgets militaires coûteux. Ceux qui dépensaient peu en retiraient un avantage inversement proportionnel aux dépenses d’armement. Le texte de 1948 sur la Russie affirmait que le capitalisme ne connaissait qu’une stabilisation temporaire. Il déclarait :

... les puissances peuvent entrer dans une concurrence si âpre sur le marché mondial que chacune, pour renforcer sa position, va commencer à réduire ses dépenses d'armement. Nous voyons à présent l’Angleterre contrainte de réduire son « budget de défense » à cause de la concurrence avec l’Allemagne et de la détérioration de sa balance des paiements internationaux. Jusqu’à présent aucun pays n’a été capable de se mesurer avec les Etats-Unis, de les forcer à abandonner la course aux armes et de commencer à lutter à « qui réduit le budget d'armement le plus vite ». Ils peuvent se permettre le budget militaire le plus élevé du monde, en même temps que l’investissement absolu dans l’industrie le plus important (93).

La charge inégale de la course aux armements devait mener à une déstabilisation et le texte prédisait, ce qui s’avéra une erreur, que la Russie pourrait en être le vainqueur :

avec le rythme élevé du développement de l’industrie russe, il est possible que dans dix ou vingt ans, même si elle n’atteint pas le niveau absolu de l’industrie américaine, elle pourrait mettre en échec les USA sur le marché mondial dans certains secteurs - ceux de l’industrie lourde. A ce moment-là, les Etats-Unis pourraient (...) réduire leur budget de défense pour prévenir une défaite sur le marché mondial (94).

L’argument de base était néanmoins correct :

Ainsi l’économie de guerre pourra de moins en moins servir de remède à la surproduction comme stabilisateur de la prospérité capitaliste. Quand l’économie de guerre commencera à s’essouffler, alors sonnera le glas de la prospérité capitaliste (95).

En fait, ce ne fut pas la Russie qui obligea les Etats-Unis à réduire leur budget militaire, mais surtout l’Allemagne de l'Ouest et le Japon, les deux pays auxquels il avait été interdit de conserver d’importantes armées parce qu’ils avaient perdu la guerre. Malgré tout, la brochure La nature de classe de la Russie stalinienne avait raison lorsqu’elle prévoyait que la stabilisation du capitalisme de marché par les dépenses d’armements ne serait que temporaire. En fait, en détournant la plus-value de l’investissement productif, elle tendait à éviter les récessions au prix d’une tendance à long terme à la stagnation. Les économies comportant un niveau élevé de dépenses militaires se trouvaient désavantagées dans la compétition, et étaient par conséquent contraintes d’augmenter la part de l’investissement allant aux industries civiles. Ce qui permit aux tendances classiques du cycle économique de se réinstaller (96).

La rivalité croissante entre les Etats-Unis, d’une part, et le Japon et l'Allemagne de l’Ouest, de l’autre, aiguisée par la répartition inégale de la charge des armements, mena effectivement à la déstabilisation de l’économie et à un retour aux récessions globales. Le pronostic selon lequel, après un certain nombre d’années, l’économie mondiale connaîtrait un ralentissement a été vérifié : le produit mondial, qui augmentait de 5,4% par an dans les années 1950-1963, et de 6% dans les années 1963-1973, est tombé au taux de 2,6% dans les années 1973-1990, et à 1,4% dans les années 1990-1996 (97).

Les Etats-Unis dépensaient en armements une proportion bien plus grande de leur revenu national que le Japon ou l’Allemagne de l'Ouest. Le Japon n’a jamais consacré plus de 1% de son revenu national à la défense. Il est ainsi parvenu à accumuler plus de capital et à investir davantage dans l’industrie pour réoutiller ses usines. La conséquence en a été que l’industrie automobile japonaise a progressé par bonds gigantesques. La construction navale japonaise a remplacé l’Angleterre à la première place mondiale, dans l’électronique le Japon a supplanté l’Allemagne, etc.

La guerre du Vietnam a accusé l’écart entre l’industrie américaine et celles de l’Allemagne et du Japon. Le résultat fut qu’en 1973 la faiblesse du dollar se manifesta par une explosion des prix du pétrole - libellés en dollars. Le long boom (les « trente glorieuses ») était terminé.

La théorie de l’économie permanente d’armements tenait pour certain que l’irrationalité du capitalisme ne diminuait pas avec l’âge. Le capitalisme qui, selon l'expression de Marx, est couvert dans toute son histoire « de sang et de boue », n’est pas devenu plus débonnaire dans son âge sénile. En réalité, l’économie permanente d’armements est l’expression la plus achevée de la bestialité et de la barbarie du système (98).


Notes:

(78) – T. Cliff, « Fifty Years a Revolutionary », Socialist Review n° 100, mai 1987, pp. 14-19

(79) – voir, par exemple, E. Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Union Générale d’Editions, Paris 1976

(80) – T. Cliff, All That Glitters is Not Gold, pp. 24-37

(81) – J. Strachey, A Programme for Progress, Londres 1940, pp. 210-211

(82) – A. Crosland, The Future of Socialism, Londres 1956

(83) – idem, p. 37

(84) – idem, pp. 32-33

(85) – idem, p. 23

(86) – idem, pp. 520-522

(87) – voir T. Cliff, The Class Nature of Stalinist Russia, pp. 121-122

(88) – idem, pp. 121-125

(89) – T. Cliff, Perspectives for the Permanent War Economy, Socialist Review, mars 1957

(90) – idem

(91) – F. Sternberg, Capitalism and Socialism on Trial, Londres 1951, P. 438

(92) – K . Marx, Le Capital, vol. 3, ch. 30 : capital argent et capital réel

(93) – T. Cliff, The Class Nature of Stalinist Russia, pp. 121-125

(94) – idem

(95) – idem

(96) – idem

(97) – The Financial Times, 4 septembre 1998

(98) – plusieurs étapes importantes dans le développement de la théorie de l’économie permanente d’armements ont été accomplies par M. Kidron et C. Harman – voir M. Kidron, Western Capitalism Since the War, Londres 1970, et A Permanent Arms Economy, Londres 1989, et C. Harman, Explaining the Crisis, Londres 1984 – voir aussi C. Harman, La folie du marché, publications l’Etincelle, Paris 2000


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