1999 |
LE TROTSKYSME APRES TROTSKY
Les origines des International Socialists
Si, conformément à la prophétie de Trotsky, le régime stalinien n’avait pu survivre à la guerre, il est évident que les partis staliniens de France et d’Italie n’auraient pas eu le pouvoir énorme de préserver l’ordre capitaliste dans ces deux pays. De même, la classe ouvrière allemande n’aurait pas été paralysée comme elle l’a été après la chute d’Hitler.
La survie du capitalisme d’Etat a abouti à la survie du capitalisme occidental, car c’était leur intérêt à tous deux d’éviter la révolution. Mais c’était un système de frères ennemis, et les alliés d’hier se sont retrouvés bientôt engagés dans une coûteuse course aux armements - la Guerre Froide, qui a constitué la base de l’économie permanente d’armements qui s’est mise en place à l’Ouest.
Le lien entre l’existence du régime stalinien en Russie et la révolution permanente déviée en Chine et à Cuba est plus évident. C'est l’existence d’une Russie forte qui a inspiré les armées maoïstes dans leur combat prolongé contre l’impérialisme japonais et contre le Kuomintang de Tchang Kaïtchek. C'est l’exemple d’une industrialisation forcée accélérée de la Russie arriérée sous la botte de Staline qui a inspiré les partis staliniens et les nouveaux gouvernements du tiers monde pour lesquels elle était un modèle. La politique stalinienne d’alliance avec des forces locales pro-capitalistes signifiait que l’impérialisme n’était pas renversé par la révolution des travailleurs. L’impérialisme a souvent pu se désengager politiquement des colonies sans avoir à relâcher son emprise économique. Là où des politiques capitalistes étatiques ont été mises en œuvre, des alliances avec le bloc russe ont pu se former, mais la situation des travailleurs était toujours l’exploitation et l’asservissement au joug capitaliste.
Par conséquent, le pronostic de Trotsky concernant le sort du régime stalinien ne se réalisant pas, le reste de ses prévisions - sur les développements dans les pays capitalistes avancés aussi bien que dans les contrées arriérées - resta également lettre morte.
La troïka - capitalisme d’Etat, économie permanente d’armements et révolution permanente déviée - constituait une unité, une totalité embrassant les changements dans la situation de l’humanité après la Deuxième Guerre Mondiale. C'est là une affirmation du trotskysme en général, même si c’est partiellement sa négation. Le marxisme est une théorie vivante, qui doit se perpétuer telle qu’elle est - et en même temps changer. Cela dit, la troïka n’a pas été conçue comme unité et ne s'est pas constituée d’un seul coup. Elle était le résultat d’un certain nombre d’explorations prolongées des développements économiques, sociaux et politiques dans trois parties du globe : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes industriels avancés, et le tiers monde. Les axes de recherche s’entrecroisaient continuellement. Mais c’est seulement à la fin de ce processus que les interrelations entre les différentes sphères de la recherche sont apparues clairement. C’est seulement du haut de la montagne que l’on peut voir les relations entre les différents chemins qui conduisent au sommet, et c’est à partir de ce point de vue avantageux que l’analyse a pu se transformer en synthèse, la dialectique marxiste émergeant triomphante.
Comprendre les changements réels dans la structure de l’économie, de la société et de la politique dans le monde, avec les inégalités massives qui le déchirent, permet à son tour de saisir les possibilités concrètes, réelles, qu'ont les révolutionnaires de s’inscrire dans le processus de changement.
Aujourd’hui, le régime stalinien du bloc de l’Est est mort et enterré. Le capitalisme mondial n’est plus propulsé par l’économie permanente d’armements. La voie capitaliste étatique dans le tiers monde a été abandonnée, en même temps qu’une intégration économique globale plus tendue restreint considérablement la marge de manœuvre des classes dirigeantes locales ou des groupes aspirant à jouer ce rôle. A travers le monde - à l’Ouest, à l’Est et dans les pays en développement - des millions de travailleurs ont été licenciés ; des dizaines de millions de chômeurs vivent à côté d’un nombre croissant de millionnaires et de milliardaires.
La troïka - la définition de la Russie comme capitaliste étatique, l'économie permanente d'armements comme explication de la prospérité d’après-guerre dans les pays capitalistes avancés, et la révolution permanente déviée expliquant le succès du maoïsme dans le tiers monde - pourrait paraître sans actualité pour les marxistes aujourd’hui. Mais elle ne l’est pas.
D’abord, les idées survivent souvent longtemps après que les conditions matérielles qui les ont fait naître aient disparu ; un rond dans l’eau causé par le jet d’une pierre continue à se propager bien après que la pierre ait cessé de bouger.
Ainsi les illusions concernant le régime stalinien survivent aussi bien parmi ses partisans que pour ses adversaires bourgeois. L’idée selon laquelle la propriété étatique de l’industrie et la planification économique, même sans démocratie ouvrière, équivalent au socialisme, est toujours vivante.
C'est le plein-emploi (ou presque) qui a suivi le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale qui a renforcé la séduction du keynésianisme. La théorie de l’économie permanente d’armements a été la seule alternative marxiste sérieuse au keynésianisme pour expliquer la situation de l’époque. Le keynésianisme est toujours vivant et vigoureux, et on le présente aujourd’hui comme la solution de rechange au libéralisme économique de marché.
Les idées du maoïsme ont encore de l’attrait pour beaucoup de gens, en particulier dans le tiers monde. L’image de Che Guevara a encore un grand prestige en Amérique Latine. L’idée que seule la classe ouvrière, s’organisant dans une lutte pour le socialisme conduite par des marxistes révolutionnaires, peut mener à bien la révolution n’est pas très répandue dans les mouvements de libération nationale.
Il y a une autre raison pour laquelle les trois théories dont il est question ici ont besoin d’être étudiées. Cela concerne la nature et la continuité de la tradition marxiste ; comme l’a formulé Trotsky, le parti révolutionnaire est la mémoire de la classe ouvrière. Avant la mort de Trotsky, cette mémoire, la continuité réelle du mouvement, était représentée par une masse d’individus. Ceci peut être montré de façon concrète.
La Première Internationale était constituée d’organisations relativement importantes, et bien qu’il y ait eu une interruption d’une vingtaine d'années entre la fin de la Première et la fondation de la Deuxième Internationale, des milliers de membres de la première rejoignirent la seconde. La Troisième Internationale (l’Internationale Communiste, ou Comintern) naquit comme conséquence de grandes scissions dans la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien, lors de sa conférence de Bologne en septembre 1919, vota pour adhérer à l’Internationale Communiste, apportant 300.000 membres. En Allemagne, le Parti Social Démocrate Indépendant, qui s’était séparé en 1917 du Parti Social Démocrate, décida lui aussi de rejoindre l’Internationale Communiste, ajoutant 300.000 membres. En 1920 le Parti Communiste Français (SFIC), se séparant du Parti Socialiste (SFIO), adhéra, ajoutant encore 140.000 membres. En juin 1919, les Socialistes bulgares votèrent pour l’affiliation, apportant 35.478 membres. Le Parti Socialiste Yougoslave, lui aussi un parti de masse, adhéra. Le Parti Social Démocrate Tchécoslovaque scissionna en décembre 1920, la Gauche Communiste conservant la moitié des effectifs et fondant un Parti Communiste de 350.000 membres. Une scission similaire dans le Parti Social Démocrate de la minorité de langue allemande ajouta des forces supplémentaires, et après leur unification le parti comptait 400.000 membres. Le Parti Travailliste Norvégien adhéra au Comintern au printemps 1919. En Suède, la majorité du Parti Socialiste, après une scission, rejoignit l’Internationale, ajoutant 17.000 membres (137).
Malheureusement, il n’y a pas eu de vraie continuité, en termes de révolutionnaires individuels, entre l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky du début des années vingt et le mouvement trotskyste dans les années trente et après la Deuxième Guerre Mondiale. Ecrasée entre le poids énorme du stalinisme et la terreur hitlérienne, l’organisation trotskyste a toujours consisté en petits groupes sur les marges des mouvements de masse. Ainsi le nombre de trotskystes à Berlin à la veille de la victoire d’Hitler était de 50 (138) ! Malgré la révolution espagnole de 1936, en septembre 1938, d’après le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, le nombre de militants de la section espagnole se situait entre 10 et 30 ! (139)
Les Première, Deuxième et Troisième Internationales ont vu le jour dans des périodes de montée des masses ; les organisations trotskystes sont nées dans une période tragique entre toutes de l’histoire de la classe ouvrière - la victoire du nazisme et celle du stalinisme. Si l’on ne comprend pas pourquoi, pendant deux générations, le trotskysme était isolé et impuissant, et les trotskystes enclins à perdre leur chemin, on ne peut qu’en venir à des conclusions pessimistes en ce qui concerne le futur. Comprendre le passé permet de voir clairement que l’heure du trotskysme, comme chaînon de la continuité du marxisme, est sur le point de sonner.
Aujourd’hui le stalinisme, l’énorme obstacle qui a empêché le développement du marxisme révolutionnaire, du trotskysme, n’existe plus. Le capitalisme dans les pays avancés ne connaît plus d’expansion et ainsi les mots du Programme de Transition de 1938, selon lesquels « il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques et d'élever le niveau de vie des masses » (140) sont à nouveau conformes à la réalité. La théorie classique de la révolution permanente, telle qu’élaborée par Trotsky, est de retour sur l’agenda, comme le montre la révolution indonésienne de 1998.
La troïka explique pourquoi, pendant une période, une longue période, le système existant - le capitalisme - a perduré, même s’il s’affublait d’un certain nombre de déguisements. Elle montre en même temps les développements à l’œuvre qui sapaient cette stabilité : pendant un certain temps ces processus étaient d’ordre moléculaire, pratiquement invisibles à l’œil nu. Mais finalement la quantité se transforme en qualité, et le système dans son ensemble est secoué de crises et de convulsions. C'est alors, comme dit Marx, que l’humanité « sautera de sa place et jubilera : Bien creusé, vieille taupe ! » (141)
Notes:
(137) – T. Cliff, Lenin : Revolution Besieged, Londres 1987, pp. 216-218
(138) – T. Cliff, Trotsky : the Darker the Night the Brighter the Star, p. 155
(139) – idem, p. 286
(140) – L. Trotsky, The Death Agony of Capitalism and the Tasks of the Fourth International, Londres 1980
(141) – K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. Soc., p. 124 – la citation fait référence à Shakespeare, Hamlet, Acte I, scène 5.