1999 |
LE TROTSKYSME APRES TROTSKY
Les origines des International Socialists
L’étude présente a commencé par juxtaposer les pronostics de Trotsky concernant la situation internationale après la Seconde Guerre Mondiale et l’état des choses à l’heure actuelle. Ensuite, elle a décrit comment la grande majorité des trotskystes a fermé les yeux sur la réalité pour rester fidèle à la lettre de Trotsky, tout en déviant complètement de son esprit. Trotsky aurait pu dire avec raison: « J'ai semé des dragons, mais j'ai récolté des puces ». Pourquoi cela s’est-il produit? Pourquoi Mandel, Pablo et les autres dirigeants trotskystes, qui étaient très sérieux et pas du tout stupides, se sont-ils comportés d’une manière qui équivalait à vivre dans un monde imaginaire? La raison en est que pendant les années noires de réaction - le nazisme et le stalinisme - ils se sont retrouvés très isolés, pratiquement sans aucun accès à la classe ouvrière. Au cours d’une aussi longue traversée du désert, assoiffés qu’ils étaient, ils ont succombé à des hallucinations, apercevant un mirage de verdure et d’eau fraîche.
Essayant de maintenir l’essence des enseignements de Marx, Lénine, Luxemburg et Trotsky, et affrontant la réalité de la situation du monde après la Seconde Guerre Mondiale, la tendance des International Socialists a fait l’effort de développer trois éléments de théorie :
(1) la définition de la Russie stalinienne comme capitaliste étatique, qui expliquait sa longue stabilité et sa chute ;
(2) la longue prospérité du capitalisme occidental, prenant racine dans l'économie permanente d'armements mais contenant en germe les crises futures ;
(3) l’explication des victoires de Mao Zedong et de Fidel Castro en termes de révolution permanente déviée.
Y avait-il, dans le monde réel, des situations concrètes susceptibles de confirmer le lien existant entre ces trois théories ?
Il y en avait incontestablement. La survie et la puissance du régime stalinien en Russie étaient la clé des deux autres développements.
D’abord, l’influence stalinienne a contribué de façon décisive à empêcher les profondes tensions sociales et politiques apparues à la fin de la Seconde Guerre Mondiale de se transformer en révolution prolétarienne. Les tensions sociales sur le continent européen étaient alors bien plus aiguës et plus profondes que celles de la fin de la Première Guerre, qui avaient provoqué des révolutions en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, et des situations pré-révolutionnaires dans un grand nombre d’autres pays. Si de telles révolutions ne se sont pas produites en 1945, c’est à cause des partis communistes. Tirant profit de leur aura radicale, les dirigeants staliniens ont pu jouer un rôle central dans l’endiguement de la vague montante de la révolution et dans la sauvegarde du capitalisme.
Les exemples de la France, de l’Italie et de l’Allemagne illustrent le potentiel qui a été perdu. En août 1944, c’est la Résistance, dirigée par le Parti Communiste, qui a libéré Paris des troupes nazies : la situation dans son ensemble était entre leurs mains. Il n’y avait pas de comparaison possible entre les communistes et les groupes politiques rivaux. Dans La politique de la guerre Gabriel Kolko explique que « les groupes résistants d'idéologie gaulliste ont toujours été une petite minorité. Dans beaucoup de régions importantes ils existaient à peine » (124). Le Parti Socialiste, lui non plus, ne bénéficiait que d’un infime soutien populaire :
Les socialistes avaient été le parti par excellence de la Troisième République, et leur entêtement compulsif à se maintenir en politique, même après l’établissement du régime de Vichy, aboutit finalement à l’exclusion par le parti des deux tiers de ses parlementaires pour collaboration et compromission. Après 1941, les socialistes disparurent littéralement en tant que parti, et ne commencèrent à reconstituer leurs rangs qu'en 1944 (125).
Cela laissait le terrain entièrement libre pour le Parti Communiste : « Les communistes dominaient l'organisation de résistance; les Francs Tireurs et Partisans... étaient le groupe le plus important » (126). Ian Birchall décrit la situation en France de la façon suivante :
La libération de la France de l’occupation nazie, dans la seconde moitié de 1944, laissa le pays dans un état de fièvre. Au début le gouvernement central contrôlait mal la situation. Dans de nombreuses municipalités, des comités de libération furent constitués; à Marseille, les autorités locales mirent en place un programme d’appropriation publique régionale sans même consulter Paris. Des tribunaux populaires furent constitués et 11.000 collaborateurs exécutés.
Les comités de libération étaient pour la plupart contrôlés par le Parti Communiste Français et le gouvernement n’avait pas le pouvoir d’intervenir, le ministre de l’intérieur les exhortant en vain à cesser d’agir de façon autonome. C'est seulement l’intervention de Maurice Thorez, dirigeant du PCF, qui put les retenir. Il proclama :
Les comités de libération locaux ne doivent pas se substituer à l’administration municipale et départementale, de la même façon que le Conseil National de la Résistance ne s’est pas substitué au gouvernement (127).
C'est le même Maurice Thorez, de retour de Moscou, qui lança l’appel « Une seule police, une seule armée, un seul Etat ». C’est ainsi que la Résistance fut désarmée. Kolko écrit :
Thorez disciplina la vieille direction militante regroupée autour d'André Marty et Charles Tillon, qui furent finalement exclus; il proscrivit les grèves et demanda aux ouvriers de travailler davantage, et mit en place la dissolution des organisations de la Résistance. Il subordonnait tout objectif social à celui de gagner la guerre ; « la tâche des comités de libération n'est pas d’administrer », dit-il au comité central du parti de janvier 1945, « mais d’aider ceux qui administrent. Ils doivent, par-dessus tout, mobiliser, entraîner et organiser les masses pour que l’effort de guerre maximal puisse être obtenu, et soutenir le gouvernement provisoire dans l’application du programme mis en place par la Résistance ». En bref, au point critique de l'histoire du capitalisme français, le parti de la gauche refusait d’agir contre lui. « L’unité de la nation », répétait Thorez inlassablement, était un « impératif catégorique »... Le Parti aida à désarmer la Résistance, à faire revivre une économie moribonde, et à créer suffisamment de stabilité pour permettre au vieil ordre social un apport d’oxygène crucial - et ne cessa de proclamer sa fierté de ce qu’il avait accompli (128).
En Italie, la vague révolutionnaire monta peut-être encore plus haut. Pierre Broué écrit :
« En Italie c'était l’agitation des travailleurs - et personne ne sera surpris d’apprendre qu’elle avait commencé aux usines Fiat - qui finalement ébranla le sol sous les pieds du régime fasciste, et creusa la tombe de Benito Mussolini » (129).
La grève dans l’énorme usine Fiat se transforma en une grève générale, qui renversa le régime le jour suivant. Un an après :
En mars 1944 ... une protestation nouvelle et encore plus impressionnante se répandit à travers l’Italie occupée. Cette fois les slogans des travailleurs étaient plus politiques, exigeant la paix immédiate et la fin de la production de guerre pour l’Allemagne. Les chiffres étaient supérieurs aux prévisions les plus optimistes. 300.000 travailleurs arrêtèrent le travail dans la province de Milan. Dans la ville même, les ouvriers du tram firent grève le 1er mars, et ne furent contraints de rentrer le 4 que par une campagne d’intimidation à leur encontre. La grève se propagea au-delà du triangle industriel, aux usines textiles de Vénétie et aux villes d'Italie centrale de Bologne et de Florence. Les femmes et les travailleurs les plus mal payés étaient le fer de lance de l’agitation. A un moment ou à un autre dans la première semaine de mars, des centaines de milliers de travailleurs posèrent leurs outils (130).
La lutte de la classe ouvrière italienne au niveau social, politique aussi bien que sous la forme armée se poursuivit sans désemparer, avec pour résultat que dès le début de 1945, les secteurs ouvriers de Turin étaient des zones où les fascistes et les Allemands ne s’aventuraient plus (131). Finalement :
Le 1er mai la totalité de l’Italie du Nord était libérée. Le caractère insurrectionnel et populaire de la libération, qui a laissé une impression indélébile dans les mémoires de ceux qui l’ont vécue, était un fait accompli dans la plupart des quartiers. Dans les autres il provoquait une angoisse profonde. Il y eut de terribles règlements de comptes, avec peut-être 12 à 15.000 exécutions sommaires dans les jours qui ont suivi la libération. Quant aux industriels du Nord, ils avaient compté sur une passation indolore du pouvoir des fascistes aux autorités anglo-américaines. Au lieu de cela, ils trouvèrent leurs usines occupées, les ouvriers en armes, et un délai d'une dizaine de jours entre l’insurrection et l’arrivée des Alliés. Les plus gravement compromis n’osèrent pas attendre et s’enfuirent en Suisse. Dans les quelques mois suivants, la peur d’une révolution socialiste imminente resta très forte dans les milieux capitalistes (132).
Le fait que cette révolution ne se soit pas produite est dû, par-dessus tout, au contrôle exercé par le Parti Communiste Italien. Broué écrit :
Le Parti Communiste Italien - cette section de l’Internationale Communiste sous le contrôle direct de Moscou - fit des avances aux notables, aux fascistes repentis, aux maréchaux et aux princes de l’Eglise, et leur proposa un compromis qui devait les sauver tous de la pression de la rue en échange de postes ministériels, et donc d’une reconnaissance légale pour l’agence moscovite en Italie (133).
Comme pour Thorez en France, le rôle-clé fut joué par le dirigeant communiste italien Togliatti, qui, lui aussi, rentrait d’un long séjour à Moscou. Ginsburg écrit :
A son arrivée à Salerne, Togliatti informa ses camarades, au milieu d’un certain étonnement et d’une certaine opposition, de la stratégie qu’il entendait que le parti suive dans l'avenir immédiat. Les communistes, dit-il, devaient mettre en sourdine leur hostilité envers la monarchie. Ainsi, ils devaient convaincre toutes les forces antifascistes de participer au gouvernement royal, qui contrôlait désormais toute l’Italie au Sud de Salerne. Entrer au gouvernement, proclamait Togliatti, était le premier pas pour réaliser l'objectif essentiel de la période – l’unité nationale contre les nazis et les fascistes. Le but principal des communistes devait être la libération de l’Italie, et non une révolution socialiste.
Togliatti insistait sur le fait que l’unité du temps de guerre devait, si possible, se prolonger dans la période de reconstruction. Cette grande coalition devait comporter, non seulement les socialistes, mais aussi la Démocratie Chrétienne (DC). Dans un discours tenu à Rome en juillet 1944 il caractérisa la DC comme un parti qui avait dans ses rangs « une masse de travailleurs, de paysans, d’intellectuels et de jeunes qui partagent fondamentalement nos aspirations parce que, comme nous, ils veulent une Italie démocratique et progressiste » (134).
En avril 1944, Togliatti affirma que les partis de Comité National de Libération devaient jurer fidélité au roi et rentrer dans le gouvernement du maréchal Badoglio, qui avait été commandant en chef sous Mussolini, et chef des troupes italiennes d’invasion en Abyssinie en 1935. Togliatti devint même ministre de Badoglio ! (135)
En Allemagne, la situation révolutionnaire était encore plus complexe qu’en France et en Italie, pourtant là aussi il y avait un potentiel révolutionnaire inutilisé. Il est vrai que la répression nazie avait rendu la résistance au IIIème Reich extrêmement difficile, mais c’était seulement un des côtés de l’équation. Les capacités de lutte furent aussi systématiquement affaiblies de l’intérieur du camp antinazi. En 1933, la direction politique désastreuse des réformistes du SPD et par-dessus tout du Parti Communiste (KPD) sous le contrôle de Staline avait laissé les travailleurs allemands désabusés et confus face à la prise du pouvoir d’Hitler sans réelle opposition. La signature, en 1939, du pacte Hitler-Staline avait brisé le moral des communistes allemands, qui constituaient la seule résistance de masse aux nazis. On peut en voir un signe dans le nombre des tracts illégaux saisis par la Gestapo, qui passèrent de 15.922 en 1939 à 1.277 en 1940.
Même au cours de la guerre, la tactique des Alliés semblait calculée pour décourager toute révolte contre le IIIème Reich et produire à la place une morosité passive. A l’Est, Staline proclamait qu’il menait la « Grande Guerre Patriotique » et la cible cessa d’être le régime nazi pour devenir l’ensemble des allemands. La propagande anti-allemande, pratiquement raciste, de la Russie a contribué à saper tout développement d’un mouvement de résistance contre les nazis. A longueur de colonnes, dans la presse soviétique, Ilya Ehrenburg répétait la phrase : « le seul bon allemand est un allemand mort ». Je me souviens d’un court article signé de lui dans lequel il racontait comment un soldat allemand, se trouvant face à un soldat russe, avait levé les mains en disant : « Je suis le fils d'un forgeron » - comment mieux formuler une appartenance à la classe ouvrière ! Quelle fut la réaction du soldat russe ? Ehrenburg écrit: « Le soldat russe répondit : "Tu es un allemand, et responsable des crimes des allemands", sur quoi il plongea sa baïonnette dans la poitrine du soldat allemand ».
Les soldats allemands avaient mis un terme à la Première Guerre Mondiale en faisant une révolution contre le Kaiser, mais dans les conditions de la Seconde Guerre Mondiale aucun mouvement semblable n’a pu voir le jour car, comme le formulait un soldat : « Dieu veuille que nous ne perdions pas la guerre. Si la vengeance s'abat sur nous, nous allons passer un mauvais moment ».
Malgré tout, les germes de la révolution étaient présents. A la fin de la guerre, le couvercle de la répression fut soulevé, et les travailleurs allemands eurent enfin l’occasion de s’exprimer. Ce qui se révéla fut stupéfiant. Un gigantesque mouvement de comités antifascistes, ou « Antifas », se répandit en Allemagne au fur et à mesure que de nouvelles régions étaient libérées du nazisme. Il y eut plus de 500 de ces comités, qui étaient de façon écrasante ouvriers dans leur composition. Pendant une brève période, entre le renversement du régime nazi et le retour à « l’ordre » imposé par les forces d’occupation alliées (russes à l’Est, américaines et anglaises à l’Ouest), les travailleurs furent libres dans un double sens. Non seulement la tyrannie nazie avait disparu, mais aussi, comme résultat du long règne de la Gestapo, l’influence paralysante des dirigeants sociaux-démocrates et staliniens se trouvait temporairement neutralisée.
Les Antifas se développèrent de façon prodigieuse. A Leipzig (sur le territoire qui allait devenir l’Allemagne de l’Est) il y avait 38 comités locaux, revendiquant 4.500 militants et 150.000 adhérents. Malgré les pertes causées par la guerre (la population était tombée de 700.000 à 500.000), plus de 100.000 personnes participèrent au défilé du 1er mai 1945. A Brême (Allemagne de l’Ouest), une ville dont 55% des maisons étaient inhabitables et où un tiers de la population avait fui, il y avait 14 groupes locaux, avec 4.265 membres. Une quinzaine plus tard, le chiffre était de 6.495. Beaucoup d’Antifas étaient organisés sur le lieu de travail. Dans la Ruhr centrale, peu de temps après la libération, une assemblée de représentants des lieux de travail du bassin houiller comportait 360 délégués de 56 puits et de beaucoup d’autres entreprises.
Les Antifas étaient déterminés à extirper le nazisme. Des grèves se déclenchèrent, qui exigeaient une purge des activistes nazis. A Brême et ailleurs, les bâtiments du syndicat nazi, le Front du Travail Allemand, furent réquisitionnés. Des libérés des camps de concentration étaient logés dans les appartements vacants des activistes nazis, et les plus notoires de ces derniers furent remis aux autorités. Stuttgart alla plus loin, et constitua ses propres « Tribunaux révolutionnaires ».
Il y avait une conscience claire que seule la prise en charge des opérations par les travailleurs eux-mêmes pouvait supprimer le nazisme pour de bon. La Mine du Prince Régent à Bochum appela à une grève générale politique et lança le slogan « Vive l'Armée Rouge ! », en référence, non pas à l’armée soviétique, mais aux forces insurrectionnelles de la révolution allemande de 1921-1923. Un projet fut avancé selon lequel « dans l'Etat futur il n'y aura plus d'employeurs comme par le passé. Nous devons nous organiser et travailler comme si l'entreprise était à nous ! » Dans certains endroits les ouvriers confisquèrent leurs usines et la direction prit la fuite. Les Antifas mettaient en place leurs propres milices d’usine et remplaçaient les commissaires de police et les maires par des gens nommés par eux. La situation à Stuttgart et à Hanovre était décrite comme étant celle d’une « dualité de pouvoir », les Antifas ayant constitué leur propre police, conquis tout un ensemble de positions locales de pouvoir et commencé à organiser des services vitaux tels que la constitution de réserves de nourriture.
Le témoignage oculaire d’un fonctionnaire américain mérite d’être cité de façon extensive :
Dans des zones largement dispersées, sous une quantité de noms différents et apparemment sans connexion entre eux, des mouvements unitaires antinazis ont vu le jour immédiatement après la chute du gouvernement nazi... Bien qu’ils n'aient aucun contact entre eux, ces groupes font montre de remarquables similitudes dans leur organisation et dans leur programme. L’initiative de leur création semble dans chaque cas être le fait de personnes actives pendant la période nazie et qui étaient en contact les unes avec les autres sous une forme ou une autre... Des dénonciations de nazis, des efforts pour empêcher la reconstitution d’un mouvement nazi dans la clandestinité, la dénazification des autorités locales et de l’industrie privée, l’amélioration du logement et la constitution de réserves de ravitaillement - ce sont là les questions qui préoccupent prioritairement les organisations nouvellement créées... On est donc fondé à conclure que ces communautés représentent la jonction spontanée de forces de résistance antinazies qui, aussi longtemps que le régime de terreur s’est maintenu, étaient demeurées impuissantes.
Le rapport poursuivait en mettant en contraste les activités de la gauche, qui insistait sur l’éradication de toute trace de nazisme comme condition préalable de tout nouveau départ, et celles de la droite, qui « se concentrait sur la tentative de préserver dans les ruines du régime hitlérien tout ce qui pouvait être utilisable ».
Hélas, les Antifas n’ont pu exister dans chaque localité que pendant de courtes semaines, opposés qu’ils étaient non seulement aux forces d’occupation (y compris l'armée russe) mais aussi aux staliniens dans le mouvement ouvrier. Dès que le contrôle des forces d’occupation s'affermissait, ils étaient interdits. Ceci s’applique aussi bien au secteur oriental contrôlé par les Soviétiques qu’à l’Ouest. Les Antifas furent dissous avec la complicité active des deux partis ouvriers. Après l’accord de Yalta, les staliniens du KPD acceptèrent que les Alliés occidentaux aient le droit de contrôler leur sphère d’influence, et ne toléraient aucune action indépendante à l’Est non plus. A l’Ouest, le SPD réformiste n’avait aucun intérêt à se faire le champion de la révolution. De telle sorte que la période en question fut brève - seulement quelques semaines dans chaque localité au printemps de 1945. Malgré tout, elle avait démontré le potentiel de pouvoir ouvrier qui devait être neutralisé dans une large mesure par le stalinisme, à la fois par en haut et par en bas (136).
Si, conformément à la prophétie de Trotsky, le régime stalinien n’avait pu survivre à la guerre, il est évident que les partis staliniens de France et d’Italie n’auraient pas eu le pouvoir énorme de préserver l’ordre capitaliste dans ces deux pays. De même, la classe ouvrière allemande n’aurait pas été paralysée comme elle l’a été après la chute d’Hitler.
La survie du capitalisme d’Etat a abouti à la survie du capitalisme occidental, car c’était leur intérêt à tous deux d’éviter la révolution. Mais c’était un système de frères ennemis, et les alliés d’hier se sont retrouvés bientôt engagés dans une coûteuse course aux armements - la Guerre Froide, qui a constitué la base de l’économie permanente d’armements qui s’est mise en place à l’Ouest.
Le lien entre l’existence du régime stalinien en Russie et la révolution permanente déviée en Chine et à Cuba est plus évident. C'est l’existence d’une Russie forte qui a inspiré les armées maoïstes dans leur combat prolongé contre l’impérialisme japonais et contre le Kuomintang de Tchang Kaïtchek. C'est l’exemple d’une industrialisation forcée accélérée de la Russie arriérée sous la botte de Staline qui a inspiré les partis staliniens et les nouveaux gouvernements du tiers monde pour lesquels elle était un modèle. La politique stalinienne d’alliance avec des forces locales pro-capitalistes signifiait que l’impérialisme n’était pas renversé par la révolution des travailleurs. L’impérialisme a souvent pu se désengager politiquement des colonies sans avoir à relâcher son emprise économique. Là où des politiques capitalistes étatiques ont été mises en œuvre, des alliances avec le bloc russe ont pu se former, mais la situation des travailleurs était toujours l’exploitation et l’asservissement au joug capitaliste.
Par conséquent, le pronostic de Trotsky concernant le sort du régime stalinien ne se réalisant pas, le reste de ses prévisions - sur les développements dans les pays capitalistes avancés aussi bien que dans les contrées arriérées - resta également lettre morte.
La troïka - capitalisme d’Etat, économie permanente d’armements et révolution permanente déviée - constituait une unité, une totalité embrassant les changements dans la situation de l’humanité après la Deuxième Guerre Mondiale. C'est là une affirmation du trotskysme en général, même si c’est partiellement sa négation. Le marxisme est une théorie vivante, qui doit se perpétuer telle qu’elle est - et en même temps changer. Cela dit, la troïka n’a pas été conçue comme unité et ne s'est pas constituée d’un seul coup. Elle était le résultat d’un certain nombre d’explorations prolongées des développements économiques, sociaux et politiques dans trois parties du globe : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes industriels avancés, et le tiers monde. Les axes de recherche s’entrecroisaient continuellement. Mais c’est seulement à la fin de ce processus que les interrelations entre les différentes sphères de la recherche sont apparues clairement. C’est seulement du haut de la montagne que l’on peut voir les relations entre les différents chemins qui conduisent au sommet, et c’est à partir de ce point de vue avantageux que l’analyse a pu se transformer en synthèse, la dialectique marxiste émergeant triomphante.
Comprendre les changements réels dans la structure de l’économie, de la société et de la politique dans le monde, avec les inégalités massives qui le déchirent, permet à son tour de saisir les possibilités concrètes, réelles, qu'ont les révolutionnaires de s’inscrire dans le processus de changement.
Aujourd’hui, le régime stalinien du bloc de l’Est est mort et enterré. Le capitalisme mondial n’est plus propulsé par l’économie permanente d’armements. La voie capitaliste étatique dans le tiers monde a été abandonnée, en même temps qu’une intégration économique globale plus tendue restreint considérablement la marge de manœuvre des classes dirigeantes locales ou des groupes aspirant à jouer ce rôle. A travers le monde - à l’Ouest, à l’Est et dans les pays en développement - des millions de travailleurs ont été licenciés ; des dizaines de millions de chômeurs vivent à côté d’un nombre croissant de millionnaires et de milliardaires.
La troïka - la définition de la Russie comme capitaliste étatique, l'économie permanente d'armements comme explication de la prospérité d’après-guerre dans les pays capitalistes avancés, et la révolution permanente déviée expliquant le succès du maoïsme dans le tiers monde - pourrait paraître sans actualité pour les marxistes aujourd’hui. Mais elle ne l’est pas.
D’abord, les idées survivent souvent longtemps après que les conditions matérielles qui les ont fait naître aient disparu ; un rond dans l’eau causé par le jet d’une pierre continue à se propager bien après que la pierre ait cessé de bouger.
Ainsi les illusions concernant le régime stalinien survivent aussi bien parmi ses partisans que pour ses adversaires bourgeois. L’idée selon laquelle la propriété étatique de l’industrie et la planification économique, même sans démocratie ouvrière, équivalent au socialisme, est toujours vivante.
C'est le plein-emploi (ou presque) qui a suivi le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale qui a renforcé la séduction du keynésianisme. La théorie de l’économie permanente d’armements a été la seule alternative marxiste sérieuse au keynésianisme pour expliquer la situation de l’époque. Le keynésianisme est toujours vivant et vigoureux, et on le présente aujourd’hui comme la solution de rechange au libéralisme économique de marché.
Les idées du maoïsme ont encore de l’attrait pour beaucoup de gens, en particulier dans le tiers monde. L’image de Che Guevara a encore un grand prestige en Amérique Latine. L’idée que seule la classe ouvrière, s’organisant dans une lutte pour le socialisme conduite par des marxistes révolutionnaires, peut mener à bien la révolution n’est pas très répandue dans les mouvements de libération nationale.
Il y a une autre raison pour laquelle les trois théories dont il est question ici ont besoin d’être étudiées. Cela concerne la nature et la continuité de la tradition marxiste ; comme l’a formulé Trotsky, le parti révolutionnaire est la mémoire de la classe ouvrière. Avant la mort de Trotsky, cette mémoire, la continuité réelle du mouvement, était représentée par une masse d’individus. Ceci peut être montré de façon concrète.
La Première Internationale était constituée d’organisations relativement importantes, et bien qu’il y ait eu une interruption d’une vingtaine d'années entre la fin de la Première et la fondation de la Deuxième Internationale, des milliers de membres de la première rejoignirent la seconde. La Troisième Internationale (l’Internationale Communiste, ou Comintern) naquit comme conséquence de grandes scissions dans la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien, lors de sa conférence de Bologne en septembre 1919, vota pour adhérer à l’Internationale Communiste, apportant 300.000 membres. En Allemagne, le Parti Social Démocrate Indépendant, qui s’était séparé en 1917 du Parti Social Démocrate, décida lui aussi de rejoindre l’Internationale Communiste, ajoutant 300.000 membres. En 1920 le Parti Communiste Français (SFIC), se séparant du Parti Socialiste (SFIO), adhéra, ajoutant encore 140.000 membres. En juin 1919, les Socialistes bulgares votèrent pour l’affiliation, apportant 35.478 membres. Le Parti Socialiste Yougoslave, lui aussi un parti de masse, adhéra. Le Parti Social Démocrate Tchécoslovaque scissionna en décembre 1920, la Gauche Communiste conservant la moitié des effectifs et fondant un Parti Communiste de 350.000 membres. Une scission similaire dans le Parti Social Démocrate de la minorité de langue allemande ajouta des forces supplémentaires, et après leur unification le parti comptait 400.000 membres. Le Parti Travailliste Norvégien adhéra au Comintern au printemps 1919. En Suède, la majorité du Parti Socialiste, après une scission, rejoignit l’Internationale, ajoutant 17.000 membres (137).
Malheureusement, il n’y a pas eu de vraie continuité, en termes de révolutionnaires individuels, entre l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky du début des années vingt et le mouvement trotskyste dans les années trente et après la Deuxième Guerre Mondiale. Ecrasée entre le poids énorme du stalinisme et la terreur hitlérienne, l’organisation trotskyste a toujours consisté en petits groupes sur les marges des mouvements de masse. Ainsi le nombre de trotskystes à Berlin à la veille de la victoire d’Hitler était de 50 (138) ! Malgré la révolution espagnole de 1936, en septembre 1938, d’après le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, le nombre de militants de la section espagnole se situait entre 10 et 30 ! (139)
Les Première, Deuxième et Troisième Internationales ont vu le jour dans des périodes de montée des masses ; les organisations trotskystes sont nées dans une période tragique entre toutes de l’histoire de la classe ouvrière - la victoire du nazisme et celle du stalinisme. Si l’on ne comprend pas pourquoi, pendant deux générations, le trotskysme était isolé et impuissant, et les trotskystes enclins à perdre leur chemin, on ne peut qu’en venir à des conclusions pessimistes en ce qui concerne le futur. Comprendre le passé permet de voir clairement que l’heure du trotskysme, comme chaînon de la continuité du marxisme, est sur le point de sonner.
Aujourd’hui le stalinisme, l’énorme obstacle qui a empêché le développement du marxisme révolutionnaire, du trotskysme, n’existe plus. Le capitalisme dans les pays avancés ne connaît plus d’expansion et ainsi les mots du Programme de Transition de 1938, selon lesquels « il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques et d'élever le niveau de vie des masses » (140) sont à nouveau conformes à la réalité. La théorie classique de la révolution permanente, telle qu’élaborée par Trotsky, est de retour sur l’agenda, comme le montre la révolution indonésienne de 1998.
La troïka explique pourquoi, pendant une période, une longue période, le système existant - le capitalisme - a perduré, même s’il s’affublait d’un certain nombre de déguisements. Elle montre en même temps les développements à l’œuvre qui sapaient cette stabilité : pendant un certain temps ces processus étaient d’ordre moléculaire, pratiquement invisibles à l’œil nu. Mais finalement la quantité se transforme en qualité, et le système dans son ensemble est secoué de crises et de convulsions. C'est alors, comme dit Marx, que l’humanité « sautera de sa place et jubilera : Bien creusé, vieille taupe ! » (141)
Notes:
(123) – idem, p. 358
(124) – G. Kolko, The Politics of War, New York 1968, p. 77
(125) – idem, p. 77
(126) – idem, p. 78
(127) – I. Birchall, Bailing Out the System, Londres 1986, pp. 39-40
(128) – G. Kolko, op. cit., p. 95
(129) – P. Broué, « The Italian Communist Party, the War and the Revolution », Revolutionary History, printemps 1995, P. 111
(130) – P. Ginsburg, A History of Contemporary Italy, Londres 1990, p. 22
(131) – idem, p. 64
(132) – idem, p. 68
(133) – P. Broué, op. cit., p. 112
(134) – P. Ginsburg, op. cit., pp. 42-43
(135) – idem, p. 52
(136) – cette section à propos de l’Allemagne est basée sur le livre de Donny Gluckstein, Barbarism : Nazi Counter-Revolution, Capitalism and the Working Class, Londres 1999