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Conférence faite à Paris, à la salle de la rue d’Arras, le 26 avril 1895.
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26 avril 1895
Qu’est ce que les socialistes pensent de l’Etat ? Comment l’envisagent-ils théoriquement dans le présent et pour l’avenir ? Quelles sont les conséquences pratiques qui en résultent ? Telles sont les questions auxquelles je me propose de donner ici une réponse, et cette réponse sera celle qui me paraît la plus conforme aux faits, c’est-à-dire à ce qui est et doit toujours être l’élément directeur du socialisme scientifique moderne, de notre socialisme.
Qu’est-ce l’Etat ?
Je pourrais ici faire de l’érudition facile en citant un certain nombre de définitions dues à des philosophes et à des écrivains plus ou moins célèbres ; mais une pareille énumération aurait le même inconvénient que le soulier de Dupuy dans sa soupe, celui de tenir de la place, et serait, comme Dupuy tout entier, dépourvue du moindre avantage ; car, la plupart du temps, le mot Etat est identifié avec d’autres mots tels que société, nation ou gouvernement, et ce gâchis n’est pas propre à faire comprendre par les lecteurs ou auditeurs, ce que ses auteurs ne semblent pas bien comprendre eux-mêmes. Ne vous figurez pas que ce soit là uniquement critique de socialiste ; vous trouverez ces mêmes confusions constatées dans l’ouvrage d’un des mes adversaires, dans la Politique de M. Charles Benoist (Paris, 1894, Chailley, éditeur, page 19), qui est le dernier, à ma connaissance, ayant traité de ces questions chez nous.
Aussi, un peu parce qu’elle est la dernière venue et qu’elle a pu ainsi profiter de toutes les autres, beaucoup parce que son auteur a su du moins éviter des confusions de nature à embrouiller le débat, de toutes les définitions que les écrivains bourgeois ont données de l’Etat, je choisirai pour ma discussion celle de M. Charles Benoist.
« L’Etat, soutient-il, c’est la personne morale de la nation, s’incarnant et durant dans les institutions, revêtue de la force et du droit de contraindre ; on le reconnaît à ceux deux signes : il fait la loi et perçoit l’impôt » (idem , p. 25).
L’Etat, soutiendrai-je à mon tour, est le pouvoir public de coercition que la division en classes crée et maintient dans les sociétés humaines et qui, disposant de la force, fait la loi et perçoit l’impôt.
La seule différence réelle entre ces deux définitions, mais elle est capitale, consiste en ce que dans la seconde, c’est-à-dire pour les socialistes, l’existence de l’Etat dans une société est liée à l’existence des classes dans cette société, d’où la conclusion : pas encore de classes, pas encore d’Etat ; plus de classes, plus d’Etat. Tandis que, dans la première, c’est-à-dire, pour les théoriciens bourgeois, l’Etat existe indépendamment de toute autre institution sociale et, en particulier, des classes : d’après M. Charles Benoist « il est congénital aux sociétés humaines, qui ne sauraient vivre sans lui » (idem, p. 29) ; contrairement à nous le même auteur pense que « les communautés primitives, les embryons de société contiennent un embryon d’Etat » (p. 29) et que l’Etat est une « personne morale perpétuelle » (p. 27).
Entre parenthèses, nous retrouvons ici cette passion de la perpétuité si accentuée dans la classe possédante et chez les économistes, ses défenseurs attitrés. D’après ceux-ci, en effet, la situation dont le capitaliste bénéficie n’est que la réalisation de vérités éternelles, et le capital éternel doit éternellement faire des petits. Les capitalistes, dans leur soif insatiable du gain, crient de tout leur cœur à leur Dieu : « in secula seculorum amène », seulement, même exaucée, cette prière ne suffit point ; il faut, en outre, la protection de l’Etat. Aussi sont-ils, eux et leurs théoriciens, si empressés, à se prononcer en faveur de sa perpétuité, ne blâmant son intervention que lorsqu’elle ne s’exerce pas à leur profit.
De la théorie socialiste sur l’Etat et de la théorie bourgeoise, quelle est celle qui correspond le plus exactement à la réalité ? Je crois pouvoir établir, en tout cas je vais chercher à établir, que c’est la nôtre. De la définition que j’ai donné de l’Etat, il résulte d’abord que l’Etat n’a pas toujours existé, qu’il y a eu des sociétés sans Etat, ce qui n’empêchait pas ces sociétés d’avoir une organisation : possibilité d’organisation sociale sans Etat, l’Etat n’apparaissant et ne subsistant que dans les sociétés divisées en classes, telle est ma thèse.
Des sociétés sans Etat ont duré jusqu’à nos jours parmi les Indiens de l’Amérique du Nord. C’est, du reste, en étudiant le régime social des ces Indiens, et spécialement des Iroquois, que Morgan a pu, par son remarquable ouvrage Ancient Society , permettre enfin de bien comprendre les sociétés primitives de la Grèce et de l’Italie, sociétés qui ont reposé, comme les sociétés indiennes, sur la gens .
L’ouvrage de Morgan n’a pas été traduit en français, mais il a été résumé et complété par Engels (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat , par Fr. Engels, traduit par H. Ravé), et c’est de l’étude d’Engels que sont tirés les détails historiques qui vont suivre.
Quelle a été l’organisation constatée chez les Indiens de l’Amérique et notamment chez les Iroquois, c’est-à-dire chez ceux des Indiens qui ont atteint la forme sociale la plus développée ? A la base on trouve les gens , de même que chez les barbares dont on a pu connaître la façon de vivre. Il nous suffit ici de savoir que la gens était un groupement particulier d’individus s’attribuant une origine commune, habitant un même territoire et ne pouvant se marier avec les membres de la même gens .
Tous les membres de la gens indienne étaient égaux et libres et agissaient fraternellement entre eux. En temps de paix ils élisaient un sachem, qu’ils pouvaient toujours révoquer à leur gré et dont l’autorité, dépourvue de tout moyen de coercition, était simplement morale. Quant aux chefs nommés dans les cas de guerre, ils n’avaient que la conduite des expéditions et étaient révocables comme les sachems. A l’assemblée des adultes, hommes et femmes, appartenait la souveraineté.
Dans la tribu, réunion d’un certain nombre de gentes , et dans la fédération de tribus qui constitue la forme sociale la plus développée des Indiens, le pouvoir souverain était exercé par une réunion de sachems formant, soit le conseil de tribu, soit le conseil fédéral, dont les délibérations avaient lieu en présence des membres de la tribu ou de la fédération qui avaient le droit d’intervenir dans le débat. Or, les sachems composant ces conseils pouvaient à tout moment être révoqués par les gentes auxquelles ils appartenaient ; de plus, dans le conseil de tribu tous les sachems, et dans le conseil fédéral, où on votait par tribu, toutes les tribus, devaient se prononcer dans le même sens pour qu’il y eût décision valable.
Donc, si nous trouvons ici une organisation sociale, nous n’avons rien qui corresponde à l’Etat, non seulement tel que je l’ai défini, mais encore tel que le définissent nos adversaires ; car nous n’y trouvons pas la moindre trace de ce qui constitue l’Etat d’après M. Charles Benoist : pas d’autorité « revêtue de la force et du droit de contraindre », la loi, la règle à suivre par une certaine collectivité, n’était que l’expression de la volonté de cette collectivité toujours à même de se manifester efficacement, et il n’y avait pas d’impôts.
Pour prouver la vérité de ma thèse – l’existence de sociétés sans Etat – je vous ai cité des faits ; à l’appui de la sienne – l’existence de l’Etat dès l’origine des sociétés – M. Charles Benoist se borne à affirmer que « le premier chef militaire a été le premier Etat » (p. 29). Or, s’il est vrai que le pouvoir exécutif soit par la suite sorti le plus souvent de l’institution d’un commandement militaire suprême, il est faux que le chef militaire ait eu de tout temps un pouvoir particulier quelconque en dehors de la direction des opérations de guerre ; il est faux notamment qu’il ait été « le gardien de l’ordre » (p. 29) dans les collectivités basées sur la gens .
L’ordre dans ces collectivités – on a pu le constater chez les Indiens de l’Amérique – se maintenait admirablement de lui-même sans aucun appareil de coercition, malgré le nombre des affaires communes à régler, parce que leurs institutions ne donnaient lieu à aucun antagonisme entre des catégories d’individus qui étaient tous libres et égaux. Et on sait quels hommes étaient ces Indiens, quelles étaient leurs qualités morales, sauf à l’égard des ennemis, leur énergie et leur dignité.
Il me faut ici prévenir une interprétation dont sont coutumiers les adversaires du socialisme, et faire remarquer que l’éloge, à certains égards, des sociétés primitives ne comporte nullement une intention de retour aux anciennes formes sociales. Que ces messieurs, si hostiles au socialisme et si fiers de leur civilisation, se tranquillisent : nous ne rêvons pas de les ramener à ce qu’ils appellent l’état de nature ; cela changerait vraiment trop, en effet, la plupart d’entre eux d’avoir à substituer la droiture et l’horreur du mensonge de l’Indien à leurs malhonnêtes procédés de polémique [1] .
Si j’ai tant parlé des Indiens de l’Amérique du Nord, c’est qu’on a pu de nos jours étudier, chez eux, des formes sociales qui ont ailleurs disparu depuis des siècles, et constater de la sorte l’existence de sociétés organisées sans Etat. Or, de même que les phases d’évolution – enfance, jeunesse, âge mûr, vieillesse – avec leurs caractères spéciaux, se succèdent et se ressemblent pour tous les hommes dont les circonstances particulières n’arrêtent pas le développement, de même les diverses sociétés humaines passent, au point de vue de la famille, de la propriété, de la religion, de la politique, par des phases semblables et vont, elles aussi, plus ou moins loin sur la voie de l’évolution commune. Et tandis que, selon le mot de Marx, « le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir » (I° volume du Capital , préface, p. 10 de l’édition française), à leur tour les pays les plus arriérés offrent aux autres l’image de leur propre passé. De fait, chez tous les peuples dont on a pu étudier les institutions primitives, on trouve à un moment donné, comme unité sociale, la gens .
La gens a notamment existé en Grèce et à Rome, et, derrière la gens grecque et la gens romaine telles qu’elles nous sont connues, s’aperçoivent, ayant seulement disparu beaucoup plus tôt, les signes caractéristiques de la gens indienne. Ainsi dans les temps homériques, où cependant la gens s’était déjà modifiée et où se montraient les éléments d’une organisation nouvelle, on trouve encore la souveraineté de l’assemblée populaire et l’absence d’une force publique distincte de l’ensemble des adultes mâles et pouvant être retournée contre eux. Si, en revanche, on voit poindre la constitution de familles nobles et apparaître le germe de l’hérédité du commandement militaire, on constate néanmoins que le chef, le basileus , n’a que des attributions militaires, religieuses et judiciaires : une puissance politique ou gouvernementale, ressemblant à celle qui constitue essentiellement l’Etat, n’existe pas encore.
Comment s’opérera la transformation, comment l’Etat prit-il naissance ?
Ce qui caractérise l’organisation sociale basée sur le gens , c’est la solidarité des intérêts de tous ses membres ; entre eux point de situations antagoniques, par suite ni désir de répression contre les uns, ni pouvoir de coercition au profit des autres. Sortie de conditions sociales d’une extrême simplicité, cette organisation ne pouvait convenir à des conditions de vie plus complexes. A la meilleure époque de la gens , la production était très bornée et les moyens d’existence dépendaient surtout des faveurs ou des rigueurs climatériques. Mais, tandis que ce que nous appelons le nouveau monde était, avant la conquête européenne, à peu près dépourvu d’animaux propres à la domestication, l’ancien monde, lui, en était abondamment pourvu ; et il semble que ce soit là ce qui a de prime d’abord permis à celui-ci de dépasser, depuis si longtemps et si prodigieusement, le degré inférieur de culture auquel les Indiens de l’Amérique se sont arrêtés.
La domestication des animaux, leur élevage, la formation de grands troupeaux, plus tard de nouvelles découvertes comme celles du fer et de son utilisation pour le travail de la terre, en même temps que le développement de divers métiers, régularisèrent et accrurent la production, comparativement à ce qu’elle était, de telle sorte, que l’homme put produire plus qu’il ne lui fallait. L’esclavage devenait possible au moment où un nombre plus grand de travailleurs était exigé par les conditions sociales réalisées, et, désormais, on fit esclaves les prisonniers de guerre que les Indiens ne surent que tuer ou adopter.
Pendant que se créait la division entre hommes libres et esclaves, les hommes libres eux-mêmes se divisaient en riches et en pauvres.
De propriété commune de la tribu ou de la gens , les troupeaux étaient bientôt devenus propriété individuelle des chefs de famille. Cette propriété des troupeaux était une propriété de nature à s’accroître entre les mains de ses détenteurs. L’importance de la propriété particulière et des principaux propriétaires progressa, et le mode de l’appropriation privée finit par s’étendre au sol. L’inégalité des biens, qui fut la conséquence de ces faits, créa le germe d’une aristocratie.
La richesse étant, dès lors, le but à atteindre, la guerre contre les peuplades voisines, uniquement en vue du pillage et du butin, devint un fait permanent. L’autorité des chefs militaires, et spécialement du chef suprême, augmenta ; le choix de leurs successeurs parmi leurs proches, fait librement d’abord de préférence, devint une habitude régulière et enfin la règle subie. Il se forma ainsi une catégorie de familles, déjà puissantes par leurs richesses, auxquelles appartinrent les hautes fonctions. D’un côté se trouve alors une minorité de privilégiés héréditaires, de l’autre les non privilégiés et les esclaves ; voilà la société divisée en classes antagoniques : une servitude, une subordination existent qui rendent une domination indispensable à l’intérieur de la société, tandis qu’assujettissement et domination étaient inconnus et inutiles dans l’organisation sociale fondée sur la gens .
Pour la sécurité d’un ordre social impliquant la division de la population en classes, une force publique, destinée à tenir en respect les non privilégiés, est nécessaire. « Armez un homme, a dit ironiquement Stendhal, et puis continuez à l’opprimer, et vous verrez qu’il sera assez pervers pour tourner, s’il le peut, ses armes contre vous » (De l’amour , chap. LIV). Les privilégiés se sont tout de suite méfie de cette perversité latente. Aussi, dès qu’une population est scindée en classes, la force armée ne correspond plus à l’ensemble de la population masculine en état de porter les armes, et la force constituée peut être opposée au reste de la population. En outre de la force armée, la force publique, obligatoire pour toute société basée sur la séparation des classes, comprend les divers moyens de coercition, tels que les prisons, etc., impossibles à découvrir dans les sociétés dont la gens était le support.
Pour subvenir à l’entretien de cette force publique il fallait des ressources, d’où l’apparition de l’impôt.
On voit comment, à côté de l’influence, tout au moins prédominante, d’une aristocratie dans l’administration générale et la confection des lois, naissent les institutions répressives et fiscales qui, nous l’avons vu, caractérisent l’Etat.
Ainsi, l’Etat dont l’absence dans une société, peut se constater tant qu’il y a pas de classes dans cette société, se montre plus ou moins développé, dès qu’existent les classes et les antagonismes qu’elles entraînent : produit d’un ordre social déterminé, il durera autant que les circonstances qui l’ont rendu inévitable.
Incontestablement la disparition des communautés primitives, des sociétés fondées sur la gens , a été un progrès [2] , et cependant elles produisaient – je l’ai rappelé à propos des Indiens d’Amérique – des hommes doués, en général, d’une supériorité morale que n’ont pu atteindre, dans une proportion semblable, les organisations sociales qui les ont suivies. Il y a là, semble-t-il, une contradiction qui, réclamant quelques commentaires, m’amène à dire un mot d’une question que nous a posée devant vous notre éminent ami Jaurès. Entre parenthèses, c’était le soir où il m’a joué le tour de me qualifier d’éminent, ce qui ne m’était encore jamais arrivé, et vous voyez que je m’empresse de lui rendre la pareille avec cet avantage, par exception, sur lui, c’est que, à son adresse, la terrible épithète est justifiée. Je ne me dissimule pas qu’il n’était pas absolument urgent d’aborder la question ici ; mais j’espère que vous excuserez cette digression.
A notre avis, y a-t-il progrès, nous a-t-il demandé [3] , dans la marche du développement humain, et, s’il y a progrès, quelle en est la cause ? Quant à lui, il trouve l’explication demandée dans une prédisposition du cerveau humain à aspirer à la réalisation du droit.
Evidemment il y eu progrès ; seulement ce n’est point par aspiration vers la réalisation du droit que le progrès s’est effectué. Lors même que l’homme aurait eu, dès le début, un sentiment plus ou moins confus de la justice, ce n’est pas ce sentiment, ce ne sont pas des manifestations idéalistes de sa conscience, qui ont occasionné le progrès ; et les constatations que m’a poussé à faire le sujet que je traite aujourd’hui, en fournissent la preuve.
L’extension de la propriété privée ainsi que la disparition de la gens qui finalement en résulta, ont été, je l’ai dit, un progrès historique ; mais, eu égard à la dignité et à la moralité humaines, l’extension de l’une et la disparition de l’autre, loin de constituer un progrès, ont abouti à une déchéance manifeste. Les sentiments les plus méprisables se sont alors fait jour ; la rapacité, l’hypocrisie, le mensonge, que détermine l’intérêt personnel surexcité au détriment de la solidarité primitive, ont présidé à la ruine de l’ancienne organisation et à l’apparition des classes.
Dès ce moment jusqu’à cette heure, toute marche en avant dans la conquête de nouvelles forces productives par la génie de l’homme, a été source de malheurs pour la masse exploitée. Ce qui a été un progrès au point de vue de l’évolution de l’intelligence humaine, ce qui en soi devait être un bien, a trop souvent, au point de vue de l’action directe sur les hommes, été en fait un bien pour une minorité seule, et un mal, une cause de souffrances, pour les autres. Cette contradiction, cette création du mal par le bien, qui vient de ce que l’exploitation de la majorité est, depuis qu’il y a des classes, la base de l’ordre social, durera tant que les classes et l’exploitation qu’elles comportent, existeront. Et l’idée dominante, s’il faut en indiquer une, a été, dans la période de civilisation, la recherche de la richesse individuelle plutôt que la tendance à une plus complète justice.
Oui, il y a eu progrès. Sa mesure, c’est le degré de savoir atteint ; sa cause est l’activité cérébrale de l’homme [4] s’exerçant sur les matériaux fournis par le milieu extérieur, et se développant à mesure qu’elle s’exerce et que les matériaux à sa disposition sont plus nombreux et plus complexes [5] .
On ne saurait faire la part plus belle à l’intelligence humaine, puisque l’homme a été ainsi son propre créateur ; car, en élaborant à un moment quelconque les matériaux que le milieu extérieur lui offre, il ajoute à ces matériaux et prépare de la sorte au cerveau plus exercé, mieux outillé, la possibilité d’une élaboration nouvelle et plus complète [6] . Le cerveau a la faculté d’élaborer les éléments puisés dans le milieu, comme l’appareil digestif a la faculté de digérer ; mais pouvoir d’élaborer et pouvoir de digérer n’impliquent pas forcément élaboration et digestion : pour qu’elles aient lieu, il faut quelque chose d’extérieur à l’homme, quelque chose de plus ou moins substantiel, mais préalablement réalisé, que l’homme se borne à assimiler plus ou moins et à transformer.
L’homme étant donné, son action est avant tout soumise à la manière d’être du milieu extérieur dans lequel il vit. Il peut agir sur ce milieu, le transformer, en accroître les ressources et agir par là sur ceux qui, venus après lui, auront pour milieu déterminant le nouveau milieu qu’il aura contribué à créer [7] . Toutefois, s’il peut ainsi modifier le milieu par lequel il a été formé, non seulement il n’a naturellement pas d’action rétrospective sur les conditions dont il est lui-même le produit et ne peut pas faire que les éléments de son milieu aient été autres qu’ils n’ont été, mais encore, quelle que soit l’intention spéciale qui préside à son action, celle-ci aboutit à des résultats imprévus. Son point de départ lui échappe, lui échappe également le point d’arrivée de ses innovations [8] .
Ce sont les inventions et non les intentions des hommes qui ont été la cause du progrès [9] . Si, en particulier, l’intention d’une plus grande justice, qui n’a pas dû être le mobile de beaucoup de ceux dont le progrès a été l’œuvre, si cette intention était passée dans les faits à mesure qu’augmentait le progrès, ceux dont la situation est telle qu’ils doivent nécessairement bénéficier de tout accroissement de justice, les exploités, auraient dû voir petit à petit s’abaisser le degré de leur exploitation. Or, c’est le contraire que l’on constate pour chacune des grandes périodes de l’histoire : en ce qui concerne la situation de la masse exploitée, pendant la période du salariat par exemple, les choses, loin d’aller de mieux en mieux sont allées de mal en pis.
Cela ne fera aucun doute pour ceux qui ne se bornent pas à comparer absurdement le genre de vie de l’ouvrier d’aujourd’hui avec le genre de vie de l’ouvrier d’autrefois ; il est ridicule de tirer un argument de la vie ouvrière seule, envisagée à la fois à deux époques, l’une où la non satisfaction de besoins provient de ce que ces besoins sont inconnus, et l’autre où les mêmes besoins sont acquis et ne peuvent être satisfaits. Ce qu’il faut mettre en parallèle pour se rendre un compte exact du changement en bien ou en mal, c’est la position économique respective des capitalistes et des salariés aux différentes époques. En tout cas, ce qui ne saurait être nié par ceux qui ont – et je suis du nombre – le moins de tendance à se faire les apologistes du passé, c’est que le salaire de l’homme suffisait autrefois à l’entretien de toute la famille, et qu’il faut aujourd’hui que s’ajoutent à ce salaire celui de la femme et celui de l’enfant, pour que la famille ne vive pas mieux par rapport, ici et là, aux conditions normales de la vie.
Le résultat du progrès a été un plus grand savoir et un plus grand pouvoir de l’homme, la multiplication des forces à son service et la possibilité croissante de mieux vivre et se développer. Possibilité de plus bien-être, dis-je, mais, hélas ! réalisation du bien-être possible au profit seulement d’une minorité, et, pour la majorité, trop souvent source nouvelle de douleur, tel est le résultat contradictoire du progrès ; et depuis le début de la civilisation, alors qu’existent déjà les classes et avec elles les rudiments de cette institution nouvelle qui est l’Etat, jusqu’à ce jour où les classes persistent encore, le développement humain s’est heurté à cette contradiction.
Il est certain que si on juge ce développement dans son ensemble, au point de vue de la notion supérieure de justice que permet, que suggère à l’heure présente une observation désintéressée des possibilités matérielles, on doit trouver immanquablement que les faits, non plus appréciés par les résultats qu’ils ont eus au détriment de certaines catégories de personnes, mais pris en masse et considérés en eux-mêmes, se rapprochent d’autant plus de cette notion par leur degré de conformité avec elle, qu’ils s’éloignent moins par le temps de l’époque où cette notion est à même de s’imposer, et c’est le contraire qui serait de nature à nous surprendre.
Seulement il est certain aussi que, sous le régime des classes, la civilisation implique fatalement l’exploitation de certaines classes par d’autres et que, dès lors, les progrès accomplis, surtout dans le mode de production au lieu de profiter tout de suite à tous, ne sont sûrement un bien que pour une minorité et sont souvent un mal immédiat pour beaucoup, pour tous ceux, notamment, dont un progrès technique détruit les anciens moyens d’existence sans compensation. Ceux-ci, les exploités, sous le coup de ce mal nouveau, luttent pour s’en débarrasser ; fréquemment, ne saisissant pas la cause de ce mal trop réel, ils s’en sont pris à la découverte scientifique, à la machine par exemple – et seraient mal venus à le leur reprocher les gens qui, eux sans excuse, s’en prennent à la science de leurs niaises déconvenues – au lieu de s’en prendre au mode d’appropriation des résultats de la science. Cette lutte plus ou moins bien dirigée, qui n’existerait pas si les choses allaient pour tous de mieux en mieux, justifie le mot de Marx « C’est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire, en constituant la lutte » [10] .
Cette lutte est précisément – et je reviens au véritable sujet de cette conférence – le motif de la persistance de l’Etat.
Dès l’instant qu’il y a dans une société une classe possédante et une classe dépossédée, il existe dans cette société une source constante de collisions auxquelles l’organisation sociale ne résisterait pas longtemps, s’il n’y avait pas un pouvoir chargé de maintenir, suivant le mot consacré, « l’ordre établi », chargé, en d’autres termes, de protéger la situation économique de la partie possédante et, par conséquent, d’assurer la soumission de la partie dépossédée ; or, tel est, depuis son origine, le rôle de l’Etat.
Organe de conservation sorti de luttes ou de menaces de lutte entre intérêts opposés produits par l’antagonisme des conditions matérielles, né – nous l’avons vu – avec la division de la société en classes, l’Etat a évolué avec cette division, c’est-à-dire, en définitive, avec les rapports économiques que cette division a pour base ; mais, sous des aspects divers, son but est resté le même parce que, depuis l’apparition des classes, il y a toujours eu une situation économique privilégiée à défendre et des conflits à maîtriser. Quand on sait que l’Etat est un instrument de classe, on comprend aisément d’où vient son caractère de permanence relative que constatent les écrivains bourgeois sans l’expliquer.
Ainsi M. Charles Benoist écrit : « Dans la notion de l’Etat, les modernes ont introduit un élément nouveau : la permanence » (La Politique , p. 25). Pourquoi les modernes ont-ils « introduit » cet élément nouveau ? Dépendait-il d’eux de « l’introduire » ou non ? Ce sont des questions auxquelles chez M. Benoist vous ne trouverez pas de réponse. M. Charles Benoist, je le répète, constate, il ne s’explique pas. « L’Etat français , continue-t-il, est le même sous cette troisième République, que sous Napoléon Ier, sous Louis XIV, sous Henri IV, sous Charles V. Le gouvernement change à la vérité, et de forme par les révolutions, et de mains par l’effet seul du temps, mais le gouvernement n’est pas l’Etat ; ce n’est que l’enveloppe et comme le vêtement de l’Etat (p. 26-27) ... il change, tandis que l’Etat, la perpétuité, ou du moins la longue durée, le gouvernement ne l’a point (p. 57) ... Le gouvernement est ce qui passe, dans l’Etat qui demeure. Les gouvernements, en effet, sont comme les heures, comme les temps successifs, comme les phases de l’évolution de l’Etat (p. 58) ».
Ce sont là des affirmations exactes dans le fond, sinon toujours dans la forme ; pourtant, à mon sens, elles ne sont compréhensibles que lorsqu’on connaît ce qu’il y a de permanent dans l’Etat et la raison d’être de cette permanence, que lorsqu’on sait, autrement dit, que l’Etat est, sous des formes diverses, un instrument de classe qui a duré et durera en cette qualité tant qu’il y a eu et qu’il y aura des classes.
Cela compris et admis, on se rend parfaitement compte, je ne dit pas et je prie qu’on ne me fasse pas dire, de l’inutilité des changements de forme gouvernementale ou de constitution, mais de la naïveté qu’il y a à attendre de ces changements ce qu’il leur est impossible à donner. Et on peut se faire une idée de la candeur de nos inflexibles radicaux qui attachent tant d’importance aux pures questions de forme et affichent une si grande antipathie intellectuelle pour notre théorie collectiviste, pendant que leur intelligence s’accommode fort bien, en revanche, des simagrées franc-maçonniques et aspire à nous doter d’un Etat impartial, protecteur au même titre du capital et du travail.
Je vous ai indiqué les origines de l’Etat et ce qu’il est nécessairement, ce qu’il ne peut pas ne pas être ; j’ai cherché, en un mot, à justifier les termes de la définition donnée dans la première partie de cette conférence. Que j’aie on non réussi dans ma tâche, vous avez dû au moins acquérir la conviction que les définitions socialistes ne sont pas arbitraires. Nos adversaires peuvent très légitimement les discuter et essayer de prouver que notre terminologie est erronée ; ce qu’ils ne devraient pas faire, c’est attaquer le socialisme sans se mettre au courant de la signification que, à tort ou à raison, il donne aux mots qu’il emploie. En dédaignant cette précaution élémentaire, ils s’exposent à des confusions burlesques et perdent leur temps à combattre autre chose que ce que les socialistes défendent.
C’est arrivé pour le capital : afin de se rendre compte de ce que signifie, d’après nous, la suppression du capital, il faut savoir que le capital est pour nous un caractère qu’ont revêtu des moyens de production dans des conditions sociales déterminés, et qu’ils peuvent perdre sans être le moins du monde atteints dans leur existence. De même pour le salariat et le salaire, ce dernier terme ne pouvant, selon nous, s’appliquer à n’importe quel système de rémunération, mais seulement à un mode de rémunération présupposant le surtravail. De même enfin pour le mot Etat désignant, à notre avis, un système d’organisation sociale qui implique essentiellement la division de la société en classes.
Ce n’est pas par caprice – il me semble vous en avoir fourni la preuve pour l’Etat – que les socialistes donnent tel ou tel sens à tel ou tel mot. Assurément ils peuvent se tromper ; toutefois on ne peut raisonnablement critiquer leurs théories qu’en attribuant aux mots le sens qu’ils leur attribuent eux-mêmes.
Au fond, je ne serais pas éloigné de penser que l’ignorance de nos définitions est une ignorance voulue : il doit être facile de réfuter ce que nous ne disons pas et ce qu’on nous prête, que ce que nous disons et ce qu’on tait. Il est des idées incompatibles avec la tranquille sécurité de la classe possédante, maîtresse de la production et du pouvoir. Parmi ces idées, les idées du surtravail et de l’existence de classes distinctes sont particulièrement antipathiques à ceux qui en bénéficient ; ils sentent que la simple divulgation du secret de leur puissance est un affaiblissement de celle-ci, et, à elle seule, la vérité que comportent nos définitions leur paraît un danger. Aussi, non contents d’écarter cette vérité de leurs propres définitions, ils l’écartent, dans la mesure de leurs moyens, des nôtres ; pour mieux nous confondre, ils changent d’abord notre signification des mots, puis, après les mots, ils travestissent les idées, et ils n’ont point de peine à démontrer l’absurdité de leurs inventions.
Ainsi M. Espinas, chargé de professer à la Sorbonne un cours d’histoire de l’économie sociale, sans profit pour celle-ci, a tenu, dès sa leçon d’ouverture, à prouver que notre socialisme était hostile à toute organisation, Etat ou autre, et, ses preuves, il les a puisés dans mon Aperçu sur le socialisme scientifique : c’est curieux comme opération.
Il commence par citer une phrase établissant que le socialisme doit aboutir à la suppression de l’Etat, et naturellement il ne s’inquiète pas du sens spécial que nous donnons, que j’ai donné à ce mot ; ensuite il ajoute : « Même la commune, même la corporation seront supprimées comme de nouveaux organes d’exploitation et de tyrannie » (Revue internationale de sociologie , mai 1894, p. 347) ; il met une note renvoyant à la page 21 de mon étude et le tour est joué. Il ne lui en faut pas davantage pour se demander si, dans ces conditions, « l’on ne se trouve pas en présence d’une masse amorphe d’individus réfractaires à toute organisation intelligible » (idem ).
Or, savez-vous à quel propos dans l’ouvrage cité j’ai parlé des communes et des corporations ? Bien que le passage ait une quinzaine de lignes, vous me pardonnerez de le reproduire en entier, afin que vous puissiez apprécier les procédés de polémique auxquels des gens qui s’estiment peut-être honnêtes, n’ont pas honte de recourir. Voici donc, sans le moindre changement, tout le passage sur lequel M. Espinas s’appuie pour soutenir que nous voulons supprimer, avec l’Etat, toute organisation, « même la commune, même la corporation ».
« Théorie scientifiquement déduite , ai-je écrit, notre collectivisme ou communisme repose sur l’observation, il constate les tendances et conclut à ce que les moyens de production, achevant leur évolution actuelle, soient socialisés. Socialisés, disons-nous, et non pas communalisés comme le voudraient quelques-uns. Car les inconvénients de la propriété individuelle se retrouveraient dans la propriété communale, et aussi dans la propriété corporative, à cause, notamment, des partages inégaux qui en seraient la conséquence, de la productivité différente des moyens de production, etc. Que la lutte s’engage entre communes et communes, corporations et corporations ou patrons et patrons, il y aura inégalité entre travailleurs fournissant une même somme de travail et concurrence ruineuse ; ce serait, sous une autre forme, la continuation de la société présente » (Le Capital de Karl Marx, résumé et accompagné d’un Aperçu sur le socialisme scientifique , p. 21).
C’est tout, pas un mot de plus sur les communes et les corporations. Là où je me suis prononcé simplement contre la forme communale ou corporative et pour la forme sociale de la propriété future, M. Espinas a découvert que je combattais l’existence même de la commune et de la corporation ; on avouera que c’est encore plus fort que d’identifier l’Etat avec tout système d’organisation sociale. Evidemment M. Espinas sait lire, évidemment M. Espinas comprend ce qu’il lit, dès lors, il y a là une façon d’agir qui ressemble trop à celle de M. Yves Guyot pour être suffisamment loyale.
Nous savons ce qu’est l’Etat. L’Etat, pour nous socialistes, n’est pas n’importe quelle organisation sociale ; il est, ai-je dit, et je crois avoir ensuite justifié les termes de cette définition, le pouvoir public de coercition que la division en classes crée et maintient dans les sociétés humaines et qui, disposant de la force, fait la loi et perçoit l’impôt. Quelle doit être à son égard la conduite des socialistes, telle est la question que je vais maintenant examiner et qu’il est facile de résoudre si on se souvient que l’Etat, créé par la division de la société en classes, est fatalement maintenu par cette division.
Dès l’instant que l’Etat n’est pas un organisme indépendant, ayant son existence propre quels que soient les rapports économiques des hommes entre eux, mais qu’il est essentiellement subordonné à la division de la société en classes et, par suite, à une situation économique déterminée, on ne peut raisonnablement pas donner comme but immédiat aux efforts d’un parti quelconque l’abolition de l’Etat, ni la suppression du pouvoir politique qui le constitue. L’Etat, étant une conséquence, ne peut disparaître avant les conditions sociales dont il est le résultat forcé.
Puisque la disparition de l’Etat implique la modification préalable des conditions sociales, des rapports économiques, doit-on s’en prendre directement à ces rapports ? Revenons-en toujours aux constations déjà faites : une certaine situation économique a engendré les classes ; dès qu’il y a eu dans la population des catégories privilégiées, il a fallu à celles-ci le moyen de conserver la position acquise, d’imposer à tous le respect de leurs privilèges, et l’Etat est né. Donc la situation économique à transformer, la situation qui engendre les classes, trouve sa garantie dans l’Etat ; c’est dire qu’elle ne saurait être entamée, d’une façon générale et durable, tant que l’Etat la défendra contre les attaques directes dont elle pourrait être l’objet.
En résumé, on ne peut abolir l’Etat qu’après avoir supprimé les classes, et on ne peut modifier les rapports économiques dont les classes ne sont que la personnification, sans agir d’abord sur l’Etat. La question posée tout à l’heure est résolue : il faut agir sur l’Etat et non viser actuellement à l’abolir ; agir sur l’Etat parce que c’est seulement ainsi qu’on pourra mettre la condition des personnes d’accord avec l’évolution économique en cours qui comporte la possibilité de la suppression des classes ; ne pas viser actuellement à l’abolir, parce qu’il ne peut être aboli avant la disparition des classes à laquelle il doit même contribuer. La seule ligne de conduite pratique pour les socialistes, pour les travailleurs est, suivant l’expression habituelle, la conquête du pouvoir politique, la conquête de l’Etat. C’est la prise de plus en plus complète par eux des pouvoirs publics, que tous leurs efforts doivent avoir en vue, c’est à elle que toute leur tactique doit être consacrée.
La lutte des classes entre elles a un but économique, mais la forme de cette lutte doit être nécessairement politique ; car, entre la position matérielle à améliorer et l’amélioration réalisée, se dresse le pouvoir de l’Etat qui, seul, quelle que soit la classe qui l’emporte, peut donner un caractère général et souverain aux résultats de la lutte. L’Etat fait la loi, et ce n’est qu’en se plaçant sur le terrain politique qu’on peut arriver à intervenir dans la confection de la loi. L’histoire et le raisonnement sont d’accord pour prouver la vérité de cette thèse : la lutte des classes infériorisées n’est réellement efficace que lorsqu’elle a pu prendre un caractère politique.
Sans parler du passé, que voyons-nous, en effet, dans les divers pays qui nous entourent où cependant existe depuis longtemps, moins restreinte que chez nous souvent, la possibilité de lutter sur le terrain économique ? Dans les pays n’ayant pas encore le suffrage universel, on a lutté ou on lutte pour le posséder ; dans les pays où le suffrage universel fonctionne, si gênant que soit le système en vigueur, on est bientôt poussé, par les résultats de succès relatifs, à s’attacher principalement à jeter de plus en plus des socialistes dans les diverses assemblées électives. Incontestablement, sans être partisan de tout ou rien, on n’obtient pas tout de suite autant qu’on voudrait, mais par quel autre procédé pourrait-on faire mieux ? Là où des luttes particulières se sont engagées et ne pouvaient pas ne pas s’engager sur le terrain économique, niera-t-on qu’il y a eu des succès dus à l’action des élus socialistes, dus, autrement dit, à l’action politique ?
C’est à la continuation de ce mouvement régulier de pénétration des hommes et des idées socialistes dans les corps élus, que les socialistes doivent travailler, ce qui implique une propagande constante dans la masse. Que les circonstances, et point du tout notre volonté, nous imposent ou non plus tard un autre mode d’action, c’est ce dont nous n’avons pas à nous occuper dans le présent. Tant que de telles circonstances ne se sont pas produites, le socialisme n’a rien à gagner à sortir de la légalité et, en aucun cas, il n’a à se manifester sous la forme d’émeutes ou de coups de main. Je me suis expliqué à ce sujet dans une précédente conférence (« Socialisme, révolution, internationalisme ») : je n’y reviendrai donc pas ici, me bornant à constater que la seule tâche actuelle doit être de grossir les rangs des socialistes électeurs et élus.
Le grand argument contre cette tactique est le reproche de parlementarisme adressé à ses partisans ; comme si on était responsable des côtés fâcheux du parlementarisme, parce que, le parlementarisme existant, on s’en sert ! comme si se conformer à une loi ou subir une institution comportait leur approbation !
La critique, d’ailleurs justifiée, du parlementarisme est facile ; elle ne l’empêche pas de subsister. Qu’on en modifie les rouages si on le peut, autant qu’on le pourra, je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient, au contraire. Cependant si on ne veut pas s’illusionner sur les modifications possibles à l’heure présente, il est à craindre qu’on ne s’aperçoive vite qu’il serait aussi aisé d’effectuer tout de suite le remplacement de la société capitaliste par la société socialiste, que d’obtenir, en régime capitaliste, une transformation sérieuse du parlementarisme. Y a-t-il lieu, dès lors, d’entreprendre des campagnes spéciales pour des améliorations qui, si importantes qu’elles seraient dans un autre milieu, n’en sont pas moins pour l’instant ou irréalisables ou secondaires ?
Poursuivre une réforme profonde du parlementarisme dans un milieu où le parlementarisme est la forme gouvernementale de la société capitaliste, équivaut à poursuivre immédiatement et avant tout l’abolition de l’Etat, et nous avons vu ce qu’il fallait penser de cette aspiration. Qu’on profite des occasions favorables pour apporter au fonctionnement du système parlementaire toutes les corrections possibles, on aura raison, à la condition qu’on ne se laisse pas par là détourner du but réel à atteindre : la conquête de plus en plus étendue du pouvoir politique pour mettre au service des revendications économiques des travailleurs.
Ceux qui cherchent à éloigner les travailleurs du terrain politique ne se doutent certainement pas qu’ils font ainsi le jeu de la classe dirigeante. Pas de politique, mais cela a toujours été et est encore le mot d’ordre donné par la bourgeoisie à la classe ouvrière : le cens et la gratuité des fonctions n’ont été que des moyens pour écarter l’ouvrier de la politique. Ces moyens sont devenus infructueux. Est-ce que des socialistes seraient jaloux de réussir, pour le plus grand avantage de la bourgeoisie, là où celle-ci, livrée à ses seules ressources, a finalement échoué ?
Il est des questions vitales qui ne permettent pas aujourd’hui aux socialistes de s’en tenir aux discussions académiques ; la nécessité de formuler des conclusions pratiques échappant au doute s’impose à eux, il me faut donc aborder l’examen d’une tactique préconisée en ce moment contre celle je viens, je crois, de démontrer le bien fondé.
Pour faire capituler l’Etat et la société capitaliste, dont il est l’organisme protecteur, des socialistes ont récemment imaginé que la lutte politique était insuffisante et qu’il fallait recourir à la grève générale. Parlons de la grève générale.
Je commence par déclarer que je ne rechercherai nullement s’il doit ou non y avoir des grèves [11] . Ce n’est pas ainsi que la question peut se poser. La grève est le produit inévitable d’un milieu économique basé sur l’antagonisme des intérêts et, alors même qu’il le voudrait, le socialisme ne pourrait pas plus supprimer la grève qu’il ne peut supprimer à cette heure l’Etat ou la société capitaliste. Seule arme de la classe ouvrière sur le terrain économique, seul moyen de défense ou d’attaque qu’elle ait pour la protection de ses intérêts matériels, la grève est un droit [12] que les travailleurs ont raison de ne pas vouloir laisser enlever à une ou plusieurs catégories d’entre eux. Mais si les socialistes doivent faire tous leurs efforts pour le maintien de ce droit aux travailleurs, à tous les travailleurs, ils n’ont pas à les exciter à s’en servir ; ils n’ont ni à provoquer la grève, ni à la prohiber ; aux intéressés, à ceux qui auront à subir les conséquences de leur décision, à se prononcer sans pression d’aucune espèce de la part de non intéressés. Quand ceux dont les intérêts sont en jeu se sont prononcés pour la grève, on doit les aider à tirer de la situation le meilleur parti possible. Voilà, d’une façon générale, quelle est et quelle doit être la conduite des socialistes en matière de grève.
Ceci posé de manière à prévenir, autant qu’il se peut faire, toute fausse interprétation, j’ajouterai que la grève est une arme dont il ne faudrait, à aucun point de vue, s’exagérer la portée. Dans les circonstances les plus favorables, elle a pu faire capituler quelques patrons, elle n’a a jamais pu le moins du monde entamer le patronat. Au point de vue particulier, il y a eu des grèves nombreuses, de puissantes caisses de résistance ont pu être constituées et vidées, efforts et argent ont été dépensés sans compter, et quel a été le résultat atteint ? Ici ou là ont été obtenues quelques améliorations dont je suis loin de faire fi ; mais, là même où ces améliorations n’ont été simplement momentanées, elles ont été compatibles avec la prospérité croissante du capital.
La grève n’est plus un moyen sur l’efficacité générale duquel on puisse encore s’illusionner, elle est passée, depuis longtemps de la théorie à la pratique ; nous avons vu, aux Etats-Unis et en Angleterre principalement, des grèves prodigieuses, disposant de ressources énormes, préparées et conduites avec un esprit d’organisation incomparable ; à quoi ont-elles abouti ? Aux Etats-Unis, le socialisme est incontestablement beaucoup plus en retard qu’en Europe ; en Angleterre, après avoir érigé la grève en panacée, on en a tellement compris les périls et les mécomptes, qu’au point de vue général de plus en plus on lui devient hostile et on lui préfère l’action politique.
L’expérience est faite : sur le terrain économique, la lutte est trop inégale pour la classe ouvrière ; quels que soient ses sacrifices, son abnégation et son énergie, elle perd plus souvent la bataille qu’elle ne la gagne, et, lorsqu’elle la gagne, les avantages qu’elle en retire n’empêchent pas sa victoire d’être bien coûteuse et bien précaire. Sur le terrain politique, on peut, au contraire, arriver non seulement à l’égalité entre ouvrier et capitaliste, mais, étant donné qu’elle est plus nombreuse, à la prépondérance de la classe ouvrière sur la classe bourgeoisie : c’est pour le socialisme, simple affaire de propagande et de temps. Croyez-vous sincèrement que nous ne serions pas plus avancés aujourd’hui, si on avait consacré à la lutte politique la moitié, rien que la moitié, des efforts et de l’argent dépensés pour les grèves qui ont échoué ?
C’est dans ces conditions qu’une fraction socialiste prétend généraliser la grève, bonne tout au plus pour des cas particuliers, et donner la grève générale comme but au prolétariat.
Si je me suis bien expliqué, par cela seul qu’elle est une lutte économique, qu’elle détourne plus ou moins, sinon tout à fait, le travailleur de la lutte politique qui est la véritable lutte à engager et à poursuivre, la grève générale devrait être immédiatement repoussée par tous les esprits conscients des faits et de leurs conséquences, par tous ceux qui raisonnent sans parti pris et ne se payent pas de mots.
Du reste, lors même qu’on mettrait de côté cette considération, le système de la grève générale ne supporterait pas l’examen. Nous avons constaté l’impuissance de la grève comme moyen d’affranchissement ; ce n’est pas parce que la grève serait générale, en admettant qu’elle pût l’être, que cette impuissance serait moindre, au contraire.
Les difficultés provenant d’une organisation et des ressources qui, presque jamais, quelles qu’elles aient été, n’ont égalé les besoins, seraient, par l’étendue même de la grève, augmentées dans des proportions considérables. Les dangers provenant d’une exaspération toujours possible et le plus souvent trop explicable, s’accroîtraient à leur tour en même temps que la grève engloberait une masse plus grande. Qui peut répondre que tous les grévistes conserveraient leur sang-froid en face des mesures prises habituellement en pareil cas par tous les gouvernements et qui ne pourraient être ici qu’aggravées : déploiement militaire, provocations policières, arrestations, condamnations, brutalités et iniquités de toute espèce ? Qui peut répondre que le coup de pierre ou de bâton lancé par un gréviste dans un excès fort compréhensible de colère, ne serait pas le signal d’un nouveau massacre ouvrier ?
Quand ce ne serait que pour ne pas diminuer la force de mon argumentation, je n’insisterai pas sur cette hypothèse, hélas ! très plausible. Mais, même si on avait la chance d’échapper à ce péril, on n’échapperait pas à l’écrasement du mouvement prolétarien. Les partisans de la grève générale n’ont pas, je suppose, la prétention de réussir sûrement du premier coup ; ils doivent nécessairement, si confiants qu’ils soient dans le succès final, envisager eux-mêmes l’éventualité d’un échec : sur tous les terrains, qui dit lutte, dit possibilité de défaite. Seulement, tandis que, sur le terrain politique, un échec, loin d’abattre les courages, tend plutôt à les aiguillonner, une défaite sur le terrain économique est désastreuse : les faits sont là qui prouvent qu’une grève vaincue a abouti, en divers endroits, à une diminution du nombre des militants.
C’est que, dans l’échec politique, l’amour-propre s’en mêle ; on est vexé, je ne dirai pas d’être battu, car il peut arriver en cette matière qu’on soit très sincèrement battu et content, mais de l’insuffisance du résultat acquis ; on veut une revanche et on la prépare avec entrain. Dans l’échec économique, dans l’échec de la grève, on est en butte à des souffrances réelles ; aux souffrances matérielles s’ajoute pour le gréviste vaincu la souffrance morale de voir souffrir les siens en pure perte ; découragé, désolé, il se promet de ne pas recommencer pour ne plus assister à un tel spectacle, et il se retire du mouvement. Ce cas se répéterait d’autant plus après un échec de grève générale, que la tentative aurait fait naître plus d’espoir ; ce serait pour le parti socialiste un coup terrible de nature à retarder beaucoup sa marche en avant.
Je n’ai pas voulu être accusé d’esquiver le débat ; aussi ai-je jusqu’ici envisagé la grève générale comme praticable : vous voyez que, si elle était possible, elle ferait courir des risques énormes sans compensation. Mais, en fait, quand même la grève générale aurait toutes les qualités, elle aurait un immense défaut, son impossibilité. Ceux qui présentent la grève générale au prolétariat comme l’outil de son émancipation, feraient bien de remplacer une partie des déclamations dont ils agrémentent la « bataille des bras croisés », par quelques renseignements précis sur le moyen d’effectuer cette grève. Une tactique est faite pour être appliquée ; dès lors, comment entendent-ils passer de l’exposé des conséquences mirifiques selon eux de la grève générale, à son application ?
Sous couleur de propagande en faveur de la grève générale, ils ne visent peut-être qu’à une grève qui ne serait pas générale ; je suppose du moins, ou les mots n’auraient plus de sens, qu’ils visent à une grève et à une grève de proportions plus étendues que les grèves habituelles. Or, se sont-ils demandé quelles étaient les forces sur lesquelles ils pouvaient tabler ? Je leur fais la partie belle : qu’ils prennent les corporations les mieux organisées, qu’ils rapprochent le chiffre des syndiqués de celui des non syndiqués, et qu’ils disent sur combien ils pourraient sérieusement compter. Il ne s’agit pas de choisir les plus importantes au point de vue de la vie sociale et de dire : Si telles ou telles corporations cessaient le travail ... Avec un si et une queue de vache, suivant une locution de mon pays natal, on peut faire tout ce qu’on veut. Il s’agit de voir celles sur lesquelles on pourrait compter légitiment. Eh bien ! j’attends le compte avec pièces justificatives.
Je sais bien qu’à cela il est répondu qu’on se propose auparavant de développer l’organisation corporative. Oh ! là-dessus, nous sommes tous d’accord. Les socialistes ne sauraient trop pousser les travailleurs à se grouper, à se syndiquer, à se solidariser avec ceux d’entre eux dont la liberté syndicale serait atteinte ou simplement menacée. L’organisation ouvrière n’est pas l’émancipation ouvrière ; mais elle rend plus forts pour la lutte ceux qui sont et seront, bon gré mal gré, associés ou isolés, contraints à lutter contre le capital dont ils dépendent. L’important est de substituer à l’éparpillement, nuisible à tous, la concentration des efforts décuplant les forces au profit de tous et, à cet égard, le syndicat est la forme la plus aisée, la forme première de groupement.
Le syndicat corporatif est quelque chose, il peut être beaucoup, il n’est pas et ne pourra jamais être tout. Préoccupé de résultats immédiats, il est plus que tout autre mode d’organisation, capable d’attirer la masse ouvrière, pourvu qu’il n’entrave pas lui-même son recrutement par des conditions restrictives en contradiction avec sa raison d’être [13] .
Si donc les partisans de la grève générale veulent sérieusement développer le mouvement syndical, ils devront éviter de mêler l’idée de grève générale à la propagation pour l’extension de ce mouvement. La grève générale, il est facile de le constater, est un élément non d’union, mais de désunion ; l’élever au rang de principe inspirateur et directeur des syndicats, c’est volontairement couper la classe ouvrière en deux fractions : les grévistes d’intention et les non grévistes qui, soit qu’ils adhèrent à des groupements adverses, soit, et ce sera surtout le cas, que ces divisions les tiennent à l’écart de tout groupement, resteront, quoi qu’on fasse, de beaucoup les plus nombreux. Ce qui, en admettant la grève générale possible, sans inconvénients et efficace, serait simplement la préparation de l’échec de la grève générale par ses propres partisans, le fait que les grévistes seraient en minorité suffisant d’avance à annihiler une tentative de grève. En tout cas, si on veut, et on a raison de vouloir développer l’organisation corporative, il ne faut pas présenter, comme motif d’adhésion à la masse éparpillée, ce qui ne peut manquer d’être pour elle le plus puissant motif de ne pas adhérer.
Mais le fait seul que les partisans de la grève générale reconnaissent la nécessité, avant de passer de la théorie à la pratique, d’une période de préparation qui ne peut pas ne pas être longue, le fait que, de leur propre aveu, ils doivent d’abord s’attacher à réaliser une organisation corporative sérieuse, démontre le peu de solidité de leur argumentation, lorsque, en désespoir de cause, il allèguent la prétendue rapidité de leur tactique et la lenteur de la conquête des pouvoirs publics. Il est entendu que, quelles que soient les impatiences et si légitimes qu’elles soient, il faut de toute manière une période de propagande et d’organisation ; cependant comme les grévistes généraux pourraient affirmer, sans preuve d’ailleurs, que la réussite est, par la conquête du pouvoir politique, à plus longue échéance que par le procédé de la grève générale, je ne leur laisserai pas cette ressource. Tandis que, en effet, pour la prise certaine de l’Etat il suffit de rallier à soi la moitié plus un des votants, il faudrait, pour le triomphe assuré de la grève générale, la presque unanimité dans les corporations.
Quels que soient les événements en face desquels on peut se trouver, il n’y a pas de circonstances qui puissent autoriser à exciter à une lutte quelconque sans chances de succès ; car se sacrifier personnellement ne saurait atténuer la faute d’avoir, en poussant les autres à un mouvement, de quelque nature qu'il soit, voué à une défaite inévitable, nui à l’idée qu’on avait l’intention de défendre. Tout dépend donc de l’existence ou de l’absence de ces chances : si les chances de succès existent, la propagande et l’organisation indispensables pour toute lutte ayant préalablement abouti d’une façon satisfaisante, on n’aura nul besoin de recourir à la grève générale ; si ces chances n’existent pas, ce n’est pas la grève générale qui pourra les fournir et on fera bien en pareil cas, si regrettable que la chose puisse être et tout héros qu’on soit, de ne recourir ni à elle, ni à d’autres procédés de lutte.
En définitive, la grève générale n’a pour elle, et encore seulement en apparence, qu’un souhait et un précédent. Comme ce serait beau tout de même pour le prolétariat, s’écrie-t-on, d’obliger, en se croisant les bras, la bourgeoisie et l’Etat à capituler ! N’oublions pas que, en temps de grève générale, la nécessité de vivre bien ou mal s’imposerait aux prolétaires ainsi qu’aux bourgeois, et constatons qu’il serait beau aussi d’avoir des relations avec les habitants possibles d’une autre planète ou de réaliser telle ou telle immense découverte. Il n’y a pas à discuter, en matière de tactique, si une idée est plus ou moins séduisante, mais si elle est plus ou moins pratique, le reste, si beau qu’il apparaisse, est du domaine des songe-creux.
Je n’insiste donc pas sur le souhait et j’arrive au précédent. Le précédent, c’est ce qui s’est passé en Belgique en avril 1893 ; examinons l’exemple de la Belgique et examinons-le en entier. Le parti socialiste belge poursuivant le seul but à poursuivre, selon nous, la conquête du pouvoir politique, et agissant dans un pays qui n’avait pas encore le suffrage universel, faisait campagne pour l’universalisation du droit de vote. Il voulait le bulletin de vote et, afin de l’obtenir, il eut recours à ses seules armes d’alors : les manifestations publiques et la grève.
Malgré les côtés défectueux de la grève il a, à défaut d’autre, employé l’arme dont il pouvait disposer, pour en conquérir une meilleure. Et cette arme à laquelle il a eu recours parce que c’était la seule qu’il eût en main, cette arme à laquelle il n’a plus voulu recourir depuis, et avec raison, est encore moins défectueuse chez lui que chez nous : la classe ouvrière est en Belgique plus agglomérée qu’en France en quelques grandes catégories industrielles, l’organisation est moins divisée et plus complète, les ressources fournies par les grandes coopératives beaucoup plus considérables ; ce qui n’a pas empêché nos amis belges de n’aboutir qu’à un succès partiel et d’avoir la sagesse de ne pas pousser l’expérience jusqu’au bout.
Depuis, au début même de ce mois notamment, ils n’ont pas voulu recommencer et je les en félicite. Par leur refus de déchaîner cette grève générale dont, mieux que personne, ils ont pu apprécier les avantages et les inconvénients, ils se sont exposés à des accusations imbéciles de trahison ; ils n’ont cependant pas hésité à accomplir ce qui était leur devoir. Quant au gouvernement belge, en faisant tirer par ses gendarmes sur les grévistes de Renaix, il a montré que les craintes que j’ai exprimées tout à l’heure et sur lesquelles je n’ai pas insisté, étaient fondées.
Voilà le précédent complet ; il serait difficile, il me semble, de trouver là un argument en faveur de la grève générale. Ce que cela nous montre, c’est le danger de certaines prédictions.
A force d’entendre vanter et invoquer la grève générale, certains la jugent facile à déterminer ; il leur paraît qu’il suffit de la vouloir et deviennent, à leurs yeux, coupables de la leur faire attendre ceux qui ne partagent pas leurs illusions. La manière de vivre – de mal vivre – explique et excuse cette manière de penser ; le tort revient à ceux qui inconsidérément la provoquent et courent le risque d’en être les premières victimes : en effet, tandis qu’ils écartent de l’organisation ouvrière les timides ou simplement les clairvoyants, ils ne seront jamais assez empressés de passer de la parole aux actes, au gré des téméraires qu’ils auront malheureusement convaincus des chimériques beautés de la grève générale, et ils ne tarderont guère à se trouver en butte aux mêmes accusations, sinon à des accusations pires, que celles qu’ils auront inspirées contre les adversaires de la grève. Telle est la véritable leçon que renferment les derniers incidents de Belgique et dont on fera bien de profiter.
Je crois avoir montré l’impuissance de la grève en général et de la grève générale en particulier, à se substituer à l’action politique pour l’émancipation du prolétariat. Considérant, dès lors, comme acquis ce qui s’impose avant tout aux efforts de celui-ci, c’est la conquête des pouvoirs publics, voyons quelle doit être l’attitude des socialistes dans les diverses assemblées.
Il leur faut toujours prendre la défense des déshérités de notre milieu social, non seulement s’associer en tous ordres à toutes les améliorations, mais provoquer et réaliser dès qu’ils le peuvent, en s’adaptant aux circonstances, tout ce qui est de nature à apporter à la classe ouvrière, aux salariés, à tous les exploités du régime capitaliste, un soulagement immédiat en restreignant leur exploitation. Nous n’avons jamais été de ceux qui disent : tout ou rien, et encore moins : de mal en pis ; nous accepterons toujours tout ce qui nous mènera de mal en mieux, nous bornant à demander que l’on ne s’arrête pas en route et que l’on continue à aller de mieux en mieux vers le bien-être de tous, conformément aux conditions économiques qui le rendent enfin possible. Faire à un moment quelconque en ce sens tout ce qui est faisable, sans jamais perdre notre but de vue, voilà quelle doit être la règle de conduite des élus socialistes.
Doivent-ils en sus de cette tendance générale avoir, ainsi que quelques-uns le soutiennent, comme tendance particulière, de marcher de parti pris vers l’absorption par l’Etat actuel de diverses branches d’industrie ? A mon avis, la question ne peut pas se poser d’un façon aussi absolue et on ne saurait avoir, sur les avantages de l’accroissement des services publics dans le milieu capitaliste, qu’une opinion de circonstance.
Oui, la transformation de telles ou telles branches industrielles en services publics dépendant directement de l’Etat, peut être une bonne chose dans un cas et une mauvaise dans un autre ; tout dépend, en effet, chez nous, des dispositions de la majorité qui fait la loi. Un service public de plus étant pour l’Etat une force de plus, il faut fortifier les positions qui sont plus ou moins entre nos mains et non celles qui sont entre les mains de nos ennemis. Pénétrons d’abord dans la place, nous le fortifierons ensuite. Vous le voyez, nous retrouvons partout la même nécessité : la première chose à faire est de pénétrer de plus en plus nombreux dans les assemblées électives ; car ce que j’ai dit pour l’Etat s’applique également, bien qu’à un degré moindre, parce que non seulement la sphère d’action mais surtout le pouvoir est moindre, et c’est ce qui fait l’importance toute spéciale des élections législatives, – aux départements et aux municipalités.
Que le socialisme réussisse, soit à étendre les services publics lorsqu’il aura avantage à le faire, soit à arracher diverses réformes sociales, cela ne constitue point le socialisme d’Etat [14] , c’est simplement une infiltration plus ou moins profonde du socialisme dans l’Etat. Ce n’est pas, en effet, avec l’Etat entièrement entre les mains de leurs ennemis que les socialistes, eux, comptent accomplir des réformes sérieuses, c’est avec l’Etat sur lequel ils auront déjà plus ou moins mis la main. Le socialisme tout court tend à placer les moyens sociaux de production sous la dépendance de la société qui n’est pas plus un organisme séparé des individus, que les individus ne sont concevables en dehors d’elle, et dont l’action étendue, voulue complète, est la condition même d’une plus grande, d’une réelle liberté de tous les individus ; l’étatisme tend à tout remettre à l’Etat qui est, lui, un corps en dehors des individus et au-dessus d’eux. La distinction n’a pas, il faut le reconnaître, grand intérêt pratique en France à cette heure, parce que nous avons le suffrage universel et la République et que, par suite, l’Etat n’est indépendant de la masse de la nation qu’à cause de l’ignorance de cette masse. Cette ignorance dissipée, et c’est à cela que tend la propagande socialiste, la masse de la nation aura une action sur l’Etat, ce qui signifie qu’elle aura une action au moyen de l’Etat, et c’est pour cela qu’elle doit le conquérir : il suffit qu’elle le sache pour qu’elle puisse le faire.
Il n’en est pas ainsi partout, parce que partout l’évolution politique n’est pas aussi avancée qu’en France. Là où il n’en est pas de même, par exemple en Allemagne, où l’Etat est indépendant de la nation et où le socialisme est puisant, s’est développée une certaine doctrine sous le nom de socialisme d’Etat et, là, la distinction qui n’a pas grand intérêt chez nous est très importante, d’autant plus importante que le socialisme d’Etat a été imaginé précisément pour donner à l’Etat un moyen de combattre le socialisme tout court qui est le socialisme entier, et d’arrêter son expansion.
Cette « digue » est restée assez inefficace, d’ailleurs, d’après M. Léon Say qui, faisant comme tous ceux au courant des choses, la distinction que je viens de faire, disait dans un discours à Amiens : « Le socialisme d’Etat du prince de Bismarck et des professeurs allemands appelés communément les économistes de la chaire, n’a pas affaibli la force du courant socialiste ; il l’a rendu au contraire plus formidable, et la digue bureaucratique qu’on a voulu y opposer, pourrait bien être emportée un beau jour malgré le soin qu’on a mis à l’édifier et les précautions scientifiques qu’on a prises en l’édifiant » (Journal des Débats , édition blanche, 11 novembre 1894). Donc, ne confondons pas le socialisme d’Etat et la pénétration du socialisme dans l’Etat, et visons à accroître le plus possible cette pénétration jusqu’à ce que le socialisme soit maître de l’Etat. Ce jour-là sera, non le dernier jour de l’Etat, mais le premier de sa dernière phase d’évolution.
La disparition de l’Etat, ai-je dit, implique la disparition des classes, c’est-à-dire la modification préalable des conditions sociales ; cette modification doit être l’œuvre de la loi, et c’est cette besogne législative que l’Etat socialiste aura à accomplir. Entre le moment où la majorité consciente du prolétariat, le parti socialiste, prendra possession de l’Etat pour réaliser son programme, la suppression des classes, et le moment où cette suppression sera accomplie, il y aura une période intermédiaire qui sera la phase socialiste de l’Etat. Pendant cette période, l’Etat sera toujours un gouvernement de classe, mais le gouvernement de la classe par laquelle les classes, désormais inutiles et nuisibles, seront supprimées.
Aux mains du parti socialiste ou du prolétariat organisé, ce qui est tout un, l’Etat aura à régler la situation des personnes et des biens sur la base de la socialisation de la propriété capitaliste [15] , et il réglera cette situation au moyen de la loi. Il agira comme a agi l’Etat au siècle dernier relativement aux biens de la noblesse et du clergé, comme agit l’Etat actuel. Ce qu’une loi a fait, une loi peut le défaire sans recours possible contre elle, c’est une tradition de la Révolution, c’est ce qu’à reconnu un des organes de l’Etat actuel, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 7 novembre 1894.
Une loi de 1892 ayant modifié le mode de payement, établi par contrat formel, de la dette de l’Etat envers la Société générale algérienne, celle-ci, ne doutant de rien, appela le Conseil d’Etat à son secours avec la prétention de lui faire annuler l’effet de cette loi. Or, dans son arrêt, le Conseil d’Etat plutôt favorable, vous le savez, aux grandes compagnies modernes, a déclaré qu’une « disposition législative ne peut être discutée par la voie contentieuse » ; ce n’est pas autre chose que la reconnaissance de la souveraineté de la loi dans un cas typique. Ce qui était bon hier, sera excellent demain : la loi décidera et il faudra se soumettre [16] .
La socialisation de la propriété capitaliste opérée et opérée légalement, il n’y aura plus subordination économique des uns aux autres, il n’y aura plus de classes, et l’Etat, dont l’existence des classes a fait une nécessité, pourra enfin être supprimé ou, plutôt, disparaîtra de lui-même quand il aura accompli sa tâche de transformation.
Cela ne veut pas dire que la société socialiste n’aura pas d’organisation. Seulement l’organisation sociale future, alors qu’il n’y aura plus de classes antagoniques, plus de contrainte à exercer sur les uns au profit des autres, ne sera pas plus un Etat que ne seront capital les moyens de production qui auront perdu le pouvoir d’exploiter le travail d’autrui, que ne sera ce qui s’appelle salaire une rémunération ne comportant plus surtravail par suite de la suppression du caractère de capital imprimé aujourd’hui sur les principaux moyens de production.
Je n’ai pas à parler de l’organisation future et je me borne à indiquer son orientation régulière. Dans la période qui succédera à la période de transition où la transformation s’opérera en s’adaptant aux faits, où il y aura encore un Etat, mais où cet Etat sera socialiste, la direction politique des hommes qui constitue l’Etat, sera devenue une direction administrative des choses : en place d’un gouvernement, on n’aura plus qu’une administration.
Libres et égaux, les producteurs détermineront en commun tout ce qui concerne la production et, dès lors, au lieu d’être les jouets de forces économiques échappant à leur contrôle, ils régiront ces forces à leur gré. Loin d’être contraints de subir une organisation sociale qui règle leurs conditions d’existence sans participation de leur volonté, comme c’est le cas actuel, ils auront, pour la première fois, l’organisation sociale que, en connaissance de cause, ils voudront avoir. Les hommes seront enfin leurs maîtres. Au développement inconscient de l’humanité, au progrès source fréquente de souffrances, succéderont un développement conscient et un progrès source unique de bien-être pour tous, ne voyant plus alors la réalisation de l’idée qui lui aura donné naissance, poussée par les institutions sociales à d’autres effets que les effets prévus à juste titre et voulus. L’universalisation du bien-être matériel et la compréhension de la solidarité sociale qui résultera pour tous les individus des fondements sociaux de ce bien-être, seront le point de départ d’un intense développement intellectuel et moral ayant, sous forme individuelle de même que sous forme collective, pour mobile et pour but, le bien, le plus grand bien de tous, et, pour conséquence naturelle, l’épanouissement le plus complet et la satisfaction la plus librement personnelle de chacun.
Pour terminer, je vais résumer cette conférence et les résultats auxquels je crois être correctement arrivé.
Ayant défini l’Etat en lui attribuant un commencement et une fin, j’ai recherché les commencements de l’Etat ; je vous en ai indiqué les origines et ai constaté que l’établissement de l’Etat avait été un progrès.
A ce propos, pour éviter toute erreur et répondre en même temps à une question posée ici même, je vous ai exposé ce que pour nous était le progrès, quels en étaient les éléments et les suites.
Lié, ai-je cherché à établir, à la division de la société en classes, l’Etat est un mode d’organisation sociale qui ne peut que persister tant que durera cette division, et le but vers lequel doivent tendre tous les efforts socialistes, c’est la conquête de l’Etat, l’entrée en possession des pouvoirs publics.
Discutant les objections faites à cette thèse, j’ai été amené à m’expliquer sur la grève générale et à la rejeter.
Donc, pénétration de plus en plus profonde des hommes et des idées socialistes dans l’Etat jusqu’à ce que, aux mains du parti socialiste ou prolétariat conscient et organisé, l’Etat, avec les pouvoirs qu’il comporte, et notamment celui de faire la loi, devienne l’instrument qu’il doit être de la transformation économique à accomplir. Cette transformation achevée, il n’y aura plus, au lieu de personnes à contraindre, que des choses à administrer, et, ce jour-là, il y aura toujours une organisation sociale, mais il n’y aura plus d’Etat.
Notes
[1]
« D’une part on observe chez les individus des régressions qui annoncent la destruction prochaine de l’organisme, elles impliquent
une diminution dans l’énergie de ses fonctions, des lésions organiques graves, d’autre part on observe dans les espèces vivantes
des retours au type primitif, tels qu’ils ne supposent aucune diminution dans le développement de l’espèce, même qu’ils peuvent
correspondre à une adaptation plus parfaite
. » (L Revelin, le Devenir social
, juillet 1895, p. 386).
[2]
« Le mot progrès a comme mot regrès un double sens. Il indique d’une part le passage d’une forme sociale simple à une forme
sociale plus complexe, et d’un autre côté il implique l’idée de perfectionnement et d’amélioration
. » (L. Revelin, le Devenir social
, juillet 1895, p. 392).
[3]
Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire
, conférence de Jean Jaurès et réponse de Paul Lafargue, brochure publiée par le groupe des étudiants collectivistes, p. 11-12. Paris, 1895.
[4]
Les « rapports sociaux . . . sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc.
» (Marx, Misère de la philosophie
, p. 99).
[5]
« L’histoire tout entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine
» (Marx, Misère de la philosophie
, p. 144).
[6]
« Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation
dans les idées
». (Misère de la philosophie
, p. 100).
[7]
« Ce qui est sera toujours déterminé par ce qui fut. Il ne peut y avoir de société entièrement nouvelle
». (J. Bourdeau, Journal des Débats
, éd. Rose, 14 juin 1895).
[8]
« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’après leur libre arbitre, dans des circonstances choisies
par eux ; ces circonstances leur sont données, transmises par le passé.
» (Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte
, écrit en 1852, traduction française d’Ed. Fortin, p. 11 ; imp. Delory, Lille, 1891).
« Dans l’histoire de la société . . . rien ne se fait sans dessein conscient, sans but voulu
» (p. 14), mais « les nombreuses volontés individuelles influant sur l’histoire, produisent, le plus souvent, des résultats autres que ceux
voulus, et, bien des fois, tout à fait opposés à ceux voulus . . . Il s’agit de savoir quelles forces motrices se cachent
derrière ces mobiles, quelles sont les causes historiques qui, dans les cerveaux humains, se transforment en de semblables
mobiles
» (p. 15). « Tout ce qui meut les hommes doit passer par leur tête, mais la forme que les choses y revêtent en y passant, dépend beaucoup
des circonstances
» (p. 16). – (L’Ere nouvelle
, n° de mai 1894, étude d’Engels sur « Ludwig Feuerbach »).
Voir, du reste, sur ce point, pour l’explication de ce qu’on a appelé le fatalisme historique de Marx, ce que dit Engels dans
ce même numéro, p. 1 et suiv.
[9]
« Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes
et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base
matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile
de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature
en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature,
le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions
intellectuelles qui en découlent. L’histoire de la religion elle-même, si l’on fait abstraction de cette base matérielle,
manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver par l’analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions
nuageuses des religions, que de faire voir par une voie inverse comment les conditions réelles de la vie revêtent peu à peu
une forme éthérée. C’est là la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme abstrait
des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite
et idéologique de ses porte-parole, dès qu’ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité
. » (Marx, I° vol. du Capital
, édition française, p. 162, note.)
[10]
Misère de la philosophie
, p. 114.
« Et en ceci, il y a ce double sens, d’un côté que tout nouveau progrès apparaît nécessairement comme une atteinte portée à
une chose sacrée, comme une révolte contre d’antiques conditions qui se meurent, mais que la coutume a consacrées ; de l’autre
côté que, depuis l’origine des antagonismes de classes, ce sont précisément les mauvaises passions de l’homme, la cupidité
et la soif de la domination, qui deviennent les leviers de l’évolution historique ; de quoi l’histoire de la féodalité et
de la bourgeoisie nous fournit un exemple continu.
» (Fr. Engels, étude sur « Ludwig Feuerbach », déjà mentionnée, l’Ere nouvelle
, mai 1894, p. 5).
[11]
« Les conflits qui éclatent entre le travail et le capital sont la manifestation et la condamnation en même temps du désordre
économique que l’on voudrait nous faire accepter comme l’ordre par excellence . . .
« Le socialisme ne pousse pas aux grèves, il ne les provoque pas, parce que, même là où elles viennent à aboutir, elles laissent subsister pour les travailleurs leur
condition de prolétaires ou de salariés. Mais il en tient compte comme d’un fait, lequel détermine sa conduite et ses devoirs
. » (Résolutions du XII° Congrès national du Parti ouvrier français tenu à Nantes du 14 au 16 septembre 1894, p. 16. – Imp.
Delory, Lille, 1894).
[12]
Au mois de février 1894 (voir le Socialiste
du 14 février), Guesde a déposé à la Chambre une proposition de loi tendant à organiser le droit de grève. Voici quelques passages de l’exposé des
motifs :
« Qui dit grève, dit action ou inaction collective. On ne fait pas grève individuellement. Un travailleur qui se refuse au travail n’est pas un gréviste.
« La grève, c’est le refus collectif du travail – qu’il résulte des réclamations des salariés non satisfaites par les salariants
ou des exigences des salariants non acceptées par les salariés. Elle est de droit collectif. Et c’est parce que ce droit collectif a été abandonné à l’usage individuel qu’il a entraîné les conséquences pathologiques que tout le monde connaît.
« Pour lui restituer un caractère organique ou normal, il faut qu’il ne puisse plus être exercé que collectivement, qu’il devienne
d’usage exclusivement collectif.
« Or, les collectivités, toutes les collectivités sont soumises à une règle supérieure, en dehors de laquelle, incapables de
sauvegarder les droits et les intérêts de leurs membres, elles disparaissent elles-mêmes ; c’est, comme expression de la volonté
générale, la majorité faisant loi. Cette loi des majorités régit et domine la collectivité sociale dont elle est – on peut
le dire – sous la République, l’unique loi, mère de toutes les autres.
« . . . Nous proposons que lorsque éclate un différend entre les ouvriers ou ouvrières d’une usine, d’une concession minière,
d’un chantier, et leurs employeurs, une réunion générale ait lieu de ces associés de fait dans le travail et dans la misère
– travail commun, misère commune, ne permettant qu’une commune défense ; que le cas leur soit soumis et qu’après délibération,
si la grève est déclarée, votée à bulletins secrets, elle devienne, de par la loi des majorités, obligatoire pour tous.
« . . . La marche ou la continuation de la grève, du conflit désormais pacifique, sera réglée, comme sa fin, de la même façon par
le même procédé organique : la volonté de la majorité, demandée au scrutin et sauvegardant toujours l’intérêt général, puisque
ce sont les intéressés qui auront la parole, qui feront eux-mêmes leurs destinées
. »
[13]
Je mentionnerai ici la résolution votée par le XIII° congrès national du Parti ouvrier français, tenu à Romilly, les 8, 9
et 10 septembre 1895, (voir le Socialiste
du 22 septembre) :
« Le Congrès se prononce en faveur d’une loi rendant obligatoires pour tous les ouvriers d’un même métier, syndiqués ou non
syndiqués, les décisions du syndicat en matière de tarifs ou de salaires et en général pour toutes les conditions de travail.
»
Bien entendu, par le fait seul d’appartenir à tel ou tel métier, on aurait droit d’appartenir à tel ou tel syndicat et de
participer à ses décisions. On serait libre de ne pas être du syndicat, comme on a le droit de ne pas voter ; mais le non
syndiqué subirait les décisions prises par la majorité des membres du syndicat ouvert à tous, comme les abstentionnistes subissent
les lois faites par les députés et sénateurs à l’élection desquels ils se refusent à prendre part.
[14]
« Le socialisme d’Etat ne peut se développer que dans les pays où les contradictions produites par le capitalisme ont produit
des résultats jugés déplorables par la majorité des gens éclairés ; on essaie alors quelque chose et ce quelque chose est
ce qu’il y a de plus simple, une imitation plus ou moins adroite des rapports de production créés par le capitalisme, et un
ensemble de règles que l’on suppose capables de faire disparaître les abus.
» (G. Sorel, – Le Devenir social
,
novembre 1895, p. 752.)
[15]
Tandis que le socialisme combat le capital sans se préoccuper de la nationalité ou de la religion, ou même de l’absence de
religion et souvent de nationalité, des ses détenteurs, l’antisémitisme, lui, qui nous vient des réactionnaires d’Allemagne
comme le socialisme d’Etat dont je parlais tout à l’heure, ne mérite même pas la qualification de « socialisme des imbéciles
» qui lui a été donnée. Il ne combat pas le moins du monde, en effet, le capital, il ne combat que certains capitalistes
au profit de certains autres, sans bénéfice possible pour la masse exploitée.
Aux gages de la richesse catholique, parce qu’il est incapable de comprendre qu’on défende une idée par simple conviction,
et, ayant, suivant les expressions de Louis Veuillot, « fort grand appétit
» sans avoir « une âme de héros
», il s’en prend aux juifs ; encore sait-il, si peu qu’il y ait intérêt, ménager parfois ceux-ci, ainsi que c’est arrivé,
par exemple, pour le baron juif allemand Jacques de Reinach. Les seuls qu’il lui soit interdit de ménager, ce sont les socialistes,
seuls véritablement dangereux pour l’exploitation dont il vit avec ses maîtres.
Que les capitalistes soient juifs, catholiques, protestants ou francs-maçons, peu importe au socialisme ; ils ont tous au
moins un Dieu qui est le capital et c’est celui-ci que le socialisme veut détrôner dans les conditions indiquées précédemment,
sans plus favoriser les juifs que les autres. L’antisémitisme, au contraire, a le profond respect de ce capital qui est la
source de toute exploitation, il veut seulement l’extraire de la poche des juifs afin de le faire passer, avec toutes ses
conséquences meurtrières pour la masse et avantageuses pour ses détenteurs et leur domesticité, dans la poche de quelques-uns
qui ne le sont pas.
L’antisémitisme n’est qu’une manœuvre imaginée par les souteneurs du régime actuel : le juif sert de paratonnerre ; on s’évertue,
pour sauver et accroître le capital, à détourner sur les juifs seuls les colères qui doivent viser le capital lui-même, quelle
que soit la race ou la religion de ses possesseurs.
Et si le socialisme est « allemand », qu’est donc l’antisémitisme qui a été soudoyé par Bismarck et qui, en France, cherche
à acclimater la campagne de diversion du prédicateur à la cour de Prusse, Stoecker et prêche l’imitation des Viennois ?
[16]
« Ce serait une situation purement anarchique que celle ou les citoyens refuseraient l’impôt parce qu’ils le trouverait exagéré
ou injustement établi, et tiendraient la loi pour non avenue parce qu’elle ne leur semblerait pas équitable
. » (Journal des Débats
, éd. blanche, 7 mai 1895, article de tête.)
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