1875

Une lettre d'Engels qui complète et précise son appréciation et celle de Marx sur le programme de Gotha et la fusion entre marxistes et lassalliens.


Lettre à W. Bracke

F. Engels

11 octobre 1875


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Londres, le 11 octobre 1875.

Mon cher Bracke,

J'ai remis jusqu'à ce jour le soin de répondre à vos dernières lettres, la dernière étant du 28 juin, d'abord parce que nous avons été, Marx et moi, séparés pendant six semaines, - lui était à Karlsbad et moi à la mer, où je n'ai pas reçu le Volkstaat, - et ensuite parce que je voulais attendre un peu afin de voir à l’œuvre le Comité directeur général et le résultat de l'unité récente [1].

Nous sommes absolument de votre avis quand vous estimez que Liebknecht a tout gâté dans son ardeur à voir aboutir l'unité, d'y arriver à tout prix. Si cette unité était nécessaire, il ne fallait néanmoins pas le dire ni le montrer aux autres contractants. Ensuite, - une erreur servant toujours à en justifier une autre, - le congrès d'unité une fois mis à l’œuvre, sur des bases pourries et à son de trompe, ne devait à aucun prix échouer, et on a été ainsi amené à composer sur des points fondamentaux. Vous avez raison : cette unité porte en elle le germe de la scission, et je m'estimerai heureux si cette scission éloigne un jour de nous seulement les fanatiques incorrigibles, mais non toute une masse par ailleurs capable et, à l'aide d'une bonne formation, possible à redresser. Tout cela dépendra du moment et des conditions dans lesquels l'inévitable se produira.

Le programme se divise dans sa rédaction définitive en trois parties :

  1. Des phrases et des mots d'ordre de Lassalle qu'il ne fallait accepter sous aucune condition. Lorsque deux fractions fusionnent, on inscrit dans le programme les points sur lesquels on est d'accord, et non pas les points litigieux. Cependant, lorsque nos hommes ont accepté cela, ils sont passés volontairement sous les fourches caudines.

  2. Une série de revendications platement démocratiques, rédigées dans l'esprit et le style du Parti populaire.

  3. Une quantité de propositions prétendues communistes, empruntées en majorité au Manifeste communiste, mais remaniées de telle façon que, examinées de prés, on s'aperçoit qu'elles contiennent toutes sans exception des imbécillités horripilantes. Quand on ne comprend pas ces choses-là, il ne faut pas y toucher, ou bien il faut les recopier textuellement d'après ceux qui s'y connaissent mieux.

Heureusement, le programme a été apprécié plus favorablement qu'il le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits bourgeois y lisent ce qui devait vraiment s'y trouver, et non ce qui s'y trouve effectivement; et il n'est même venu à l'esprit de personne d'examiner publiquement le contenu réel d'une de ces merveilleuses phrases. Cela nous a permis de nous taire. En outre, on ne peut traduire ces phrases dans une autre langue sans être obligé ou bien d'écrire un fatras dont l'ineptie est évidente, ou bien d'y substituer un sens communiste; cette dernière façon est celle de nos amis comme de nos ennemis. C'est ce que j'ai été obligé de faire moi-même pour une traduction destinée à nos amis espagnols.

L'activité du Comité directeur est, comme j'ai pu le voir, peu satisfaisante. D'abord, la décision contre vos écrits et contre ceux de B. Becker [2]; ce n'est pas la faute du Comité si cela n'a pas passé. Ensuite, Sonnemann [3] que Marx a rencontré au cours de son voyage, a raconté qu'il avait proposé à Vahlteich [4] le poste de correspondant pour la Frankfurter Zeitung, mais que le Comité directeur avait interdit à Vahlteich d'accepter cette offre ! Mais voilà qui dépasse les bornes, et je ne comprends pas comment Vahlteich a pu se soumettre à une telle interdiction. Au surplus, quelle maladresse ! Ils auraient dû plutôt veiller à ce que la Frankfurter Zeitung soit renseignée partout en Allemagne par les nôtres ! Enfin, la conduite des membres lassalliens lors de la fondation de l'imprimerie coopérative de Berlin me semble peu nette. Après que nos hommes ont, en toute confiance, nommé le Comité directeur comme conseil d'administration de l'imprimerie de Leipzig, il a fallu contraindre ceux de Berlin à accepter cette nomination. Mais je ne connais pas assez tous les détails de cette affaire.

En attendant, il est bon que le Comité directeur ne déploie pas une grande activité et se borne, comme dit K. Hirsch [5] (il était ici dernièrement), à végéter comme bureau de correspondance et d'information. Toute intervention de sa part ne ferait que précipiter la crise, et les gens semblent comprendre cela.

Et quelle faiblesse d'accepter pour le Comité directeur trois lassalliens et deux des nôtres [6] !

Tout bien considéré, il semble malgré tout qu'on l'a échappé belle, bien que quelque peu malmené. Espérons qu'on en restera là et qu'entre-temps, la propagande parmi les lassalliens fera sentir ses effets. Si l'on arrive ainsi jusqu'aux nouvelles élections au Reichstag, ce sera bien. En attendant, Stieber [7] et Tessendorf [8] feront de leur mieux, et c'est avec le temps seulement qu'on verra de quoi on a hérité avec Hasselmann et Hasenclever.

Marx est revenu de Karlsbad tout à fait changé : robuste, allègre, vif et en bonne santé, et il pourra donc très prochainement se remettre au travail. Lui et moi, nous vous saluons cordialement. Ecrivez-nous à l'occasion pour nous faire savoir comment va l'affaire. Les gens de Leipzig [9] sont trop dans le bain pour nous dire toute la vérité, et il est tout à fait opportun que l’histoire intérieure du Parti ne vienne pas précisément à l'heure actuelle devant l'opinion publique.




Notes

[1] Conformément aux nouveaux statuts, trois organismes directeurs furent élus au congrès de Gotha : le Bureau administratif, la Commission de contrôle et le Comité. La fonction du Comité était d'intervenir en cas de désaccord entre le Bureau administratif et la Commission de contrôle.

[2] Becker, Bernard (1826-1882) : Ami intime de Lassalle après la mort duquel il devint, conformément au testament de celui-ci, président de l'Association générale des ouvriers allemands. En 1865, soupçonné d'appartenir à la police, il dut abandonner ses fonctions. Auteur d'un ouvrage sur la mort de Lassalle et d'un autre sur la Commune de Paris contenant un grand nombre d'attaques contre cette dernière. Il est fait ici allusion à la proposition du Comité d'enlever de la liste de la littérature du Parti les ouvrages antilassalliens de B. Becker : Révélations sur la mort tragique de Ferdinand Lassalle (1868), Histoire de la propagande de Lassalle parmi la classe ouvrière (1874), et de W. Bracke : Les Propositions lassalliennes (1873).

[3] Sonemann, Léopold (1831-1909) : Politicien et publiciste allemand. Un des fonctionnaires du Parti national. Éditeur de la Frankfurter Zeitung. Son opposition à la politique de Bismarck le rapproche des eisenachiens sur une série de questions.

[4] Vahlteich, Julius (1839-1915) : Socialiste allemand, un des fondateurs de l'Association générale des ouvriers allemands, dont il fut expulsé pour s'être opposé à la dictature de Lassalle. Député au Reichstag en 1878. Pendant le régime des lois d'exception contre les socialistes, il émigra en Amérique et se fixa à Chicago.

[5] Hirsch, Karl (1841-1900) : Publiciste allemand. Membre de l'Association générale des ouvriers allemands (lassallienne). Sortit de l'Association par suite de divergences avec Schweitzer, qui en était devenu président en 1867. Publia, avec W. Liebknecht, en 1868, le Demokratisches Wochenblatt. Après l'arrestation de Bebel et de Liebknecht, en 1870, fut rédacteur du Volkstaat, organe de la fraction d'Eisenach, et comme tel arrêté. Collabora par la suite à plusieurs journaux démocratiques.

[6] Le comité comprenait trois lassalliens : Hasenclever, Hasselmann, Derossi et deux membres de la tendance d'Eisenach Geib et Auer.

[7] Stieber, W. (ne en 1818) : Agent de la police allemande, commença son activité dans les organismes judiciaires et policiers avant la révolution de 1848. Se spécialisa dans les poursuites politiques. Fût l'organisateur du procès des communistes de Cologne (1851), participa activement aux poursuites contre les socialistes après 1860.

[8] Tessendorf : Procureur général en Prusse. Acquit une grande réputation vers 1860-1880 dans les procès politiques contre les socialistes.

[9] Il s’agit de Bebel, Liebknecht et leurs camarades.


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