Maurice Lime
Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 10
1941
Rarement les copains avaient été aussi joyeux en venant à une conférence de la Région.
Pour cette fois-ci, le tournant opéré dans la politique du Parti semblait sérieux ; ce n'était pas comme les fois précédentes, où l'on vous invitait à parler, pour pouvoir mieux vous taper dessus ensuite.
Les draperies rouges elles-mêmes, illuminées par les rayons du soleil, semblent être de la fête. Qu'il fait bon être compagnon d'hommes valeureux en lutte pour l'idéal d'une humanité libre !
D'un banc à l'autre, les camarades se saluent. Quelques-uns, toujours les mêmes, incapables de rester à leur place, paradent dans la salle ; parmi eux, des copines, toujours les mêmes également, les seins provocants moulés dans des maillots d'amazones, fument avec ostentation.
Yvonne n'est pas là. A présent qu'elle est du service illégal, elle n'a plus le droit de se montrer dans les réunions. « Je ne devrais pas te le dire », mais il sentait combien elle était heureuse de se confier à lui.
Werter, qui travaille dans un autre rayon, vient leur serrer la main. Quand il avait démissionné du secrétariat régional, la direction lui avait interdit de venir dans leur rayon.
– Cette fois-ci, on les aura.
Dans la bureaucratie, c'est le désarroi. Un des grands chefs a été exclu comme agent de la police. L'opération faite avec grande publicité permettait de liquider toute résistance dans l'appareil ; il était toujours facile de prouver que n'importe lequel des fonctionnaires du Parti avait été en liaison avec lui.
Bernard, revenu depuis peu de prison, déclare sans ménagement :
– Il faut tous les virer.
Les camarades l'admirent ; pour les chefs, ils estiment que la prison fait partie de leurs risques professionnels ; mais pour un militant de base, c'est du dévouement pur, surtout que la croûte est en jeu.
A ces explosions d'indignation contre la mauvaise foi des bureaucrates, Lucien répond en hochant la tête :
– Le mal est plus profond. Les mêmes causes produiront les mêmes effets, c'est des modifications de l'organisation tout entière qu'il faut.
Il ne se rend pas encore bien compte lui-même de ce qu'il faudrait au juste ; deux choses en tous cas seront nécessaires : la libre discussion au sein du Parti, et les fonctionnaires de l'appareil devront des comptes à la base et non au sommet.
Sur la tribune, un à un les bureaucrates viennent se frapper la poitrine et reconnaître leurs torts. Certains déclarent même retourner dans le rang. Il y en a qui étaient venus dans le rayon de Lucien pour l'assommer politiquement ; les copains triomphent. Lucien sourit ; ce triomphe facile ne le rend pas dupe; il a trop lu les documents du Parti pour oublier que les erreurs commises l'ont été sur l'ordre de Moscou et non pas, comme on le fait accroire en ce moment, par la faute d'un groupe dans la direction de Paris.
D'ailleurs, celle-ci cherche à son tour à se décharger sur les exécutants de la base ; et dans la presse, l'on vient de clouer au pilori le secrétaire d'une cellule de chauffeurs dont le seul crime fut d'exécuter à la lettre les ordres reçus.
La bureaucratie se défend ; ce n'est pas la ligne qui était mauvaise, mais son application.
Trop tard. Le branle-bas est donné, et les « lignards » se réveillent tout étonnés de cette incroyable suggestion collective qui leur faisait accepter les pires bourdes.
« Tu te rappelles la radicalisation des masses, la manifestation contre la guerre au Concours Lépine, où les exposants eux-mêmes aidaient la police, la « grève politique » et la « politisation » des grèves. »
« Qu'est-ce qu'on trimballait ! »
Et déjà ils sont en train de glisser dans une autre fiction.
Les orateurs se succèdent, répétant tous plus ou moins les mêmes formules. « Auto-critique » qui paraît à Lucien aussi veule que leur soumission passée à la « ligne ».
En sortant un moment, Lucien aperçoit Citard et Dubois en conversation intime. Eux aussi se font tout petit. Maintenant qu'il les sait vaincus, Lucien a presque envie d'être aimable avec eux.
Werter monte à la tribune, il est acclamé ; on connaît à présent, dans les rayons, la lutte qu'il a menée. Son exposé est sobre, mais politiquement trop fort pour la plupart des délégués.
A son tour, Lucien intervient; c'est le camarade Paul, que beaucoup voient pour la première fois, qui préside.
Par trois fois, la salle impose à ce président récalcitrant une prolongation de parole pour Lucien. Celui-ci attaque à fond. La même intolérance qu'il lui fallait remonter naguère le porte maintenant. La masse admire les négateurs, ceux qui osent la braver ; le jeu est dangereux mais elle exige cette fierté de ses chefs et méprisera toujours ceux arrivés en rampant.
A la séance de l'après-midi, Marthe s'échappe un instant des coulisses, où avec d'autres camarades sténodactylos, elle prend et transcrit les discours les plus importants.
– T'es encore fâché ? demande-t-elle en souriant.
– Tu sais bien que non.
– Je voudrais bien te voir, dis ; tu habites toujours à la permanence ?
– Non, je suis retourné à mon ancien hôtel. Pourtant je commençais à être bien installé ; les copains m'avaient chacun apporté quelque chose.
– J'ai vu ça. A ce soir. Viens chez moi.
Puis elle va échanger quelques mots avec Gabriel.
La séance de nuit traîne. La plupart des bancs sont déjà dégarnis et la commission des résolutions siège toujours ; Lucien avait été désagréablement surpris de ne pas en être. Werter qu'on n'avait pu éliminer lui dit en passant :
– Soyons sur nos gardes, il se trame quelque chose.
L'inquiétude s'empare de Lucien. La direction voudrait-elle revenir en arrière ? Impossible. L'écrasante majorité des délégués a maintenant pris position contre la folle politique menée pendant la dernière période.
Le gros Dubois s'était dépensé en vaines manuvres pour faire présenter Citard comme candidat du rayon au comité régional. Lucien de son côté avait accepté de poser sa candidature avec celle de Gabriel et de Bernard ; mais après l'entretien de la semaine dernière avec le camarade Paul, il ne se faisait pas d'illusion. « Si ce n'est que cela... » pense-t-i1 avec un sourire de dédain.
Combien y en a-t-il comme lui dans les autres rayons, que l'on a écartés des responsabilités par des manigances plus ou moins louches ? L'organisation des fractions est interdite dans le Parti, il ne les connaît pas, ces hommes ; il n'a pu se réunir avec eux pour établir une plate-forme de combat. Et sans cela pas moyen de mener une lutte d'envergure ; pas possible d'élaborer des « certitudes » indispensables à la foi; sinon c'étaient eux qui obtenaient la majorité à cette conférence.
Morne, la séance continue. Interminablement un orateur parle de réalisations municipales dans une banlieue. Pour se tenir éveillés, des copains griffonnent des dessins, d'autres fument ; on discute par petits groupes.
Parfois un éclat de voix trop passionné perce le brouhaha général ; alors le président par intérim fait un rappel à l'ordre.
Vivement que cela soit fini que l'on aille dormir. Dormir tout son saoul. Lucien regrette de n'avoir pas remis à demain le rendez-vous avec Marthe.
Depuis longtemps déjà, les dactylos sont parties. Gabriel est resté ; il est donc au courant Lucien va s'asseoir à côté de lui ; ils discutent des perspectives du mouvement.
Enfin les camarades de la commission des résolutions font leur entrée. Le camarade Paul reprend la présidence.
La salle se réveille. Le document affirmant l'accord avec le « tournant » est voté à l'unanimité ; ce n'était guère la peine de faire attendre si longtemps pour cela.
Puis, le président lit les noms des camarades formant le nouveau comité régional. Est-ce une erreur ? Y sont inscrits pour leur rayon : Gabriel et Citard ; ni Bernard, ni Lucien.
Impossible !
Lucien a l'impression d'avoir reçu un coup en pleine figure. Malgré tout, il s'était imaginé qu'après l'accord réalisé sur la ligne à suivre, il y aurait eu possibilité de collaborer fraternellement avec la direction. Il était heureux d'abandonner le rôle d'éternel râleur et d'être, lui aussi, bien vu par tout le monde.
Et voilà qu'au moment où il désarmait, les manuvres reprenaient de plus belle.
Las, il hausse les épaules aux interrogatoires muets des copains.
Avant que ceux-ci aient eu le temps de réaliser toute la portée politique de cette injustice, Citard mal assuré, se lève à sa place, et demande des explications : pourquoi le camarade Lucien a-t-il été évincé ? Est-ce un sursaut de générosité ou bien veut-il pousser à l'irréparable ?
Le président fait semblant de ne pas entendre. Mais à son tour, Gabriel d'une voix forte exige à présent des explications. Dans le silence absolu de la salle, le camarade Paul répond :
– La commission des cadres a fait opposition au camarade Lucien Levasseur à cause de ses attaques systématiques contre les directions.
Surprise générale. D'abord qu'est-ce que la « commission des cadres » ? C'est la première fois que l'on entend parler d'un pareil organisme. Il y avait bien la « commission de contrôle » pour examiner les cas louches, mais la « commission des cadres » ? Ça doit être pour « solutionner » les cas politiques ; mais qui l'a nommée ? Quel congrès l'a instituée ?
Lucien a bondi. Posée comme cela, ce n'est plus une question personnelle, c'est une question politique.
– Alors maintenant, après avoir reconnu les désastres de l'ancienne politique, on va me reprocher de l'avoir combattue. Mais il faudrait m'en féliciter. Si c'est des eunuques qu'il vous faut, il faut le dire !
La salle devient subitement houleuse ; dans différents rayons, des camarades se lèvent pour l'approuver ; d'autres hurlent au calme et « Discipline, camarades ! », si bien que l'on ne comprend plus rien.
Le président est débordé ; la manuvre a échoué ; l'opposition ouvrière rentrée de haute lutte au comité régional va s'y fortifier, se développer et contribuer à l'assainissement du Parti.
Petit à petit le calme se rétablit.
Le président après avoir conféré en hâte avec les deux représentants du comité central reprend la parole :
– Nous avions dit à l'instant que la commission des cadres faisait opposition pour attaques systématiques contre les directions, mais camarades... il peut y avoir autre chose.
Consternation. Tel grand chef vient d'être exclu comme flic, est-ce que... ? La direction ne prendrait quand même pas une position pareille à la légère.
Lucien, blessé à mort, crie :
– Je demande, j'exige des précisions.
Le camarade Paul hausse les épaules, comme celui qui n'y peut rien :
– Faudra les demander à la commission des cadres.
Le lendemain même, une délégation part du rayon. Arrivés au siège du Parti, les cinq copains se heurtent au grillage qui barricade l'escalier. Le portier, rébarbatif, après leur avoir demandé ce qu'ils veulent, téléphone pour savoir si c'est bien vrai qu'on les attend.
– Montez à deux seulement ; deuxième étage, porte à droite.
Il actionne l'ouverture pneumatique de la porte pour laisser passer Lucien et Gabriel.
– Quelles chinoiseries, grogne Bernard, mais il reste quand même avec Félix et Ernest dans le corridor.
Dans l'escalier, les deux amis rencontrent des dactylos bien arrangées, des rires fusent derrière une porte. Ici, au centre, cela leur paraît presque une profanation.
Deuxième étage ; porte à droite. Sans enlever leur casquette, ils entrent. Quatre hommes discutent assis autour d'une table : la Commission des Cadres. Le fond de la petite pièce est masqué par un paravent. Peut-être un « responsable » de Moscou les écoute-t-il derrière ? Peut-être une « sténo » inscrit-elle chaque mot ?
– Alors, qu'est-ce qui vous amène ? demande l'un d'eux, le seul que Lucien connaisse un peu, pour l'avoir vu dans les congrès.
Gabriel expose la situation : le rayon risque d'aller à la dérive après la manuvre malpropre faite par le président du congrès. Tous les copains se solidarisent avec leur secrétaire et demandent réparation.
Quand Gabriel a fini, le même camarade lui demande de les laisser seuls avec Lucien. Un interrogatoire serré commence : pourquoi Lucien combattait-il les directions ? Avait-il revu Serge ? Etait-il d'accord avec la direction actuelle ? Chacun des quatre juges pose des questions à sa manière.
Sans se préoccuper des pièges qu'il devine, Lucien répond sans fard en défendant sa position politique ; il était là pour réclamer justice et non implorer une faveur. L'interrompant dans une attaque assez dure, reprochant au Centre de s'acharner contre de bons copains alors qu'il ne faisait rien contre des salauds, le « juge » assis à sa droite lui demande :
– Mais pourquoi, camarade, crois-tu donc que nous ne t'excluons pas ?
Lucien sourit - vous savez bien que je ne me laisserai pas faire, pense-t-il - mais tout haut il répond :
– Ce n'est quand même pas votre intérêt de jouer au jeu de massacre, alors que les militants manquent.
– Et ta position sur la question sexuelle, camarade ? Tu as plusieurs liaisons, n'est-ce pas ?
Oh ! Ils cherchent un prétexte ; ils veulent prouver là que tu as une position anarchiste. Lucien l'éconduit :
– Je suis encore célibataire, camarade ; et vous n'allez tout de même pas me forcer à me marier avec quelqu'un que je n'aime pas assez pour cela.
Bien. Sors un instant, on te rappellera.
Dehors, Gabriel, appuyé contre la rampe, lit un journal.
– Eh bien ?
– Ça se décide.
Lentement les minutes s'écoulent.
– S'ils m'excluent comme flic, je viens me tuer devant la porte.
– T'es fou ! s'effraye Gabriel.
Enfin, on vient les rappeler. Lucien remarque que le paravent n'est plus disposé de la même façon. Le même qui les avait reçus reprend la parole : pour le moment, le Parti ne peut rien dire, Lucien doit continuer de militer comme si rien n'était arrivé.
Pendant que le responsable parle, Lucien sent sa rage d'une pareille injustice hurler en rond ; impossible de la leur cracher à la face. Ceux-ci n'y sont pour rien, ils font leur devoir.
Réduit à l'impuissance, les larmes lui montent aux yeux et péniblement il articule :
– C'est impossible ; je ne peux pas diriger le rayon sans avoir la confiance des copains.
– Du point de vue personnel, je comprends bien que tu démissionnes, reprend le responsable, mais le Parti te demande de continuer ton travail.
– Impossible.
Il s'en va pour ne pas pleurer devant eux. Gabriel le suit, après avoir hésité, prêt à engueuler ces ronds-de-cuir.
Dans le métro qui les ramène, aucun des copains ne parle ; la rame est presque vide et le bruit des roues en résonne plus fort.
Se peut-il que cela ne soit qu'une cynique mise en scène pour le réduire au silence ? Lucien ne peut y croire ; le Parti souffrirait trop de pareilles méthodes, et ces hommes doivent avoir, comme lui, le souci de leur idéal de justice.
Alors ? Une provocation policière ; des faux témoignages pour le discréditer ? Dans ce cas, pourquoi lui enlever la possibilité de se défendre ?
« On ne peut rien dire. »
Il se blesse toujours de nouveau à cette phrase. Les stations défilent ; aux Champs-Élysées des jeunes filles montent et vont à l'autre bout du wagon ; le groupe taciturne de ces types débraillés les refroidit. Bernard rompt le silence :
– J'ai une nouvelle à vous annoncer. A partir de demain, je deviens pêcheur à la ligne et le premier de vous qui aura le culot de me parler politique, je le fous à l'eau !
Pas un instant, il n'avait hésité pour accuser le centre d'avoir monté cette machination de toutes pièces.
– On n'a qu'à tous démissionner, propose Félix.
Les autres approuvent. Lucien voit son travail s'écrouler. Il avait été si fier que son rayon fût l'un des plus actifs et des mieux organisés de la région. Tant pis, ainsi ils mesureront toute l'injustice commise à son égard.
Mais c'est la Cause, sa Cause qui est en jeu.
Peut-il laisser faire des dirigeants incapables, laisser triompher des combines de provocateurs ?
La lutte la plus dure est celle sur le front intérieur. Dans la mesure seulement où le Prolétariat trouvera des hommes pour la mener, il triomphera.
Exaltation douloureuse. S'élevant au dessus de son cas personnel, Lucien étonne les copains par une interruption qui, pour vaincre sa propre résistance, sort brutalement :
– Je ne suis pas d'accord avec vous, ce n'est pas parce qu'il y a des salauds, que nous devons laisser tomber le boulot. Les directions passent, le Parti reste, la cause du prolétariat reste. Nous n'avons pas le droit de laisser tomber.
Il est un peu gêné d'avoir employé les « grands mots » ; mais ça porte sur les copains qui ne demandent pas mieux que de se laisser convaincre. Seul Bernard se fâche :
– T'es pire que les chrétiens ; on te donne une gifle et tu tends l'autre joue. Les curés sont plus malins ; ils laissent ça aux autres. En discutant comme tu le fais là, tu encourages leurs saloperies.
– Mon vieux, le vrai militant est celui qui trouve sa satisfaction dans la lutte elle-même. Pour moi, il n'y a rien de changé. Je continuerai à travailler pour le Parti à n'importe quel échelon que je me trouve. Autrement, je donnerais raison à Citard et à Dubois qui insinuaient que je cherchais le poste.
Lucien dit cela avec conviction, entrain presque. Il entrevoit la possibilité de supporter son drame, le vivre en exemple pour les copains.
– T'as bon estomac.
Toute insistance buterait Bernard davantage ; Lucien se tourne vers Gabriel :
– Il faut que tu prennes le secrétariat, sans ça le rayon leur tombera aux mains.
– Je m'en sens totalement incapable.
– Si tu ne veux pas le prendre effectivement, prends-le au moins de nom. On continuera à travailler ensemble comme par le passé.
Mais Gabriel refuse :
– Non, tu dois reprendre ton poste.
Il faut toute la persuasion de Lucien et 1'insistance des camarades pour que finalement il accepte de tenter un essai.