Maurice Lime
Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 11
1941
Samedi après-midi, sa semaine de travail terminée, Lucien descend le boulevard Saint-Michel. Il vient souvent maintenant dans ce quartier universitaire pour suivre les multiples conférences fixées dans son plan de travail L'essentiel c'est de durer et d'employer au mieux son temps. Un jour ou l'autre, son « affaire » viendra bien à se liquider.
La nouvelle politique donne des résultats inespérés. Marchant de victoire en victoire, le Parti se permet des audaces inconcevables il y a deux ans à peine. Mais est-ce la hantise chez lui ? A présent, il craint que le mouvement, après avoir été longtemps sectaire, aille s'embourber dans le plus plat des opportunismes et perde tout son sens dans cette mascarade cocardière et belliciste.
Lucien s'arrête, hésitant. Il vient de dépasser la rue où habite Yvonne ; elle doit être chez elle. Après tout, cette conférence ne s'annonce pas très intéressante. Le conférencier est encore un de ces intellectuels qui, derrière des phrases fignolées, cachent le vide de leur pensée. Autant passer l'après-midi avec Yvonne ; elle insiste toujours pour qu'il vienne plus souvent. Leur duel a depuis longtemps cessé et fait place à une profonde amitié. Malgré cela, il lui répugne de suivre l'envie qu'il en a d'y aller maintenant plus souvent.
– Hé, le fiston, de la place, s'entend-il interpeller sans ménagements.
Un homme en cotte bleue démêle des câbles électriques allongés sur le trottoir.
– Je ne suis pas un fils à papa, mon vieux, je gagne ma croûte comme toi, lui répond-il amusé, content d'avoir senti le mépris dans la voix de l'ouvrier et de s'en sentir solidaire. Un des passants s'était retourné vivement et, faisant arrêter son compagnon, vient vers lui.
– Je suis content de te revoir, mon vieux Lucien ; si tu n'avais pas parlé, je ne t'aurais pas reconnu, t'es tellement beau.
– Serge ; eh bien mon vieux, t'es devenu drôlement costaud ; moi non plus je ne t'aurais pas reconnu.
– Dégage mes câbles quand même, dit l'homme radouci.
– Ah, excuse.
– Si tu n'as pas peur de te compromettre, viens t'asseoir avec nous dans un café, on discutera, propose Serge.
– On se connaît, dit Lucien en serrant la main du copain de Serge.
– Oui, j'étais à la conférence où tu as fait ton intervention contre les bureaucrates. Le mois suivant la commission des cadres m'a exclu sans explication.
– Eh bien, je ne suis pas le seul.
Après son départ du rayon, Serge avait été refoulé comme étranger indésirable sur la Belgique. C'est depuis peu seulement qu'il est revenu à Paris avec de faux papiers.
– Je me doute par qui j'ai été dénoncé.
A la façon dont il dit cela, Lucien comprend qu'il accuse le Parti.
– Quand même, je crois que tu exagères, proteste-t-il.
Pendant que le garçon verse les cafés crème, les trois regardent passer la foule animée des étudiants. De-çà de-là, quelques types exotiques corrigent de leurs profils austères l'impression d'insouciante jeunesse.
– Tu te rappelles quand tu exigeas ma peau, demande Serge en riant.
– Ça m'a assez embêté, répond Lucien qui s'étonne de son antipathie d'alors contre ce copain.
– Et maintenant ?
Lucien, rendu par la souffrance plus perméable aux arguments de l'opposition n'en défend pas moins la ligne du Parti, en taisant même ses doutes sur certains points. Aucun d'eux n'élève le ton ; ils discutent comme on se transmettrait des renseignements, sûr que l'autre en fera le meilleur usage possible.
Chose étrange, est-ce un phénomène d'auto-suggestion, Lucien sent renaître en lui le sentiment agréable que donne la confiance en ses chefs ; alors que chaque fois qu'il se trouve en face d'un « lignard » obtus, le doute le submerge. Après tout, il est préférable qu'une armée prenne un chemin plus long, plutôt que de se scinder à tous les carrefours.
La tactique actuelle ? C'est l'application de la dialectique marxiste ; le parti avance en zigzag comme un voilier contre le vent ; un certain machiavélisme est nécessaire en politique.
Serge avait eu un sourire à peine perceptible quand Lucien parla de dialectique. Sans doute se rappelait-il le mépris avec lequel celui-ci traitait naguère la théorie ; seule l'action directe comptait alors pour lui.
Néanmoins, sans moquerie, il objecte que, puisque Lucien se réfère à la dialectique, il ne devrait pas oublier qu'à partir d'un certain degré la quantité se transforme en une autre qualité ; que le « bon » peut très bien se transformer en « mauvais ». Ainsi, même en admettant la théorie de « la fin justifie les moyens » il arrive, en bonne dialectique, que certains moyens employés se retournent contre le but poursuivi, mènent même à son contraire.
Pendant qu'il écoutait Serge, Lucien avait fixé sans même s'en rendre compte une jeune femme blonde assise quelques tables plus loin avec deux amies. A un mouvement d'impatience de la belle, Lucien se rend enfin compte que c'est son oeil fixe, posé sur elle, qui l'incommode.
Il se trouble un instant avant de répondre à Serge :
– Pourtant, les vieux bolcheviques sont là pour veiller.
– Staline les tient sous sa coupe, affirme Serge, il vient encore de faire liquider leur Académie, sans compter ceux qu'il a mis dans des camps de concentration.
Un malaise gagne Lucien ; il en veut à Serge de le bousculer dans sa quiétude. Peu à peu il s'était créé un nouvel équilibre. Dans les cercles d'intellectuels marxistes, on l'estimait bien, un peu comme un joujou qu'on exhibe : un ouvrier qui comprend et discute, un symbole de l'union des intellectuels avec le prolétariat. Il en tirait une certaine vanité et ne manquait pas de souligner sa qualité d'ouvrier pour faire mesurer tout le chemin parcouru. Les controverses auxquelles il participait ainsi lui donnaient l'illusion d'une activité sociale.
Serge lui demandait de remettre tout cela en cause ; de rompre de nouveau avec tous ses amis, d'être en butte à leur haine, parce que, peut-être, l'internationale Communiste faisait fausse route.
Autre chose aussi indisposait Lucien. Jusqu'à présent, il avait toujours méprisé un peu les intellectuels ; réaction de défense, mais aussi parce qu'il ne les croyait pas capables de dévouement absolu à une cause jusqu'au mépris de la mort. Et voilà que Serge le dépassait, il le rendait subitement conscient de la vanité de ses petites satisfactions de discutailleur.
Se serait-il gangrené ? A force de sacrifier ses soirées à son instruction, est-ce que sa petite vie lui serait devenue tellement précieuse qu'il n'oserait plus la mettre en jeu aussi facilement qu'avant ? Pourtant pour mener une lutte il faut être décidé à aller jusque-là.
Faiblement, il se défend :
– Mais Staline a aussi son intérêt à déclencher la révolution mondiale pour se faire épauler.
– Ce n'est pas si sûr que ça, répond Serge, les bureaucrates russes ont peur d'exciter les impérialistes ; un mouvement ouvrier leur garantissant les frontières leur suffit amplement.
A la façon dont il venait de le mesurer du regard, Lucien à l'impression désagréable qu'il était loin de tout lui dire, le jugeant trop peu informé.
Sur le boulevard, un groupe de « Jeunesses Patriotes » défilent avec leurs cannes en criant le « National ». Les trois militants se regardent en souriant.
Cherchant un terrain d'entente, Lucien jette méprisant :
– Ça se croit des hommes; ils se laisseront attacher à la gamelle en se justifiant avec de grands mots creux...
– Des grues métaphysiques, ajoute à côté de lui une voix nasillarde ; Lucien se retourne. Un petit vieux, la barbe hirsute, le regarde en souriant par-dessus ses binocles en équilibre sur un nez retroussé.
– Oui, oui, la Patrie, la Morale, la Gloire, et tout, ce sont des grues métaphysiques, voyez-vous, j'ai mauvais oeil, mais bonne oreille et j'ai suivi avec beaucoup d'intérêt votre discussion de tout à l'heure et, si vous le permettez, je vais m'asseoir avec vous, j'aime beaucoup la jeunesse.
Serge lui répond :
– Mais avec plaisir, camarade Meyer !
Lucien en avait entendu parler comme d'un vieux de la vieille, tombé en disgrâce et dépassé par les événements. Quand il eut pris place, le vieux théoricien reprit :
– Voyez-vous, j'ai été assis à cette terrasse avec Lénine, et comme si ces jeunes pouvaient en douter, oui, avec Lénine ! Mais, continue-t-il, l'église n'aime pas les vrais croyants ; c'est pour cela que maintenant on me boycotte.
– Vous n'êtes pas le seul, camarade Meyer, répond Serge souriant sans lui donner plus de détails.
– J'ai été trop modeste, continue le vieux, il faut le paraître sans l'être. Cette vertu d'esclave est le pire défaut pour un homme politique ; c'est comme le bégayement pour un orateur. On dit bien que Démosthène bégayait, mais il est devenu Démosthène à partir du moment où il s'en était guéri. Je ne vous ennuie pas ? s'inquiète-t-il subitement.
– Mais pas du tout, pas du tout.
– On n'aime pas les vrais croyants dans les églises, reprend-il ; toute organisation qui se développe a une tendance à se hiérarchiser, à se figer en rouages divers, et de par là même, les organisations révolutionnaires deviennent conservatrices ; car pour marcher normalement, elles ne peuvent pas refondre à tous moments leurs rouages. Mais je vous ennuie avec mes histoires.
– Mais non, restez, insistent de nouveau les jeunes hommes en retenant le vieux qui veut s'en aller.
– Il y a aussi les défauts des hommes, avance le copain de Serge, qui jusqu'alors s'était contenté d'écouter. Lucien, qui au début n'avait pas pris très au sérieux le vieux, est intéressé au plus haut point.
– Les hommes sont les hommes, reprend le vieillard, sauf quelques nuances, ils sont tous les mêmes. Ils sont d'une substance chimique très complexe qui manifeste une qualité ou bien une autre, selon le milieu dans lequel on la place. Les hommes sont sociaux ou égoïstes selon les conditions dans lesquelles ils se trouvent. Et, d'après le marxisme - il insiste sur ce mot comme s'il disait « malgré tout » - le milieu de l'homme est déterminé par les conditions économiques.
– Mais cette fois-ci je m'en vais. Il s'arrête un instant et ajoute d'un air confidentiel :
– Si vous me rencontrez un jour, vous m'arrêterez, parce que je ne vois pas très bien, et je pourrais ne pas vous reconnaître ; et j'aime tant la jeunesse.
Avec sa tasse en main, le petit vieux va s'asseoir quelques tables plus loin, juste en face des jeunes filles.
L'ami de Serge se penche d'un air amusé vers ses deux compagnons :
– C'est pour mieux voir les mollets.
Serge se renverse en arrière, en regardant Lucien :
– Lui aussi « c'était » un vieux bolchevique.
Dans le soir brumeux, une péniche descend la Seine vers la mer. A penser aux journées de travail interminables à bord de ce caisson, il y a de quoi dégoûter des voyages.
Pourtant les bourgeons des arbres sur la berge se gonflent prêts à éclater. L'instinct migrateur travaille Lucien. Partir; recommencer une autre vie. A plusieurs reprises déjà, il s'était enquis des conditions d'embarquement sur les courriers de l'Amérique du Sud. Arrivé là-bas, il resterait à terre. Mais l'intolérable idée qu'ici on le ferait passer pour un mouchard ayant fui devant la honte le retient. Il veut d'abord laver son honneur de militant.
Robert avait pris l'habitude d'accompagner son ami ; au retour, ils suivent ensemble la rive. La réunion de cellule avait été une fois de plus désagréable; il y allait maintenant sans plaisir, uniquement pour ne pas abandonner Lucien.
Cet imbécile d'Adrien qui, avant, acceptait les yeux fermés tout ce qui venait de Lucien, se croit maintenant obligé d'examiner avec méfiance ses moindres propositions. A une phrase maladroite de ce bellâtre, Robert avait vu son ami se raidir ; mais Lucien s'était tu. La vie de la cellule était en jeu. Parfois il se demande comment Lucien fait pour supporter tout cela.
Les mains enfoncées dans son cuir, le col relevé, absorbé dans ses réflexions, celui-ci semble avoir oublié la présence de son jeune copain. Lui aussi pense à la réunion. Tout ce qui vient d'en haut leur semble juste, sacré. En ce moment, rien à dire ; la ligne politique du Parti est juste. Au fond, ils ont raison, ton cas particulier ne compte pas. Pour qu'ils te prennent de nouveau au sérieux, il faudrait que tu viennes d'en haut, que tu réussisses à te faire envoyer pour un an à l'école de Moscou.
Ainsi tu serais réhabilité ; autrement, le Parti ne reconnaîtra jamais ses torts à ton égard.
Eh non ! Pour faire de la politique, il faut être ou plus fort que tu l'es ou moins franc ; les salauds n'ont pas de mal à s'y faire. Ou alors être un gros « pécore » qui ne se voit pas vivre, qui suit ses instincts sans jamais avoir de crise de conscience ; juste assez intelligent pour bien appliquer la « ligne » sans jamais poser la question : pourquoi ?
A quoi bon discuter ! Nous avons pendant des mois fait campagne ; la ligne restait la même. Et voilà un ordre venu d'en haut, aussitôt la vapeur est renversée.
Tu devrais te soumettre ; te contenter des excuses personnelles que le camarade Paul est venu te faire à la cellule ; ce n'est qu'au Centre que tu pourras influencer la marche du Parti dans le bon sens.
– Est-ce que c'est vrai qu'un trotskiste a volé une machine à tirer au rayon ? demande Robert Lucien sursaute :
– Qui est-ce qui t'a dit une pareille connerie ?
– Citard ; et il prétend que tu as défendu le voleur.
Lucien a un rire sec et court.
– Evidemment, celui-là.
Quand ils s'arrêtent comme d'habitude près du pont avant de se séparer, Robert demande encore
Qu'est-ce qu'il veut au juste, Trotsky ?
Lucien s'était déjà inquiété ces derniers temps des oscillations brusques de son ami entre une confiance ardente et le doute. Emporté par sa jeunesse, il risque de se lancer dans une fausse voie, une voie sur laquelle Lucien ne pourrait pas le suivre. En plus de cela, il estime qu'avant de faire de l'opposition, il faut d'abord avoir gagné son droit de critique dans le Parti.
Pour détourner Robert, il prend un air méprisant :
– Trotsky ? c'est la place qu'il veut !
Voyant Robert avidement tendu vers lui, acceptant chacune de ses paroles comme vérité absolue, un mouvement de remords le saisit, il adoucit ses attaques :
– Peut-être que son chemin aussi menait au but.
Mécontent de sa faiblesse, il ajoute vivement :
– En tout cas, ce que je lui reproche le plus, c'est de lutter du dehors contre le Parti ; il fait le jeu des bourgeois.
– Mais si à l'intérieur on ne le laisserait pas discuter ; tu vois bien pour toi.
– Oh mon cas ! c'est autre chose, une erreur judiciaire, si tu veux.
Voyant que Robert ne semble pas convaincu, il ajoute d'un ton irrité :
– De toute façon, il devait se soumettre, car la vraie grandeur est dans le sacrifice total de sa personnalité à la cause ; et quand le sort de millions d'hommes est en jeu, le sort de l'humanité de demain, alors le Parti n'a pas le droit de faire du sentiment. Il faut écraser le copain qui se met en travers.
– Oui, mais si c'est une nouvelle bourgeoisie qui se forme là-bas ?
Lucien non plus n'admet pas qu'en U.R.S.S. un « responsable » gagne jusqu'à cent fois le salaire d'un ouvrier, puisque c'est la collectivité qui lui a payé ses études.
Il n'en répond pas moins avec conviction :
– Ce n'est qu'une étape transitoire. Ils ont du mal à trouver des cadres. Evidemment, plus tard, quand la masse sera assez éduquée pour se diriger elle-même... Mais en attendant, que faire ? De toute façon, cela ne peut plus amener l'exploitation de l'homme par l'homme puisque les usines sont propriété collective.
Oui, mais si les grands responsables font travailler les autres pour eux et gardent le profit ? s'obstine Robert. Il doit avoir traîné ses objections longtemps avec lui avant d'oser les soumettre à son ami ; et maintenant il ne veut pas en être quitte avec des demi-réponses.
– Allons voyons, comment peux-tu dire une chose pareille ? s'indigne Lucien. Faudrait qu'ils puissent s'appuyer sur une classe de la société. Et encore, il ne faut pas oublier que ce sont les ouvriers qui détiennent les armes.
Pour toute réponse, Robert soucieux dit :
– Viens, je t'accompagne encore un bout de chemin.
Après un moment Lucien demande :
– Mais qui est-ce qui te bourre le crâne avec tes histoires trotskistes ?
– Personne ; je réfléchis sur ce que je vois, c'est tout. Il y a aussi le père.
– Ton père ? s'exclame Lucien étonné.
– Oh, il n'est pas trotskiste, mais il est devenu drôle. Depuis que je milite, c'est la mère qui est pour nos idées et c'est lui qui critique tout le temps. On s'engueule parfois. Tu devrais venir un jour parce que moi, il ne m'écoute pas ; c'est un vieux, alors il veut tout mieux savoir. Mais toi, il t'estime beaucoup.
– Je viendrai un jour, promet Lucien en souriant. Et que devient Aline ? Pas encore mariée ?
– Eh bien non alors, elle est devenue sportive, elle joue dans une équipe de basket. Tiens elle m'a encore parlé de toi hier. Pour ton affaire.
– Ah, qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
– Oh rien; elle voulait savoir où ça en était.
Ils arrivent au rond-point.
– Avant de te quitter, je voudrais que tu me donnes ton avis, reprend Robert un peu hésitant. Gabriel m'a demandé si je voulais entrer au comité de rayon ; j'ai répondu que je réfléchirais ; qu'est-ce que tu en penses ?
Une pointe traverse Lucien. Pourquoi Gabriel ne lui en a-t-il pas d'abord parlé. Lui-même, il avait bien pensé à proposer Robert au comité; mais il avait différé cette démarche dans la crainte de la gâcher. Il savait, pour l'avoir vu souvent, que ceux qui montent trop vite deviennent facilement des « arrivistes ».
Voilà que Gabriel, une fois de plus, évite de le consulter. Pourtant dans ce cas, c'était la moindre des choses.
Robert attend la réponse.
– C'est très bien, dit enfin Lucien ; on a besoin de copains sérieux comme toi, mais ne te laisse pas tourner la tête.
– Je savais que tu m'encouragerais ! s'exclame tout joyeux Robert.
La tristesse envahit Lucien. Il a l'impression de le perdre pour toujours.
Ces derniers temps, Gabriel devient insupportable. Il se prend au sérieux dans son rôle de secrétaire. Avec leurs flatteries, le Citard et le permanent vont finir par l'embobiner complètement.
Lucien se rend compte que, pendant la perte d'activité qu'il vient d'avoir, un nouveau rapport de forces s'est établi au comité.
Il faut absolument que je lui parle, pense-t-il, avant qu'il ne soit trop tard.
Le soir même, Lucien aborde Gabriel à la permanence. Avec l'aide de Lecomte, celui-ci est en train de confectionner un classeur : un casier pour chaque cellule ; pour chaque militant une fiche rouge et pour chaque sympathisant une fiche bleue.
Lucien sourit ; lui aussi a passé par là. Il plaisante :
– Monsieur le secrétaire, j'aurais à vous parler. Lecomte est un de ceux qu'on n'avait pas beaucoup vus au rayon pendant la période de la grande répression. Il sert la main de Lucien comme, en quittant le cimetière, on le fait à un membre de la famille. Gêné par cette compassion, Lucien, pour donner le change, continue à taquiner ; montrant le classeur :
– C'est le commencement de la bureaucratie.
De mauvaise humeur, Gabriel riposte :
– C'est nécessaire pour ceux qui travaillent.
– D'accord, convient Lucien, devenu sérieux, à condition que ta boîte suive la vie, et non que tu cherches à enfermer la vie dans ta boîte.
– Oh évidemment, du moment que ce n'est pas toi qui le fais, ce n'est pas bien.
Gabriel en a assez de toujours recevoir des leçons de Lucien. Lui enlevant les fiches des mains, il les replace sur la table :
– Si c'est pour faire de la pagaïe, tu n'as pas besoin de venir.
Lucien reprend les fiches et brutalement se dresse :
– Oh ça va ! Tu n'es pas infaillible, non ? Si tu avais consulté les copains, ça t'aurait évité de faire pas mal de conneries. Mais tu préfères agir derrière mon dos, sans doute pour avoir tout le mérite. Comme pour Robert ? Hein ?
Evitant de le regarder, Gabriel répond :
– Si j'ai fait la démarche derrière ton dos, comme tu dis, c'est parce que tu veux empêcher de nouvelles forces de monter, et en tant que secrétaire c'est mon devoir d'y veiller.
Lucien sent le sang lui affluer au visage.
– Ça alors, c'est un peu fort ! Mais qui c'est donc qui t'a formé ? Si je ne t'avais pas décrotté, tu serais encore avec tes curés...
Lecomte s'interpose :
– Camarades, des disputes pareilles font du tort au Parti...
– Toi, on ne t'a pas demandé ton avis.
Plus maître de ses nerfs, sentant qu'il s'avilissait dans une rivalité stupide, Lucien jette les fiches sur la table et s'en va sans saluer.
Il peut y avoir autre chose.
L'acide de la méfiance ronge les liens d'amitié qui avaient si fortement uni Lucien à ses camarades de rayon.
On ne peut rien dire.
Mystère qui ne fait que renforcer le malaise ; toutes les suppositions sont possibles. Le dévouement même avec lequel Lucien continue à militer paraît suspect à ceux qui s'en sentent incapables.
En arrivant aux réunions, ceux-là feignent de ne pas le voir; évitent même de lui serrer la main.
Seuls quelques copains du vieux noyau résistent encore au travail de sape que Citard et Dubois poursuivent avec prudence, craignant la violence des colères de Lucien.
Celui-ci devient de plus en plus irritable. Par contre, quant au vieux copain, à un simple geste de camaraderie à son égard, cela lui fait tellement de bien, que la reconnaissance qu'il en montre semble exagérée.
A peine Lucien perçoit-il alors une hésitation dans le regard du copain que, blessé plus profondément encore, il le repousse avec brutalité.
Quand après de pareils incidents, il rentre seul dans sa chambre d'hôtel, il a l'impression d'étouffer.
Etait-il possible de tant souffrir ! En pleine nuit, il repart et, quand il la sait seule, va chez Marthe à laquelle il s'agrippe comme au souvenir de la belle période ardente vécue ensemble. Parfois il s'effraye de voir l'importance que gagne la question sexuelle dans sa vie depuis qu'il ne milite plus qu'en marge du comité, et de sentir d'autre part combien peu il peut compter sur Marthe.
Voilà qu'hier soir elle n'est pas venue à un rendez-vous qu'ils s'étaient fixé pour passer la soirée ensemble.
– Puisque je te dis que j'avais à travailler au Centre. J'ai dormi chez Eva.
– Allons, ne me raconte pas d'histoires ; à minuit je suis passé en bas, comme un imbécile que je suis ; il y avait de la lumière dans ta chambre. Dis plutôt franchement que tu as préféré aller avec lui.
– Tu deviens insupportable, mon vieux. J'en ai assez à la fin de tes éternelles scènes de jalousie ; c'est toi-même qui m'a jetée dans ses bras et maintenant tu m'en fais un reproche.
– En ce temps-là, c'était un bon copain ; maintenant il veut arriver ; il est devenu une salope comme les autres.
– Faut bien que les bons arrivent, sans ça ce serait toujours les mauvais qui dirigeraient.
– Oh ça, c'est une phrase à lui ; il veut justifier son attitude dégueulasse à mon égard.
– Tu l'attaques tout le temps, simplement pour faire savoir que tu es le plus fort ; tu es jaloux...
– Et toi, tu discutes comme une môme qui n'y connaît rien, l'interrompt-il excédé. S'il ne faisait pas tant de stupidités, je n'aurais aucune raison de l'attaquer : c'est moi qui l'ai mis au poste de secrétaire.
– Il n'est pourtant pas seul ; à la dernière discussion, presque tout le monde a voté contre toi.
– Ce n'est pas malin ! A tous ces jeunots rentrés au Parti qui ne connaissent rien, on leur ferait voter n'importe quoi. Ils suivent le responsable, lui ou un autre ce serait la même chose. Surtout qu'il forme un « triangle » avec ce Citard et le Dubois. Tandis que moi, pour les jeunes, je ne suis qu'un râleur, sinon pire...
Il s'arrête la gorge serrée et s'en va vers la fenêtre.
Elle ne s'émeut plus ; peu à peu sa tendresse pour lui s'est usée. Ce n'est plus son Lucien d'antan, calme et fort, méprisant la jalousie parce que se sachant aimé.
Il implore :
– Marthe, ne me laisse pas tomber en ce moment ; j'ai besoin de toi.
Tout en continuant à ranger le linge que la blanchisseuse lui a apporté, elle répond, distante :
– Si tu veux que je sois plus avec toi, laisse, toi aussi ton Yvonne un peu de côté.
Le ton hostile le révolte ; il lui en veut de s'être humilié devant elle :
– C'est un prétexte à te défiler, c'est compris, rompons là. Tu me crois donc aveugle ; c'est à peine si tu arrives encore à jouir avec moi. En ce moment même, tu tournes autour de Citard. A la tienne. C'est le galon qu'il te faut ?
– Citard ! Je me suis encore moquée de lui au dernier comité.
– Evidemment, pour attirer son attention.
La haine monte en lui ; il la croyait émancipée, alors qu'elle ne fait que suivre ses instincts de femelle soumise au prestige du chef.
Qui sait même si elle n'a pas simulé tout son attachement pour lui ? Depuis peu, il vient d'apprendre qu'elle aussi est du « service » ; peut-être avait-elle pour mission de le surveiller ? Avec son penchant au romantisme à bon marché, elle en serait bien capable.
Yvonne, au retour d'un voyage clandestin en Italie fasciste, lui avait dit sa surprise de la reconnaître dans l'agent de liaison qui l'attendait à la terrasse d'un grand café. La première règle du travail clandestin est une discrétion absolue, il le sait, mais n'en est pas moins touché au vif que Marthe ne lui ait rien dit.
Elle ignore que Lucien connaît son activité secrète. Prise d'un dernier regret :
– Alors c'est fini, complètement fini ? On se verra au moins en copains ?
– Non; il vaut mieux. Nous ne sommes pas faits pour l'amour platonique ; ce serait dangereux pour toi ; je n'arrive même plus à trouver idiots les drames dans les journaux...