1930-35 |
Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien... Transcription : sympathisants LCI (QI) |
Problèmes de civilisation et de culture
Problèmes de critique littéraire
Les rapports de nature artistique montrent, surtout~ dans la philosophie de la praxis, la naïveté prétentieuse des perroquets qui croient posséder, dans quelques petites formules stéréotypées, les clefs qui ouvrent toutes les portes (ces clefs s'appellent exactement des « rossignols « ).
Deux écrivains peuvent représenter (exprimer) le même moment historico-social, mais l'un peut être un artiste et l'autre un simple scribouillard. Prétendre épuiser le problème en se bornant à décrire ce que les deux écrivains représentent ou expriment du point de vue social, c'est-à-dire en résumant, plus ou moins bien, les caractéristiques d'un moment historico-social déterminé, cela signifie qu'on n'a même pas effleuré le problème artistique. Tout cela peut être utile et nécessaire, et cela l'est même certainement, mais dans un autre domaine : dans celui de la critique politique, de la critique des murs, dans la lutte pour détruire et surmonter certains. courants de sentiments et de croyances, certaines attitudes envers la vie et le monde; ce n'est pas de la' critique et de l'histoire de l'art, et cela ne peut être présenté comme tel, sous peine de tomber dans la confusion, de faire rétrograder ou d'immobiliser les concepts. scientifiques, c'est-à-dire précisément de ne pas poursuivre les fins propres à la lutte culturelle.
Un certain moment historico-social n'est jamais homogène, il est même riche en contradictions. Il acquiert une « personnalité » , il est un « moment » du déroulement de l'histoire, par le fait qu'une certaine activité de la vie y domine les autres, il représente une « pointe » historique : mais cela suppose auparavant une hiérarchie, une opposition, une lutte. L'écrivain qui représente cette activité dominante, cette « pointe » historique, devrait représenter ce moment donné; mais comment juger ceux qui représentent les autres activités, les autres éléments ? Ne sont-ils pas « représentatifs » eux aussi ? Et n'est-il pas, lui aussi, représentatif de ce « moment » celui qui en exprime les éléments « réactionnaires » et anachroniques ? Ou bien faudra-t-il considérer comme représentatif celui qui exprimera toutes les forces et tous les éléments en opposition et en lutte, c'est-à-dire celui qui représente les contradictions de l'ensemble historico-social ?
On peut aussi penser qu'une critique de la civilisation littéraire, une lutte pour créer une nouvelle culture, puisse être artistique dans ce sens qu'un art nouveau naîtra de la nouvelle culture, mais cela nous apparaît comme un sophisme. De toute façon, c'est peut-être en partant de telles suppositions que l'on peut mieux comprendre le rapport De Sanctis-Croce et les polémiques sur le contenu et la forme. La critique de De Sanctis est une critique militante, et non pas de façon t froide » , esthétique; elle est la critique d'une période de luttes culturelles, d'oppositions entre des conceptions de la vie antagonistes. Les analyses du contenu, la critique de ! la « structure » des œuvres c'est-à-dire de la cohérence logique et historique-actuelle des masses de sentiments représentés de f acon artistique, tout cela est lié à cette lutte culturelle : c'est justement en cela que consiste, semble-t-il, la profonde humanité et l'humanisme de De Sanctis, qui rendent si sympathique, aujourd'hui encore, le critique lui-même. On aime sentir en lui la ferveur passionnée de l'homme de parti, qui a de solides convictions morales et politiques et qui ne les cache pas, qui ne tente même pas de les cacher. Croce arrive à distinguer les divers aspects du critique qui, chez De Sanctis, étaient organiquement unis, fondus ensemble. Chez Croce revivent les mêmes motifs culturels que chez De Sanctis, mais dans leur période d'expansion et de triomphe; il continue à lutter, mais pour un raffinement de la culture (d'une certaine culture), non pour son droit à la vie : la passion et la ferveur romantiques se sont accordées dans une sérénité supérieure et dans une indulgence pleine de bonhomie. Mais même chez Croce cette position n'est pas permanente : elle est suivie d'une phase où la sérénité et l'indulgence se fêlent et où l'on voit affleurer l'acrimonie et une colère difficilement contenue : phase défensive, non plus agressive et fervente, et par conséquent qui ne peut être comparée avec l'attitude correspondante de De Sanctis.
En somme, le type de critique littéraire propre à la philosophie de la praxis nous est offert par De Sanctis, non par Croce ou par -tout autre critique (et surtout pas par Carducci) : elle doit fondre la lutte pour une nouvelle culture, c'est-à-dire pour un nouvel humanisme, la critique des murs, des sentiments et des conceptions du monde, avec la critique esthétique ou purement artistique, dans une ferveur passionnée, même sous la forme du sarcasme... (L.V.N., pp. 6-7.) [1934]
Qu'il faille parler, pour être exact, de lutte pour une « nouvelle culture » , et non pour un « art nouveau » (au sens immédiat du terme), cela paraît évident. Peut-être ne peut-on même pas dire, pour être exact, que l'on lutte pour un nouveau contenu de l'art, car celui-ci ne peut être pensé de façon abstraite, séparé de la forme. Lutter pour un art nouveau voudrait dire lutter pour créer de nouveaux artistes individuels, ce qui est absurde, car on ne peut créer artificiellement des artistes. Il faut parler de lutte pour une nouvelle culture, c'est-à-dire pour une nouvelle vie morale, qui ne peut pas ne pas être intimement liée à une nouvelle intuition de la vie, jusqu'à!; ce qu'elle devienne une nouvelle façon de sentir et de voir la réalité, et par conséquent un monde lié dans sa nature profonde avec les « artistes possibles « , avec les « œuvres d'art possibles » .
Le fait qu'on ne peut créer artificiellement des artistes individuels ne signifie donc pas que le nouveau monde culturel pour lequel on lutte, en suscitant passions et chaleur humaine, suscite nécessairement de « nouveaux artistes » ; c'est-à-dire on ne peut affirmer que Durand ou Dupont deviendront des artistes, mais on peut affirmer que, du mouvement même naîtront de nouveaux artistes. Un nouveau groupe social qui entre dans la vie de l'histoire en aspirant à l'hégémonie, avec une assurance, une confiance en lui-même qu'il n'avait pas auparavant ne peut pas ne pas faire naître en son sein des personnalités qui, auparavant, n'auraient pas eu ! la force nécessaire pour s'exprimer totalement dans un certain sens.
Ainsi on ne peut dire qu'il se formera un nouveau « souffle poétique » , selon l'expression qui fut à la mode il y a quelques années. Le « souffle poétique » n'est qu'une métaphore pour exprimer l'ensemble des artistes qui se sont déjà formés ou révélés ou du moins le processus de formation et de révélation déjà commencé et déjà consolidé... (L.V.N., pp. 9-10.) [1934]
« L'art est éducateur en tant qu'art, mais non en tant qu' « art éducateur « , parce que dans ce cas il n'est rien et que le néant ne peut éduquer. Certes, il semble que nous soyons tous d'accord pour désirer un art qui ressemble à celui du Risorgimento et non, par exemple, à celui de ! la période d'annunzienne; mais, à la vérité, si l'on considère bien ce désir, il n'y a pas en lui le désir d'un art de préférence à un autre, mais bien le désir d'une réalité morale de préférence à une autre. De la même façon, quelqu'un qui désire qu'un miroir reflète une belle personne plutôt qu'une laide, ne souhaite pas avoir un miroir différent de celui qui est devant lui, mais une personne différente [1]. »
« Lorsqu'une œuvre poétique ou un cycle d'œuvres poétiques s'est formé, il est impossible de continuer ce cycle par l'étude, l'imitation et les variations autour de ces œuvres : par ce moyen on n'obtient qu! e ce qu'on appelle l'école poétique, le servum pecus des épigones [2]. La poésie n'engendre pas la poésie; la parthénogénèse [3] n'a pas lieu; il faut l'intervention de l'élément mâle, de ce qui est réel, passionnel, pratique, moral. Les plus grands critiques de la poésie conseillent, dans ces cas là, de ne pas avoir recours à des recettes littéraires, mais, comme ils disent, de « refaire l'homme « . Lorsqu'on a refait l'homme, lorsqu'on a rafraîchi l'esprit et fait naître une nouvelle vie affective, c'est d'elle que surgira, si elle surgit, une nouvelle poésie [4]. »
Cette observation, le matérialisme historique peut la reprendre à son compte. La littérature n'engendre pas la littérature, etc., c'est-à-dire : les idéologies n'engendrent pas d'idéologies, les superstructures ne créent pas des superstructures sinon comme une descendance inerte et passive : elles sont engendrées, non par parthénogénèse, mais par l'intervention de l'élément « mâle » , l'histoire, l'activité révolutionnaire qui crée l' « homme nouveau » , c'est-à-dire de nouveaux rapports sociaux.
On peut aussi en déduire ceci : que le vieil « homme » , sous l'effet du changement, devient lui aussi « nouveau « , parce qu'il entre dans une série de nouveaux rapports, une fois que les anciens rapports sont bouleversés. D'où le fait que, avant que le « nouvel homme « créé de façon positive ait donné sa poésie, on peut assister au « chant du cygne « du vieil homme rénové de façon négative : et souvent ce chant du cygne est d'une admirable splendeur; le nouveau s'y mêle à l'ancien, les passion s'y brûlent d'un feu incomparable, etc. (La Divine Comédie n'est-elle pas un peu le chant du cygne du moyen âge, tout en anticipant sur les temps nouveaux et sur la nouvelle histoire ?) (L.V.N., pp. 10-11.)
[1930-1932]
L'idée que l'art est l'art, et non une propagande politique « voulue » et proposée, est-elle, en elle-même, un obstacle à la formation de courants culturels déterminés qui soient le reflet de leur époque et qui contribuent à renforcer des courants politiques déterminés ? Il ne semble pas, et il semble bien plutôt qu'une telle idée pose le problème en des termes plus radicaux et qui sont ceux d'une critique plus efficace et plus concluante. Une fois posé le principe qu'il ne faut rechercher que le caractère artistique d'une œuvre d'art, il n'est pas du tout exclu que l'on recherche quelle masse de sentiments, quelle attitude envers la vie ,se dégagent de l' œuvre elle-même. On voit même, chez De Sanctis et chez Croce, que cela est admis par les courants esthétiques modernes. Ce qui est exclu, c'est qu'une œuvre soit belle à cause de son contenu moral et politique, et non pas à cause de sa forme, dans laquelle le contenu abstrait s'est fondu, à laquelle il s'est identifié.
On peut aussi rechercher si une œuvre d'art n'est pas ratée parce que son auteur a été détourné par des préoccupations pratiques extérieures, c'est-à-dire postiches, sans sincérité. Il semble que ce soit là le point crucial de la polémique : X... « veut « exprimer artificiellement un certain contenu et ne crée pas une œuvre d'art. La faillite artistique de l'œuvre d'art donnée (car X... a montré qu'il était un artiste dans d'autres de ses œuvres réellement senties et vécues) démontre que! Ce contenu est pour X ... une matière sourde et rebelle, que l'enthousiasme de X ... est factice et voulu de l'extérieur, que X... n'est pas en réalité, dans ce cas précis, un artiste, mais un serviteur qui veut plaire à ses maîtres. Il y a donc deux séries de faits : les uns de caractère esthétique ou d'art pur, les autres de politique culturelle (C'est-à-dire de politique tout court). Le fait qu'on en arrive à nier le caractère artistique d'une œuvre, peut servir au critique politique pour démontrer que X..., en tant qu'artiste, n'appartient pas à un certain monde politique; que du moment que sa personnalité est essentiellement artistique, ce monde n'exerce aucune action dans sa vie intime, la plus personnelle, que ce monde n'existe pas : X... est par conséquent un comédien de la politique, il veut faire croire qu'il est ce qu'il n'est pas, etc. Donc! le critique politique dénoncera X.... non comme artiste, mais comme « opportuniste politique » .
Lorsque l'homme politique exerce une pression pour que l'art de son temps exprime un monde culturel donné, il s'agit d'une activité politique, non d'une critique artistique : si le monde culturel pour lequel on lutte est un fait vivant et nécessaire, son expansivité sera irrésistible et il trouvera ses artistes. Mais si, malgré la pression exercée, ce caractère irrésistible ne se voit pas, ne se manifeste pas, cela signifie qu'il s'agit d'un monde postiche et fictif, d'une élucubration livresque de gens médiocres qui se lamentent du fait que les hommes de plus grande envergure ne sont pas d'accord avec eux. La façon même de poser la question peut être un indice de la solidité d'un tel monde moral et culturel : en effet, ce qu'on appelle le « calligraphisme « n'est autre chose que la défense des petits artistes, qui affirment par opportunisme certains principes, mais se sentent incapables de les exprimer de façon artistique, c'est-à-dire par leur activité propre, et qui radotent sur une pure forme qui serait son propre contenu, etc., etc. Le principe formel de la distinction des catégories spirituelles et de leur unité de « circulation » , même sous son aspect abstrait, permet de saisir la réalité effective et de critiquer le côté arbitraire et la pseudo-vie de ceux qui ne veulent pas abattre cartes sur table, ou qui sont simplement des médiocres placés par le hasard à un poste de commande. [1933]
Dans le numéro de mars 1933 de L'Educazione fascista, voir l'article polémique de Argô avec Paul Nizan [ « Idee d'oltre confine « (Idées d'au-delà les frontières) ! ] à propos de la conception d'une nouvelle littérature qui pourrait surgir d'un renouvellement intellectuel et moral intégral. Nizan semble bien poser le problème lorsqu'il commence par définir ce qu'est un renouvellement intégral des bases culturelles, et limite le champ de la recherche elle-même. La seule objection fondée de Argo est la suivante : l'impossibilité de sauter une étape nationale, autochtone, de la nouvelle littérature, et les dangers « cosmopolites » de la conception de Nizan. De ce point de vue, de nombreuses critiques adressées par Nizan à des groupes d'intellectuels français sont à réexaminer : N. R. F., le « populisme » , etc., jusqu'au groupe de Monde [5], non parce que ses critiques ne frappent pas juste politiquement, mais précisément parce qu'il est impossible que la nouvelle littérature ne se manifeste pas « nationalement « par des combinaisons et des associations diverses, plus où moins hybrides. C'est le courant tout entier qu'il faut examiner et étudier, objectivement.
D'autre part, en ce qui concerne les rapports entre la littérature et la politique, il ne faut pas perdre de vue ce critère : que l'homme de lettres doit avoir des perspectives nécessairement moins précises et moins définies que l'homme politique, qu'il doit être moins « sectaire » , si l'on peut dire, mais sous des formes en apparence contradictoires. Pour l'homme politique toute image « fixée » a priori est réactionnaire -le politique considère l'ensemble du mouvement dans son devenir. L'artiste, au contraire, doit avoir des images « fixées « et coulées dans leur forme définitive. Le politique imagine l'homme tel qu'il est et, en même temps, tel qu'il devrait être pour atteindre un but déterminé; son travail consiste précisément à amener les hommes à se mettre en mouvement, à sortir de leur être présent pour devenir capables collectivement d'atteindre le but que l'on se propose, c'est-à-dire à se « conformer « à ce but. L'artiste représente nécessairement « ce qu'il y a « , à un certain moment, de personnel, de non-conformiste, etc., de façon réaliste. Aussi, du point de vue politique, l'homme politique ne sera jamais content de l'artiste, et ne pourra pas l'être : il le trouvera toujours en retard sur son époque, toujours anachronique, toujours dépassé par le mouvement réel. Si l'histoire est un processus continu de libération et d'auto-conscience, il est évident que chaque étape, du point de vue de l'histoire et dans ce cas du point de vue de la culture, sera aussitôt dépassée et n'intéressera plus. Il me semble qu'il faut tenir compte de tout cela pour apprécier les jugements de Nizan sur ces différents groupes.
Mais, d'un point de vue objectif, comme cela se produit encore aujourd'hui, Voltaire est actuel, pour certaines couches de la population, de même ces groupes littéraires et toutes les combinaisons qu'ils représentent peuvent être actuels, et sont même actuels : dans ce cas, « objectif » veut dire que le développement du renouveau moral et intellectuel n'est pas simultané chez toutes les couches sociales, bien loin de là : aujourd'hui encore, il n'est pas inutile de le répéter, beaucoup sont partisans de Ptolémée et non de Copernic [6]. Il existe de nombreux « conformismes » , de nombreuses luttes pour de nouveaux « conformismes » et des combinaisons variées entre ce qui est (et ce qui peut être envisagé sous des angles différents) et ce que l'on travaille à faire devenir (et beaucoup travaillent dans ce sens). Se placer du point de vue d'une « seule « ligne de mouvement progressif, selon laquelle toute acquisition nouvelle s'accumule et devient le point de départ de nouvelles acquisitions, est une grave erreur : non seulement les lignes sont multiples, mais on observe aussi des mouvements de recul dans la ligne la plus « progressive « . En outre, Nizan ne sait pas poser la question de ce qu'on appelle la « littérature populaire » , c'est-à-dire du succès que connaît, parmi les masses populaires, la littérature des feuilletons (romans d'aventures, policiers, noirs, etc.), succès qui est aidé par le cinéma et par le journal. Et c'est pourtant cette question qui constitue la plus grande partie du problème d'une nouvelle littérature en tant qu'expression d'un renouveau intellectuel et moral : car c'est seulement à partir des lecteurs de romans-feuilletons que l'on peut sélectionner le public suffisant et nécessaire pour créer la base culturelle d'une nouvelle littérature. Il me semble que le problème doit être le suivant : comment créer un corps d'écrivains qui, du point de vue artistique, soient au roman-feuilleton ce que Dostoïevski était à Eugène Sue et Soulié ou, pour le roman policier, ce que Chesterton est à Conan Doyle ou à Wallace, etc. ? Dans cette perspective, il faut abandonner bien des idées préconçues, mais il faut tout particulièrement penser que, non seulement on ne peut monopoliser ce genre de littérature mais que l'on a contre soi la formidable organisation d'intérêts des éditeurs.
Le préjugé le plus répandu est que la nouvelle littérature doit s'identifier avec une école artistique d'origine intellectuelle, comme ce fut le cas pour le futurisme. Les prémisses de la nouvelle littérature doivent être nécessairement historiques, politiques, populaires; elles doivent tendre à élaborer ce qui existe déjà, de façon polémique ou de toute autre façon, peu importe; l'important est que cette nouvelle littérature plonge ses racines dans l'humus de la culture populaire telle qu'elle est, avec ses goûts, ses tendances, etc., avec son monde moral et intellectuel, même s'il est arriéré et conventionnel. (L.V.N., pp.11-14.)
[1933]
Il serait absurde de prétendre que chaque année ou même tous les dix ans la littérature d'un pays puisse produire un Promessi Sposi [7] ou un Sepolcri [8], etc. Justement pour cette raison l'activité critique normale est obligée d'avoir principalement un caractère « culturel » , et être une critique des « tendances » , sous peine de devenir un massacre continuel (et, dans ce cas, comment choisir l'œuvre à massacrer, l'écrivain à rejeter hors de l'art ? C'est un problème qui paraît négligeable, mais qui, si l'on y réfléchit du point de vue de l'organisation moderne de la vie culturelle, est fondamental.) Une activité critique qui serait constamment négative, faite d'éreintements, de démonstrations qu'il s'agit de « non-poésie « et non de « poésie « [9] serait ennuyeuse et révoltante : le « choix » semblerait être une chasse à l'homme, ou bien on pourrait le considérer comme fortuit et par conséquent sans importance.
Il semble certain que l'activité de la critique doive toujours avoir un aspect positif, en ce sens qu'elle doit mettre en relief, dans l'œuvre examinée, une valeur positive : si celle-ci ne peut être d'ordre artistique, elle peut être d'ordre culturel et alors chaque livre pris en particulier, sauf cas exceptionnel, ne présentera pas autant d'intérêt que les groupes de travaux groupés en séries selon leur tendance culturelle. A propos du choix : le critère le plus simple, en dehors de l'intuition du critique et de l'examen systématique de tout! e la littérature, travail colossal et presque impossible à faire individuellement, paraît être celui du « succès de librairie » , dans les deux sens de « succès auprès des lecteurs » et de « succès auprès des éditeurs » , ce qui, dans certains pays où la vie intellectuelle est contrôlée par des organes gouvernementaux, a aussi son sens, car il indique quelle orientation l'Etat voudrait donner à la culture nationale. (L.V.N., pp. 19-20.)
[1934]
Il y a une grande variété de genres de roman populaire et il faut remarquer que si tous ces types connaissent en même temps une certaine diffusion et un certain succès, l'un d'eux cependant l'emporte sur les autres, et de loin. De cette prédominance on peut déduire un changement des goûts fondamentaux! , de même que, du caractère simultané du succès des divers types de romans on peut tirer la preuve qu'il existe dans le peuple différentes couches culturelles, divers « ensembles de sentiments » qui dominent dans chaque couche, divers « modèles de héros « populaires. Dresser le catalogue de ces types et établir historiquement leur plus ou moins grande fortune relative, est donc important pour le but que se propose cet essai :
De plus chacun de ces types présente divers aspects nationaux (en Amérique, le roman d'aventures est l'épopée des pionniers, etc.). On peut observer comment, dans la production d'ensemble de chaque pays, il y a, implicitement, un sentiment nationaliste, qui ne s'exprime pas de façon rhétorique, mais qui s'insinue habilement dans le récit. Chez Verne et chez les Français, le sentiment anti-anglais, lié à la perte des colonies et à l'irritation causée par les défaites maritimes, est très vif : dans le roman géographique d'aventures les Français ne se heurtent pas aux Allemands, mais aux Anglais. Mais le sentiment anti-anglais est vif également d! ans le roman historique et jusque dans le roman sentimental (par exemple George Sand; réaction due à la guerre de Cent Ans et à l'assassinat de Jeanne d'Arc, et aussi à la fin de Napoléon).
En Italie, aucun de ces types de roman n'a eu d'écrivains(nombreux) de quelque relief (je ne parle pas de valeur littéraire, mais de valeur « commerciale » ,d'invention, de construction ingénieuse d'intrigues, à grand effet, certes, mais élaborées de façon assez rationnelle). Même le roman policier, qui a eu un tel succès international (et financier pour les auteurs et éditeurs) n'a pas eu d'écrivains en Italie; et pourtant de nombreux romans, surtout historiques, ont pris pour sujet l'Italie et les événements historiques de ses villes, de ses régions, ses institutions et ses hommes. Ainsi l'histoire vénitienne, avec ses organisations politiques, judiciaires, policières, a fourni et continue à fournir des sujets aux romanciers populaires de tous les pays, sauf à l'Italie. La littérature populaire sur la vie des brigands a connu en Italie un certain succès, mais c'est une production de très basse valeur.
Le dernier, le plus récent type de livre populaire est la vie romancée qui représente de toute façon une tentative inconsciente pour satisfaire aux exigences culturelles de certaines couches populaires plus évoluées au point de vue culturel, qui ne se contentent pas de l'histoire du type Dumas. Même cette littérature n'a pas en Italie de nombreux représentants (Mazzucchelli, Cesare Giardini, etc.) : non seulement les écrivains italiens ne sont pas comparables parle nombre, la fécondité, le talent et le charme littéraire aux écrivains français, allemands, anglais, mais, chose plus significative, ils choisissent leurs sujets hors d'Italie (Mazzucchelli et Giardini en France, Eucardio Momigliano en Angleterre), pour s'adapter au goût populaire italien qui s'est formé d'après les romans historiques, plus spécialement français. L'homme de lettres italien n'écrirait pas une biographie romancée de Masaniello, de Michele de Lando, de Cola di Rienzo [10], sans se croire obligé de les bourrer, pour les « soutenir « , d'ennuyeuses tirades de rhétorique, pour qu'on ne croie pas..., pour qu'on ne pense pas.... etc. Il est vrai que le succès remporté par les vies romancées a amené de nombreux éditeurs à commencer la publication de collections biographiques, mais il s'agit de livres qui sont par rapport à la vie romancée ce que la Religieuse de Monza [11] est au Comte de Monte-Cristo; il s'agit du thème biographique habituel, souvent philologiquement correct, qui peut trouver au maximum quelques milliers de lecteurs, mais qui ne devient pas populaire.
Il faut remarquer que certains types de roman populaire indiqués plus haut ont leur correspondance dans le théâtre et aujourd'hui dans le cinéma. Au théâtre, la fortune considérable de Dario Niccodemi est certainement due au fait qu'il a su dramatiser certains traits et certains motifs éminemment liés à l'idéologie populaire; ainsi dans Scampolo, dans L'Aigrette, La Volata, etc. Chez Gioacchino Forzano aussi on trouve quelque chose de ce genre, mais sur le modèle de Ponson du Terrail, avec des tendances conservatrices. L'œuvre de théâtre qui a eu en Italie le plus grand succès populaire est La Morte civile de Giacometti, de caractère italien; il n'a pas eu d'imitateur de valeur (toujours dans un sens non littéraire). Dans ce domaine du théâtre, on peut remarquer que toute une série d'auteurs dramatiques de grande valeur littéraire peuvent plaire beaucoup, même au public populaire : Maison de poupée d'Ibsen est très bien accueillie par le peuple des villes, dans la mesure où les sentiments représentés et la tendance morale de l'auteur trouvent une résonance profonde dans la psychologie populaire. Et d'ailleurs que devrait être le fameux théâtre d'idées sinon cela : la représentation de passions liées aux murs avec des solutions dramatiques représentant une catharsis « progressive « , représentant le drame de la partie la plus avancée intellectuellement et moralement d'une société, et exprimant le développement historique immanent dans les murs elles-mêmes, telles qu'elles sont ? Ces passions, ce drame doivent cependant être représentés et non développés comme une thèse, comme un discours de propagande, c'est-à-dire que l'auteur doit les vivre, dans le monde réel avec toutes leurs exigences contradictoires, et ne pas exprimer des sentiments uniquement tirés des livres.(L.V.N., pp. 110-113.)
[1934-1935]
Dans les livres de Jules Verne, il n'y a jamais! rien qui soit tout à fait impossible : les « possibilités » dont disposent les héros de Jules Verne sont supérieures à celles qui existent réellement à l'époque mais elles ne sont pas trop supérieures et surtout elles ne sont pas « en dehors » de la ligne de développement des conquêtes scientifiques obtenues; son imagination n'est pas du tout « arbitraire » et a pour cela la faculté d'exciter l'imagination du lecteur déjà acquis à l'idée du développement fatal du progrès scientifique dans le domaine du contrôle des forces de la nature.
Le cas de Wells et de Poe est différent, car chez eux « l'arbitraire » domine en grande partie, même si le point de départ peut être logique et découler d'une réalité scientifique concrète : il y a chez Verne l'alliance ! de l'intelligence humaine et des forces matérielles; chez Wells et chez Poe c'est l'intelligence humaine qui prédomine et c'est pourquoi Verne a été plus populaire, parce que plus compréhensible. Mais en même temps cet équilibre des constructions romanesques de Verne est devenu une limite, dans le temps, à sa popularité (mise à part sa maigre valeur artistique) : la science a dépassé Verne et ses livres ne sont plus des « excitants psychiques » .
On peut dire quelque chose de semblable des aventures policières, par exemple de Conan Doyle; pour son époque elles étaient excitantes, aujourd'hui elles ne le sont presque plus et pour diverses raisons : parce que le monde des luttes policières est aujourd'hui mieux connu, alors que Conan Doyle, en grande partie, le révélait, du moins à un grand nombre de lecteurs pacifiques. Mais surtout parce que, en Sherlock Holmes il y a un équilibre rationnel (trop) entre l'intelligence et la science. Aujourd'hui on est plus intéressé par l'apport individuel du héros, par la technique « psychique « en soi, aussi Poe et Chesterton sont plus intéressants, etc.
Dans la revue Marzocco du 19 février 1928, Adolfo Faggi ( « Impressions sur Jules Verne » ) écrit que le caractère anti-anglais de nombreux romans de Jules Verne doit être situé dans cette période de rivalité entre la France et l'Angleterre qui atteignit son point culminant dans l'épisode de Fachoda. L'affirmation est erronée et entachée d'anachronisme : l'antibritannisme était (et il l'est peut-être encore) un élément fondamental de la psychologie populaire française; le sentiment anti-allemand est relativement récent, moins enraciné que le sentiment anti-anglais, il n'existait pas avant la Révolution française et s'est développé après 1870, après la défaite et l'impression douloureuse que la France n'était plus la forte nation militaire et politique de l'Europe occidentale, car l'Allemagne, seule, sans coalition, avait vaincu la France. Le sentiment anti-anglais remonte à la formation de la France moderne, comme Etat unitaire et moderne c'est-à-dire à la guerre de Cent Ans, et aux échos dans l'imagination populaire de l'épopée de Jeanne d'Arc; il a été renforcé dans les temps modernes par les guerres pour l'hégémonie sur le continent (et dans le monde) qui a atteint son maximum avec la Révolution française et avec Napoléon : l'épisode de Fachoda, malgré toute sa gravité, ne peut être comparé à cette imposante tradition dont témoigne toute la littérature française populaire. (L.V.N., pp. 114-115.)
[1934-1935]
Le roman policier est né aux confins de la littérature sur les « causes célèbres « .C'est à celle-ci, d'ailleurs, que se rattache également le roman du type Comte de MonteCristo; ne s'agit-il pas, ici aussi, de « causes célèbres » romancées, colorées de toute l'idéologie populaire concernant l'administration de la justice, surtout si la passion politique s'y mêle ? Rodin, dans Le Juif errant, n'est-il pas un type d'organisateur d' « intrigues scélérates « , que n'arrête aucun crime, aucun assassinat, et au contraire le prince Rodolphe [12] n'est-il pas « l'ami du peuple « , qui déjoue les intrigues et les crimes ? Le passage de ce type de roman aux romans de pure aventure est marqué par un processus de schématisation de la pure intrigue, dépouillée de tout élément d'idéologie démocratique et petite-bourgeoise : ce n'est plus la lutte entre le peuple bon, simple et généreux, et les forces obscures de la tyrannie (Jésuites, police secrète liée à la raison d'Etat ou à l'ambition de certains princes, etc.),mais seulement la lutte entre la délinquance professionnelle ou spécialisée et les forces de l'ordre légal, privées ou publiques, sur la base de la loi écrite.
La collection des « causes célèbres » , dans la célèbre collection française, a eu son équivalent dans les autres pays : elle a été! traduite en italien, au moins en partie, pour les procès de renommée européenne, comme celui de Fualdès, pour l'assassinat du courrier de Lyon, etc.
L'activité « judiciaire » a toujours suscité de l'intérêt et continue à le faire; l'attitude du sentiment public envers l'appareil de la justice (toujours discrédité, d'où le succès du policier privé ou amateur) et envers le délinquant a souvent changé ou du moins a pris diverses colorations. Le grand criminel a souvent été représenté comme supérieur à l'appareil de la justice, exactement comme le représentant de la « vraie « justice : influence du romantisme, Les Brigands [13] de Schiller; les contes d'Hoffmann, Anna Radcliffe, le « Vautrin « de Balzac.
Le personnage de Javert des Misérables est intéressant du point de vue de la psychologie populaire : Javert a tort du point de vue de la « vraie justice « , mais Hugo l'a représenté de façon sympathique, comme un « homme de caractère « , attaché à son devoir « abstrait « , etc.; c'est de Javert que naît peut-être une tradition selon laquelle même le policier peut être « respectable « .
Rocambole de Ponson du Terrail. Gaboriau continue la réhabilitation du policier, avec Monsieur Lecocq qui ouvre la voie à Sherlock Holmes. Il n'est pas vrai que les Anglais, dans le roman « judiciaire « représentent la « défense de la loi « , alors que les Français représentent l'exaltation du délinquant. Il s'agit d'un passage « culturel « dû au fait que cette littérature se répand aussi dans certaines couches cultivées. Se rappeler qu'Eugène Sue, très lu par les démocrates des classes moyennes, a imaginé tout un système de répression de la délinquance professionnelle.
Dans cette littérature policière il y a toujours eu deux courants l'un mécanique, basé sur l'intrigue, l'autre artistique; Chesterton est aujourd'hui le plus grand représentant de cet aspect « artistique « comme le fut en son temps Poe : Balzac, avec Vautrin, s'occupe du délinquant, mais il n'est pas, « techniquement « parlant, un écrivain de romans policiers.
[1934-1935]
Voir le livre de Henri Jagot : Vidocq, éd. Berger-Levrault, Paris, 1932. Vidocq a servi de point de départ au Vautrin de Balzac et à Alexandre Dumas (on le retrouve aussi un peu dans le « Jean Valjean « de Victor Hugo et surtout dans Rocambole). Vidocq fut condamné à huit ans de prison comme faux-monnayeur, à cause d'une imprudence; vingt évasions, etc. En 1812, il entra dans la police de Napoléon et commanda pendant quinze ans une équipe d'agents créée exprès pour lui : il devint célèbre pour ses arrestations sensationnelles. Congédié par Louis-Philippe, il fonda une agence privée de détectives, mais avec peu de succès : il ne pouvait opérer que dans les rangs de la police d'Etat. Mort en 1857. Il a laissé ses Mémoires, qui n'ont pas été écrits par lui seul et qui contiennent beaucoup d'exagérations et de vantardises.
Voir l'article de Aldo Sorani : « Conan Doyle et le succès du roman policier « dans Pegaso d'août 1930 : important pour l'analyse de ce genre de littérature et pour les diverses formes spécifiques qu'il a pris jusqu'ici. En parlant de Chesterton et de la série de nouvelles sur le père Brown [14], Sorani ne tient pas compte de deux éléments culturels qui paraissent par contre essentiels : a) il ne fait pas allusion à l'atmosphère caricaturale qui se manifeste spécialement dans le volume L'Innocence du père Brown et qui constitue même l'élément artistique qui élève la nouvelle policière de Chesterton lorsque, ce qui n'est pas toujours le cas, l'expression en est parfaite; b) il ne signale pas le fait que les nouvelles du père Brown sont des « apologies « du catholicisme et du clergé romain, entraîné à connaître tous les replis de l'âme humaine par l'exercice de la confession et par sa fonction de guide spirituel et d'intermédiaire entre l'homme et la divinité contre le « scientisme » et la psychologie positive du protestant Conan Doyle. Sorani, dans son article, se réfère à diverses tentatives, particulièrement anglo-saxonnes, et de plus grande importance littéraire, pour perfectionner du point de vue technique le roman policier. L'archétype est Sherlock Holmes, dans ses deux caractères fondamentaux : de scientifique et de psychologue : il s'agit de perfectionner l'un oul'autre de ces traits caractéristiques, ou les deux ensemble. Chesterton a justement insisté sur l'élément psychologique, dans le jeu des inductions et des déductions du père Brown, mais semble avoir encore exagéré dans ce sens avec le personnage du poète-policier Gabriel Gale.
Sorani esquisse un tableau du succès inouï remporté par le roman policier dans tous les ordres de la société et cherche à en trouver l'origine psychologique : ce serait une manifestation de révolte contre le caractère mécanique et la standardisation de la vie moderne, une façon de s'évader de la grisaille de la vie quotidienne. Mais cette explication peut s'appliquer à toutes les formes de littérature, populaire ou artistique : depuis le poème chevaleresque (Don Quichotte ne cherche-t-il pas à s'évader lui aussi, et même pratiquement de la vie quotidienne grise et standardisée d'un village espagnol ?) jusqu'au roman-feuilleton de tous genres. L'ensemble de la littérature et de la poésie ne serait donc qu'unstupéfiant contre la banalité quotidienne ? De toute façon, l'article de Sorani est indispensable pour une future recherche plus organique sur ce genre de littérature populaire.
Le problème : Pourquoi la littérature policière est-elle répandue ? est un aspect particulier du problème plus général : Pourquoi la littérature non artistique est-elle répandue ? Sans aucun doute pour des raisons pratiques et culturelles (politiques et morales) : et cette réponse générale est la plus précise, dans ses limites approximatives. Mais la littérature artistique elle-même ne se répand-elle pas elle aussi pour des raisons pratiques ou politiques et morales, et seulement par l'intermédiaire de raisons de goût artistique, pour rechercher la beauté et pour en jouir ? En réalité on lit un livre poussé par des raisons pratiques (et il faut rechercher pourquoi certains élans se généralisent plus que d'autres) et on le relit pour des raisons artistiques. L'émotion esthétique ne naît presque jamais à la première lecture. Cela se manifeste encore davantage au théâtre, où l'émotion esthétique représente un « pourcentage » très réduit de l'intérêt du spectateur; car à la scène d'autres éléments jouent, et nombre d'entre eux ne sont même pas d'ordre intellectuel, mais d'ordre purement physiologique, comme le sex appeal, etc. Dans d'autres cas l'émotion esthétique au théâtre ne tire pas son origine de l'œuvre littéraire, mais de son interprétation par les acteurs et le metteur en scène : mais dans ce cas, il faut que le texte littéraire du drame qui fournit le prétexte à l'interprétation ne soit pas « difficile » et d'une psychologie recherchée, mais qu'il soit « élémentaire et populaire » dans ce sens que les passions représentées doivent être, le plus possible, profondément « humaines « et d'une expérience immédiate (vengeance, honneur, amour maternel, etc.) et par conséquent l'analyse se complique aussi dans ces cas-là.
Les grands acteurs traditionnels étaient acclamés dans La Mort civile, dans Les Deux Orphelines, dans Les Crochets du Père Martin [15], etc., plus que dans les intrigues à complications psychologiques : dans le premier cas les applaudissements étaient sans réserve; dans le second cas, ils étaient plus froids, destinés à isoler l'acteur aimé du public de l'œuvre représentée, etc.
Une justification du succès des romans populaires semblable à celle que donne Sorani se trouve dans un article de Filippo Burzio sur Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas (publié dans La Stampa du 22 octobre 1930 et reproduit en extraits par L'Italia letteraria du 9 novembre). Burzio considère Les Trois Mousquetaires comme une excellente personnification, comme Don Quichotte et le Roland furieux [16], du mythe de l'aventure, « c'est-à-dire de quelque chose d'essentiel à la nature humaine, qui semble gravement et progressivement s'éloigner de la vie moderne. Plus l'existence se fait rationnelle [ou rationalisée, plutôt, par contrainte, car si elle est rationnelle pour les groupes dominants, elle ne l'est pas pour les groupes dominés; et elle est liée à l'activité économique-pratique, par laquelle la contrainte s'exerce, fut-ce même de façon indirecte, sur les couches « intellectuelles » elles-mêmes] et organisée, plus la discipline sociale devient rigoureuse et la tâche assignée à l'individu précise et prévisible [mais imprévisible pour les dirigeants, comme le manifestent les crises et les catastrophes historiques], et plus la marge d'aventure se trouve réduite, comme la libre forêt, qui appartient à tous, est réduite entre les murs étouffants de la propriété privée... Le taylorisme est une belle chose et l'homme est un animal qui peut s'adapter, mais il y a pourtant des limites à sa mécanisation. Si on me demandait quelles sont les raisons profondes de l'inquiétude occidentale, je répondrais sans hésiter : la décadence de la foi (!) et l'humiliation du désir d'aventure. Qui l'emportera, du taylorisme ou des Trois Mousquetaires ? C'est une autre question, et quant à la réponse qui, il y a trente ans, semblait certaine, il vaut mieux la laisser en suspens. Si la civilisation actuelle ne sombre pas, nous assisterons peut-être à un intéressant mélange des deux. »
Le problème est celui-ci : Burzio ne tient pas compte du fait qu'il y a toujours eu une grande partie de l'humanité dont l'activité a toujours été taylorisée et soumise à une discipline de fer, et qu'elle a cherché à s'évader hors des limites étroites de l'organisation existante qui l'écrasait par l'imagination et par le rêve. La plus grande aventure, la plus grande « utopie « que l'humanité a créée collectivement, la religion, n'est-elle pas une façon de s'évader du « monde terrestre « ? Et n'est-ce pas dans ce sens que Balzac parle de la loterie comme d'un opium pour la misère, phrase qui a été reprise ensuite par d'autres [17]? Mais le plus important est qu'à côté de Don Quichotte existe Sancho Pança, qui ne veut pas « d'aventures » ,mais une vie assurée, et que dans leur grande majorité les hommes sont tourmentés précisément par « l'impossibilité de prévoir le lendemain » ,par le caractère précaire de leur propre vie quotidienne, c'est-à-dire par un excès d' « aventures » probables.
Dans le monde moderne le problème prend un aspect différent de celui qu'il avait dans le passé, parce que la rationalisation coercitive de l'existence frappe toujours plus les classes moyennes et les intellectuels, et d'une façon inouïe; mais pour elles aussi il ne s'agit pas d'une décadence de l'aventure, mais bien du caractère trop aventureux de la vie quotidienne, c'est-à-dire du caractère trop précaire de l'existence, joint à la conviction qu'il n'y a aucun moyen individuel d'endiguer cette précarité de l'existence : aussi les gens aspirent-ils à l'aventure « belle » et intéressante, parce qu'elle est due à leur propre initiative contre la « laide » , la révoltante aventure qui est due aux conditions que d'autres ne leur proposent pas, mais leur imposent.
La justification de Sorani et de Burzio sert aussi à expliquer la passion du sportif, c'est-à-dire que, expliquant trop de choses, elle n'explique rien. Le phénomène est vieux au moins comme la religion, et il est à plusieurs aspects et non unilatéral : il a même un aspect positif, c'est-à-dire le désir de « s'éduquer « par la connaissance d'un mode de vie que l'on considère comme supérieur au sien, le désir d'élever sa propre personnalité en se proposant un modèle idéal, le désir de connaître le monde et les hommes plus qu'il n'est possible dans certaines conditions de vie, le snobisme, etc.,etc. (L.V.N., pp. 115-119.)
[1934-1935]
Voir le fascicule de La Cultura consacré à Dostoïevski en 1931. Vladimir Pozner soutient justement dans un article que les romans de Dostoïevski, du point de vue culturel, sont dérivés des romans-feuilletons genre Eugène Sue, etc. Il ! est utile de ne pas oublier cette dérivation pour le développement ultérieur de cette rubrique sur la littérature populaire, dans la mesure où elle montre comment certains courants culturels (motifs et intérêts moraux, sensibilité, idéologie, etc.) peuvent s'exprimer de deux façons : à la façon purement mécanique d'une intrigue sensationnelle (Sue, etc.) et à la façon « lyrique « (Balzac, Dostoïevski, et, dans une certaine mesure Victor Hugo). Les contemporains ne s'aperçoivent pas toujours de la dégradation d'une partie de ces manifestations littéraires, comme cela s'est produit partiellement pour Eugène Sue, qui a été lu par tous les groupes sociaux et qui « émouvait « même les gens « cultivés « , tandis qu'il tomba ensuite au rang « d'écrivain lu seulement par le peuple. » (la « première lecture « donne simplement, ou presque, des sensations, qu'elles soient « culturelles « ou de contenu, et le « peuple » est un lecteur de première lecture, sans attitude critique, chez qui l'émotion naît de la sympathie qu'il éprouve pour l'idéologie générale dont le livre est l'expression souvent artificielle et voulue).
Sur ce même sujet, voir :
L'affirmation de Pozner, que le roman de Dostoïevski serait un « roman d'aventure » est probablement dérivée d'un essai de Jacques Rivière sur le « roman d'aventure « (peut-être publié à la N.R.F.) dont le sens serait : « une vaste représentation d'actions qui sont en même temps dramatiques et psychologiques « , ainsi que l'ont entendu Balzac, Dostoïevski, Dickens et George Elio [18].
[1934-1935]
A approcher de ceci un article d'André Moufflet : « Le Style du roman-feuilleton » dans le Mercure de France du 1er février 1931. Le roman-feuilleton - selon Moufflet - est né du besoin d'illusion, qu'éprouvaient une infinité de petites existences, et qu'elles éprouvent sans doute encore, comme pour rompre la misérable monotonie à laquelle elles se voient condamnées. Observation générale : elle peut se faire pour tous les romans, et pas seulement pour les romans-feuilletons : il faut analyser quelle illusion particulière le roman-feuilleton donne au peuple, et comment cette illusion change selon les périodes historiques-politiques : il y a le snobisme, mais il y a un fond d'aspirations démocratiques qui se reflètent dans le roman-feuilleton classique. Roman « ténébreux « à la Radcliffe, roman d'intrigue, d'aventures, policier à caractère scandaleux, de la pègre, etc. Le snob se reconnaît dans le roman-feuilleton qui décrit la vie des nobles ou, de façon générale, des hautes classes de la société, mais cela plaît aux femmes et particulièrement aux jeunes filles et chacune d'elles, d'ailleurs, pense que la beauté peut la faire entrer dans ces classes supérieures.
Pour Moufflet, il y a des « classiques » du roman feuilleton; mais il entend cela dans un certain sens : il semble que le roman-feuilleton « classique » soit celui du genre « démocratique « avec diverses nuances de Victor Hugo à Eugène Sue, à Alexandre Dumas. L'article de Moufflet est à lire, mais sans perdre de vue qu'il examine le roman-feuilleton comme « genre littéraire » , pour le style, etc., comme expression d'une « esthétique-populaire « , ce qui est faux. Le peuple est « contenuiste « , mais si le contenu est exprimé par de grands artistes, ce sont ceux-là qu'il préfère. Rappeler ce que j'ai écrit de l'amour du peuple pour Shakespeare, pour les classiques grecs et, dans la période moderne, pour les grands romanciers russes (Tolstoï,Dostoïevski). De même, en musique, Verdi.
[1933-1934]
Dans l'article « Le mercantilisme littéraire » de J.-H. Rosny aîné, dans Les Nouvelles littéraires du 4 octobre 1930, il est dit que Victor Hugo a écrit Les Misérables en s'inspirant des Mystères de Paris d'Eugène Sue et du succès de ce dernier livre, succès si grand que, quarante ans après, son éditeur Lacroix en était encore stupéfait. Rosny écrit :
« Les feuilletons, soit dans l'intention du directeur de journal, soit dans celle de leur auteur, furent des productions inspirées par le goût du public et non par le goût des auteurs. »
Cette définition est, elle aussi, unilatérale. En effet Rosny n'écrit qu'une série d'observations sur la littérature « commerciale « en général(et aussi, par conséquent, sur la littérature pornographique) et sur l'aspect commercial de la littérature. Si le « commerce « et un certain « goût « du public se rencontrent, ce n'est pas le fait du hasard, tant il est vrai que les feuilletons écrits aux environs de 1848 avaient une orientation politico-sociale déterminée, qui aujourd'hui encore les fait rechercher et lire par un public qui est animé par ces mêmes sentiments de 1848 [A propos de Victor Hugo, se rappeler ses bons rapports avec Louis-Philippe et, par la suite, son attitude de monarchiste constitutionnel en 48. Il est intéressant de remarquer que, tandis qu'il écrivait Les Misérables, il écrivait aussi les notes de Choses vues (parues après sa mort), et que les deux façons d'écrire ne sont pas toujours en accord. Etudier ces questions, car d'habitude on considère Hugo comme un homme d'un seul bloc, etc. (dans la Revue des Deux-Mondes de 1928 ou 1929, plus probablement de 1929, il doit y avoir un article là-dessus [19]) (L.V.N., pp. 119-121.)
[1933-1934]
Chaque fois que l'on tombe sur quelque admirateur de Nietzsche il est opportun de se demander et de rechercher si ses conceptions « surhumaines » , contre la morale conventionnelle, etc., sont purement d'origine nietzschéenne, c'est-à-dire sont le produit de l'élaboration d'une pensée qu'il faut situer dans la sphère de la « haute culture » , ou bien si elles ont des origines beaucoup plus modestes, et si elles ne sont pas, par exemple, liées à la littérature des romans-feuilletons. (Et Nietzsche lui-même n'a-t-il en rien été influencé!; par les romans-feuilletons français ? Il faut se souvenir que ce genre de littérature, aujourd'hui dégradée aux loges de concierge, a été très répandue parmi les intellectuels, au moins jusqu'en 1870, comme le sont aujourd'hui ce qu'on appelle les romans « de la série noire « ). Il semble de toute façon qu'on puisse affirmer qu'une grande partie de la soi-disant « surhumanité » nietzschéenne a simplement pour origine et pour modèle doctrinal non pas Zarathoustra, mais Le Comte de Monte-Cristo d'A. Dumas. Le personnage le plus achevé qui est représenté par Dumas dans Le Comte de Monte-Cristo a de nombreuses répliques dans d'autres romans du même auteur : on le retrouve, par exemple, dans Athos des Trois Mousquetaires, dans Joseph Balsamo et peut-être aussi dans d'autres personnages. De même, quand! on lit que quelqu'un est un admirateur de Balzac, il faut être sur ses gardes : dans Balzac aussi il y a bien des choses quirelèvent du roman-feuilleton. Vautrin lui aussi est à sa façon un surhomme, et le discours qu'il tient à Rastignac dans Le Père Goriot est fortement...nietzschéen au sens vulgaire du mot; et l'on peut dire la même chose de Rastignac et de Rubempré [20].
Le succès de Nietzsche a été très composite : ses oeuvres complètes sont publiées par l'éditeur Monanni et l'on connaît les origines culturelles idéologiques de Monanni et de sa plus fidèle clientèle.
Vautrin et « l'ami de Vautrin « ont laissé une trace profonde dans la littérature de Paolo Valera et dans sa Folla (se rappeler le Turinois « ami de Vautrin « de la Folla). L'idéologie du « mousquetaire » empruntée au roman de Dumas a trouvé par la suite un large écho dans le peuple.
Que l'on éprouve une certaine pudeur à justifier mentalement ses propres conceptions avec les romans de Dumas et de Balzac, cela se comprend aisément : c'est pourquoi on les justifie avec Nietzsche et l'on admire Balzac comme écrivain d'art et non comme créateur de personnages romanesques du genre feuilleton. Mais le lien réel paraît certain du point de vue de la culture. Le type du « surhomme » est Monte-Cristo, libéré de cette auréole particulière de « fatalisme » qui est propre au bas romantisme et qui est encore plus appuyé chez Athos et chez Joseph Balsamo. Monte-Cristo transporté dans la politique est certes tout à fait pittoresque (la lutte contre les « ennemis personnels » de Monte-Cristo, etc.). On peut observer à quel point certains pays ont pu rester, dans ce domaine également, provinciaux et arriérés par rapport à d'autres pays; alors que Sherlock Holmes est déjà devenu anachronique pour une grande partie de l'Europe, dans certains pays on en est encore à Monte-Cristo et à Fenimore Cooper (cf. « les sauvages » , « barbiche de fer » , etc [21]. ).
Voir le livre de Mario Praz : La carne, la morte e il diavolonella letteratura romantica (édition La Cultura). A côté de la recherche de Praz, il faudrait faire celle-ci : du « surhomme « dans la littérature populaire et de ses influences sur la vie réelle et sur les mœurs (la petite-bourgeoisie et les petits intellectuels sont particulièrement influencés par ce genre d'images romanesques, qui sont comme leur « opium » , leur « paradis artificiel « , en opposition avec leur vie mesquine et étroite dans la réalité immédiate) : d'où le succès de certains slogans comme : « il vaut mieux vivre un jour comme un lion que cent ans comme une brebis [22]. « , succès particulièrement grand chez ceux qui sont justement, et irrémédiablement, des brebis. Combien de ces « brebis « disent « Oh ! si j'avais le pouvoir, même un seul jour ! « , etc.; être des « justiciers « implacables, c'est à quoi aspirent ceux qui subissent l'influence de Monte-Cristo.
Adolfo Omodeo a observé qu'il existe une sorte de « mainmorte « culturelle, constituée par la littérature religieuse, dont personne ne semble vouloir s'occuper, comme si elle n'avait aucune importance et aucune fonction dans la vie nationale et populaire. A part l'épigramme de la « mainmorte » et la satisfaction du clergé devant le fait que sa littérature spéciale n'est pas soumise à un examen critique, il existe un autre secteur de la vie culturelle nationale et populaire dont personne ne s'occupe et ne se préoccupe de façon critique; et c'est précisément la littérature de feuilleton proprement dite, au sens large du terme (au sens où Victor Hugo et même Balzac en font partie !)
Dans Monte-Cristo il y a deux chapitres où l'on disserte explicitement sur le « surhomme » des feuilletons : le chapitre intitulé « Idéologie » , lorsque MonteCristo rencontre le procureur Villefort; et celui qui décrit le déjeuner chez le vicomte de Morcerf lors du premier voyage de Monte-Cristo à Paris. Voir si dans d'autres romans de Dumas il existe d'autres éléments « idéologiques « de ce genre. Dans Les Trois Mousquetaires, Athos tient davantage du type général de l'homme fatal du bas romantisme : dans ce roman l'humeur individualiste des gens du peuple est plutôt excitée par l'activité aventureuse et extra-légale des mousquetaires en tant que tels. Dans Joseph Balsamo, la puissance de l'individu est liée à des forces obscures de magie et à l'appui que lui donne la maçonnerie européenne, donc l'exemple est moins suggestif pour le lecteur populaire. Chez Balzac, les personnages ont un caractère artistique plus concret, mais ils font cependant partie de l'atmosphère du romantisme populaire. Rastignac et Vautrin ne doivent certes pas être confondus avec les personnages de Dumas et c'est justement pourquoi leur influence est plus facile à « avouer « , non seulement pour des hommes comme Paolo Valera et ses collaborateurs de la Folla, mais aussi pour de médiocres intellectuels comme Vincenzo Morello, que l'on considère pourtant (ou du moins qui sont considérés par beaucoup) comme appartenant au monde de la « haute culture « . De Balzac il faut rapprocher Stendhal avec Julien Sorel et d'autres personnages de ses romans.
Pour le « surhomme » de Nietzsche, outre l'influence romantique française (et de façon générale celle du culte de Napoléon) il faut voir les tendances racistes, qui ont atteint leur point culminant chez Gobineau et de là chez Chamberlain et dans le pangermanisme (Treitschke, la théorie de la puissance, etc.).Mais peut-être le « surhomme » populaire de Dumas doit-il être considéré comme une réaction « démocratique « à la conception d'origine féodale du racisme, qu'il faudrait lier à l'exaltation du « chauvinisme « français dans les romans d'Eugène Sue.
Comme réaction à cette tendance du roman populaire français il faut signaler Dostoïevski : Raskolnikov, c'est Monte-Cristo « critiqué « pas un panslaviste chrétien. Pour l'influence exercée sur Dostoïevski par le roman feuilleton français, voir le numéro spécial de La Cultura consacré à Dostoïevski.
Le caractère populaire du « surhomme » contient de nombreux éléments théâtraux, extérieurs, qui conviennent à une « primadonna « plutôt qu'à un « surhomme » ; beaucoup de formalisme « subjectif et objectif « , l'ambition enfantine d'être « le premier de la classe « , mais surtout celle d'être considéré et proclamé tel. Sur les rapports entre le bas romantisme et certains aspects de la vie moderne (atmosphère digne du Comte de MonteCristo), lire un article de Louis Gillet dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1932. Ce type de « surhomme « trouve son expression au théâtre (surtout au théâtre français, qui continue sous bien des aspects la littérature de feuilleton style 1848) : voir le répertoire « classique » de Ruggero Ruggeri, comme Le Marquis de Priola, La Griffe [23], etc., et de nombreuses pièces d'Henry Bernstein. (L.V.N., pp. 122-124.)
[1933-1934]
Voir l'article de Paul Bourget : « Les idées politiques et sociales de Balzac « dans Les Nouvelles littéraires du 8 août 1931. Bourget commence par remarquer qu'aujourd'hui on donne toujours plus d'importance aux idées de Balzac :
« L'école traditionaliste [c'est-à-dire réactionnaire extrémiste] que nous voyons grandir chaque jour, inscrit son nom à côté de celui de De Bonald, de Le Play, de Taine lui-même. »
Mais il n'en était pas ainsi autrefois. Sainte-Beuve, dans son article des « Lundis » consacré à Balzac après sa mort, ne fait même pas allusion à ses idées politiques et sociales. Taine, qui admirait l'auteur des romans, lui refusa toute importance doctrinale. Le critique catholique Caro lui-même, dans les premières années du Second Empire, jugeait futiles les idées de Balzac. Flaubert écrit que les idées politiques et sociales de Balzac ne valent pas la peine d'être discutées : « Il était catholique, légitimiste, propriétaire, écrit Flaubert, un immense bonhomme, mais de second ordre. » Zola écrit : « Rien de plus étrange que ce soutien du pouvoir absolu, dont le talent est essentiellement démocratique et qui a écrit l'œuvre la plus révolutionnaire. »
On comprend l'article de Paul Bourget. Il s'agit de trouver chez Balzac l'origine du roman positiviste, mais réactionnaire, la science au service de la réaction (genre Maurras), ce qui par ailleurs est le destin le plus exact du positivisme établi par Comte. (L.V.N., p. 125.)
[1932-1933]
Voir la « Préface générale » de La Comédie Humaine, où Balzac écrit que le naturaliste aura l'éternel honneur d'avoir montré que
« l'animal est un principe qui prend sa forme extérieure ou mieux, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences... Pénétré de ce système, je vis que la société ressemble à la nature. Ne fait-elle pas de l'homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d'hommes différents qu'il y a d'espèces zoologiques ?... Il adonc existé, il existera de tous temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. La différence entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un oisif (!!), un savant, un homme d'Etat, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre (!!), un prêtre, sont aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis. «
Que Balzac ait écrit cela et même qu'il l'ait pris au sérieux et qu'il ait pu imaginer de construire tout un système social sur ces métaphores, cela n'a rien d'étonnant et ne diminue en rien la grandeur de Balzac artiste. Ce qui est remarquable, c'est qu'aujourd'hui Paul Bourget et, comme il le dit, « l'école traditionaliste « , se soient appuyés sur ces pauvres fantaisies « scientifiques « pour construire des systèmes politico-sociaux qui ne peuvent même pas se justifier par leur valeur artistique. En partant de ces données, Balzac se pose le problème de « perfectionner au maximum ces espèces sociales » et de les harmoniser entre elles, mais comme les « espèces « sont créées par le milieu, il faudra « conserver « et organiser le milieu donné pour maintenir et perfectionner l'espèce donnée. Il semble que Flaubert n'avait pas tort d'écrire que cela ne vaut pas la peine de discuter les idées sociales de Balzac. Et l'article de Bourget montre seulement à quel point est fossilisée l'école traditionaliste française.
Mais si tout le système de Balzac est sans importance comme « programme pratique « , c'est-à-dire du point de vue sous lequel l'examine Bourget, il y a en lui des éléments qui présentent de l'intérêt pour reconstruire le monde poétique de Balzac, sa conception du monde telle, qu'il l'a réalisée sur le plan artistique, son « réalisme » qui, tout en ayant des origines idéologiques réactionnaires, propres à la Restauration, monarchistes, etc., n'en est pas moins pour cela du réalisme effectif. Et l'on comprend l'admiration qu'eurent pour Balzac les fondateurs de la philosophie de la praxis : que l'homme soit tout le complexe résultant des conditions sociales au sein desquelles il s'est développé et il vit, que pour « changer « l'homme il faille changer cet ensemble complexe de conditions, c'est ce qu'a clairement compris Balzac. Que « politiquement et socialement « il ait été un réactionnaire, cela n'apparaît que dans la partie extra-artistique de ses écrits (divagations, préfaces, etc.). Et même il est vrai également que ce « complexe de conditions « ou ce « milieu « est compris de façon « naturaliste «; en effet Balzac précède un certain courant littéraire français, etc. (L.V.N., pp. 125-126.)
[1932-1933]
Notes
[1] Croce : Cultura e vita morale, pp. 169-170,chap. : « Fede e programmi « ( « La foi et les programmes. » ) de 1911. (Note de Gramsci.)
[2] Servum pecus : expression latine du poète Horace pour désigner les imitateurs en littérature (mot à mot : le troupeau des esclaves). Epigones : dans la mythologie grecque, les épigones étaient les fils des sept chefs qui périrent en assiégeant Thèbes. Par extension le mot désigne les successeurs, les descendants (dans un sens quelque peu ironique)
[3] Parthénogénèse : mode de reproduction de certains animaux par des oeufs non fécondés (des mots grecs : Parthenos, vierge, et Genesis, engendrement).
[4] CROCE : Cultura e vita morale, pp. 241-242,chap. - « Troppa filosofia « ( « Trop de philosophie « .) de 1922. (Note de Gramsci.)
[5] Le groupe de Monde : il s'agit de la revue fondée en 1928 par Henri Barbusse qui joua un grand rôle dans la création d'un front de lutte anti-fasciste des travailleurs et des intellectuels.],
[6] C'est-à-dire beaucoup sont encore partisans de la vieille représentation du monde selon le géographe grec Ptolémée, pour qui la terre était le centre de l'univers, et non de la conception scientifique moderne, née avec Copernic, qui affirma le premier que la terre n'était qu'une planète tournant autour du soleil.
[7] I Promessi Sposi (LesFiancés) : le célèbre roman historique d'AlexandreMANZONI.
[8] I Sepolcri (Les Tombeaux) : oeuvre du poète romantique italien Ugo FOSCOLO, écrite en 1807. Ce poème sur le thème de l'immortalité de la pensée humaine est l'une des plus grandes œuvres lyriques de la poésie italienne
[9] « Poésie » et « non poésie « : formule de Croce (c'est aussi le titre d'un de ses livres), qui distingue dans une œuvre littéraire ce qui appartient à l'art (poésie) et ce qui lui est étranger (non-poésie).
[10] Masaniello, Michele de Lando, Cola di Rienzo : héros populaires de l'histoire italienne. Tommaso Aniello, dit Masaniello (1623-1647) fut un pêcheur napolitain qui dirigea l'insurrection du peuple de Naples contre le vice-roi espagnol en 1647. Il fut assassiné peu après. Michele de Lando fut le chef de l'insurrection des ouvriers cardeurs de Florence; nommé gonfalonier en 1378, il gouverna la ville jusqu'à 1381, puis fut exilé. Cola di Rienzo (1313-1354), homme du peuple qui fut nommé tribun du peuple à Rome en 1347; il voulait fonder une république des Etats italiens qui rendrait à Rome sa grandeur passée; mais, devenu impopulaire par son attitude dictatoriale, il fut assassiné au cours d'une émeute.
[11] « La Religieuse de Monza » : long épisode du célèbre roman d'Alexandre MANZONI : Les Fiançés, qui constitue comme un roman dans le roman lui-même. C'est l'histoire tragique de la supérieure du couvent de Monza, Gertrude, que ses parents avaient fait entrer contre son gré dans les ordres pour conserver à leur fils aîné le patrimoine de la famille. Gertrude, cloîtrée sans vocation et désespérée, se laissa aller à une liaison amoureuse qui l'entraîna jusqu'au crime.
[12] L'un des principaux personnages du roman-feuilleton d'Eugène Sue : Les Mystères de Paris.
[13] Les Brigands (1782) : drame du poète romantique allemand Schiller, œuvre pessimiste et satire de la société.
[14] Le père Brown : prêtre-détective, personnage de plusieurs romans policiers de l'écrivain anglais Chesterton, dont le modèle lui fut fourni par le Père O'Connor.
[15]
La Mort civile : drame de Paolo Giacometti représenté
pour la première fois en 1861, et considéré
comme le chef-d'œuvre de cet auteur. Giacometti déclare
avoir voulu poser le problème du caractère
indissoluble du mariage dans le cas de la « mort civile »
d'un des époux. Pièce pathétique, pleine de
déclamation et de sentimentalité, mais qui portait sur
la scène un des problèmes de la vie publique de la
nouvelle société italienne née avec l'unité
du pays.
Les
Deux Orphelines : mélodrame en 5 actes et 8 tableaux
d'Ennery et Cormon (1874), qui connut un gros succès
populaire dans plusieurs pays. Située sous Louis XV, c'est
l'histoire émouvante de deux orphelines qui, après des
péripéties dramatiques, sont enfin réunies et
trouvent le bonheur.
Les
Crochets du Père Martin : comédie d'Eugène
Cormon et Eugène Grange (1858),pièce aux caractères
superficiels, mais qui connut un grand succès populaire à
cause de la moralité de l'intrigue.
[16] Orlando furioso (Roland furieux) : poème chevaleresque d'aventures merveilleuses, écrit par l'Arioste. L'une des grandes œuvres de la littérature italienne.
[17] Dans une autre note (Note sul Machiavelli, Einaudi, p. 288) Gramsci cite le passage de La Rabouilleuse où Balzac parle de la loterie comme de « l'opium de la misère « , et poursuit : « Ce passage de Balzac pourrait aussi être rattaché à l'expression « opium du peuple « employée dans l'introduction à la Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, publiée en! 1844, dont l'auteur (Karl Marx) fut un grand admirateur de Balzac. » Gramsci ajoute que le passage de l'expression « opium de la misère « employée par Balzac pour la loterie, à l'expression « opium du peuple « employée pour la religion, a été probablement influencé par la réflexion sur le « pari « de Pascal.
[18] L'étude de Vladimir Pozner sur « Dostoïevski et le roman d'aventures « ,écrit pour le numéro spécial de Cultura a été repris en France par la revue Europe (sept.-oct. 1931). Vladimir Pozner nous a précisé que, contrairement à ce que pense Gramsci, il n'avait jamais eu connaissance de cet essai de Jacques Rivière.
[19] Il s'agit en effet de l'article d'André LeBreton : « Victor Hugo académicien « , paru dans la Revue des Deux-Mondes du 15 février 1929. (Note de Gramsci.) [1930]
[20] Deux types d'ambitieux des romans de Balzac. Leur histoire est révélatrice d'une société (celle de la Restauration) où, à la puissance du titre de noblesse revalorisé par la monarchie, tend à se substituer la puissance que confère à l'argent l'essor récent du capitalisme.
[21] Types de personnages devenus populaires par les romans de Fenimore Cooper.
[22] Le coup de patte satirique de Gramsci utilise ici un des innombrables slogans fascistes dont Mussolini avait fait recouvrir les murs de toute l'Italie.
[23] Le Marquis de Priola, drame de Henry Lavedan (1902), adaptation « fin de siècle « de la légende de Don Juan. - La Griffe, drame d'Henri Bernstein (1906).