1979 |
« En fait, les idées de base du marxisme sont extrêmement simples. Elles permettent de comprendre, comme aucune autre théorie, la société dans laquelle nous vivons. Elles expliquent les crises économiques, pourquoi il y a tant de pauvreté au milieu de l’abondance, les coups d’États et les dictatures militaires, pourquoi les merveilleuses innovations technologiques envoient des millions de personnes au chômage, pourquoi les « démocraties » soutiennent les tortionnaires. » |
Qu'est-ce que le marxisme ?
1 - Pourquoi avons-nous besoin de la théorie marxiste ?
1979
Pourquoi aurions-nous besoin d’une théorie ? On sait qu’il y a la crise, qu’on se fait voler par nos patrons. On sait qu’on est tous en colère. On sait qu’on a besoin du socialisme. Tout le reste, c’est pour les intellectuels.
On entend souvent ce genre de discours chez les militants socialistes et syndicaux. Ce point de vue est fortement encouragé par les antisocialistes, qui essaient de donner l’impression que le marxisme est une doctrine obscure, compliquée et ennuyeuse. Les idées socialistes, disent-ils, sont ’abstraites’. Elles semblent géniales en théorie, mais la réalité est complètement différente.
Le problème avec ce genre d’argument est que ceux qui le mettent en avant ont en général leur propre ’théorie’, même s’ils refusent de le reconnaître. Posez-leur n’importe quelle question sur la société, ils essaieront d’y répondre avec une généralisation ou une autre.
Quelques exemples :
- « Les gens sont naturellement égoïstes »
- « En bossant assez dur, tout le monde peut arriver au plus haut niveau »
- « S’il n’y avait pas les riches, il n’y aurait pas assez d’argent pour fournir du travail aux autres »
- « Si seulement on pouvait éduquer les travailleurs, la société changerait »
- « Si le pays est dans un tel état c’est parce qu’on a perdu toute valeur morale »
Au cours de n’importe quelle discussion, dans le bus ou à la cantine, vous pourrez entendre des dizaines de phrases de ce genre. Tout le monde a dans la tête des idées sur pourquoi la société est ce qu’elle est, et comment améliorer sa propre situation. Ces idées sont toutes des « théories » de la société.
Quand quelqu’un dit qu’il n’a pas de théorie, ce qu’il veut dire en réalité, c’est qu’il n’a pas clarifié ses idées.
C’est particulièrement dangereux pour quiconque veut changer la société, car les journaux et la télévision remplissent sans cesse nos esprits de tentatives d’explication de cette société. Ils espèrent que l’on va accepter ce qu’ils disent sans se poser de questions. Mais on ne peut se battre de manière efficace, pour changer la société, sans savoir ce qui est faux dans tous ces arguments.
Cela a été montré pour la première fois, il y a 150 ans. Dans les années 1830 et 1840, le développement de l’industrie, dans des zones comme le nord-ouest de l’Angleterre, entraîna des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants vers des boulots misérablement payés. Ils étaient contraints d’endurer des conditions de vie d’une incroyable difficulté.
Ils commencèrent à se défendre à travers les premières organisations de masse de travailleurs - les premiers syndicats, et en Angleterre le premier mouvement pour les droits politiques des travailleurs, le Chartisme. Aux côtés de ces mouvements, apparurent les premiers petits groupes de personnes décidées à se battre pour le socialisme. Immédiatement, se posa le problème de savoir comment le mouvement des travailleurs pouvait atteindre ses objectifs.
Certaines personnes pensaient qu’il était possible, avec des moyens pacifiques, de persuader les dirigeants de la société de changer les choses. La force ’morale’ de la masse, des mouvements non-violents permettraient des améliorations pour les travailleurs. Des centaines de milliers de personnes s’organisèrent, manifestèrent, travaillèrent à la construction d’un mouvement se basant sur de telles conceptions - pour terminer vaincues et démoralisées.
D’autres reconnurent le besoin d’utiliser la ’force physique’, mais pensèrent qu’elle devait être utilisée par de petits groupes de conspirateurs détachés du reste de la société. Ces conceptions, elles aussi, amenèrent à la défaite et à la démoralisation, des dizaines de milliers travailleurs.
D’autres encore croyaient que les travailleurs pouvaient gagner grâce à des actions économiques sans se confronter à l’armée et à la police. Encore une fois ces arguments conduisirent à des actions de masse. En Angleterre, en 1842, eut lieu la première grève générale de l’histoire du monde, dans les zones industrielles du nord. Des dizaines de milliers de travailleurs ont résisté pendant quatre semaines jusqu’à ce que la faim et les privations les forcent à retourner au travail.
Ce fut à la fin de la première période des luttes des travailleurs, en 1848, que le socialiste allemand Karl Marx exposa ses idées en totalité, dans le Manifeste du parti communiste. Ses idées ne tombaient pas du ciel. Elles essayaient de fournir une base de réponse aux questions soulevées par les mouvements de travailleurs de l’époque.
Les idées que Marx a développées sont toujours d’actualité. Il est stupide de dire, comme beaucoup de personnes le font, qu’elles doivent être dépassées parce que Marx les écrivit, il y a plus de 150 ans. En fait, toutes les notions sur la société contre lesquelles Marx polémiquait sont actuellement toujours très répandues. Comme les Chartistes qui défendaient la ’force morale’ contre la ’force physique’, les socialistes débattent aujourd’hui de la ’voie parlementaire’ ou de la ’voie révolutionnaire’. Parmi les révolutionnaires, les débats pour ou contre le ‘terrorisme’ sont aussi vivants qu’ils l’étaient en 1848.
Marx ne fut pas la seule personne à essayer de décrire ce qui n’allait pas dans la société. À l’époque où il écrivait, de nouvelles inventions dans les usines permettaient de créer des richesses à une échelle inimaginable pour les générations précédentes. Pour la première fois, il semblait que l’humanité avait les moyens de se défendre contre les calamités naturelles qui furent la plaie des générations passées.
Pourtant, cela ne signifia pas une quelconque amélioration dans la vie de la majorité de la population. Au contraire. Les hommes, les femmes et les enfants qui peuplaient les nouvelles usines, vivaient dans de bien pires conditions que leurs grands-parents qui avaient trimé au champ. Leurs salaires leur permettaient à peine de survivre ; et des périodes de chômage de masse aggravaient encore plus leur situation. Ils étaient entassés dans de misérables bidonvilles dépourvus de service sanitaire et exposés à des épidémies monstrueuses.
Le développement de la civilisation, au lieu d’apporter un bonheur et un bien-être général, donna naissance à une plus grande misère.
Tout cela fut observé non seulement par Marx, mais aussi par d’autres grands penseurs de l’époque - les poètes anglais Blake et Shelley, les Français Proudhon et Fourier, les philosophes allemands Hegel et Feuerbach.
Hegel et Feuerbach appelèrent l’État de malheur dans laquelle l’humanité se trouvait, ’l’aliénation’ - un terme encore souvent employé. Par aliénation, Hegel et Feuerbach entendaient que les hommes et les femmes se trouvaient continuellement opprimés et dominés par ce qu’eux-mêmes avaient fait dans le passé. Ainsi, concluait Feuerbach, les gens développèrent l’idée de Dieu - et ainsi, s’y sont soumis, se sentant misérables parce qu’ils ne pouvaient vivre conformément à ce qu’ils avaient fait. Plus la société avançait, plus les gens se sentaient misérables, ’aliénés’.
Dans son premier écrit, Marx reprit cette
notion« d’aliénation », et l’appliqua à la vie de
ceux qui créaient les richesses de la société :
L'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. (...) La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. (...) l'objet que le travail produit, son produit, l'affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur.
Au temps de Marx, les explications les plus populaires de ce qui n’allait pas dans la société, étaient du type religieux. La misère de la société, entendait-on, venait de l’échec des gens à faire ce que Dieu voulait qu’ils fassent. Si seulement ils ’renonçaient tous au péché’, tout irait bien.
Une vue similaire est très répandue de nos jours, bien qu’elle ne se veuille plus religieuse. Elle affirme que ’pour changer la société, on doit se changer soi-même d’abord’. Si seulement, les hommes et les femmes pouvaient, individuellement, se guérir eux-mêmes de ’l’égoïsme’ ou du ’matérialisme’, alors la société irait immédiatement beaucoup mieux.
Une autre position, du même type, disait qu’il faudrait non plus changer tous les gens, mais seulement quelques-uns, ceux qui exercent le pouvoir. L’idée était de rendre les riches et les puissants ’raisonnables’.
L’un des premiers socialistes anglais, Robert Owen, commença par essayer de convaincre des chefs d’entreprises d’être plus raisonnables avec leurs travailleurs. La même idée est toujours dominante, au sein des partis socialiste et communiste, y compris leur aile gauche. Notez comment ils appellent toujours les crimes des patrons, des ’erreurs’, comme si un peu de discours pouvait persuader la haute finance de relâcher son étau sur la société.
Marx appela ces positions des positions ’idéalistes’. Non parce qu’il était contre les gens qui ont des ’idées’, mais parce que ces positions affirment que les idées existent indépendamment des conditions dans lesquelles les gens vivent.
Les idées des gens sont intimement liées aux conditions dans laquelle ils vivent. Prenons, par exemple, ’l’égoïsme’. La société capitaliste actuelle nourrit l’égoïsme - même si des gens essaient, sans arrêt, de faire preuve de solidarité. Un travailleur qui veut le meilleur pour ses enfants, qui veut pour ses parents les meilleures conditions de retraite, se trouve dans l’obligation de se battre continuellement avec les autres - pour avoir un meilleur travail, plus d’heures-sups, pour être le premier à l’embauche. Dans ce genre de société, on ne peut se débarrasser de ’l’égoïsme’ ou de ’l’avarice’, en essayant de changer les esprits des gens. C’est même encore plus ridicule, de parler de changer la société en changeant les idées des ’personnes haut placées’. Imaginez que vous réussissez à gagner un grand patron aux idées du socialisme et qu’il arrête d’exploiter ses travailleurs. Il perdra tout simplement contre des employeurs rivaux, et sera éjecté des affaires.
Même pour ceux qui dirigent la société, ce ne sont pas les idées qui importent, mais la structure de la société dans laquelle ils défendent ces idées.
Pour le dire autrement, si ce sont les idées qui changent la société, d’où viennent alors les idées ? Nous vivons dans un certain type de société. Les idées mises en avant par la presse, la télévision, le système scolaire etc. défendent cette société. Comment quelqu’un aurait-il pu développer des idées complètement différentes ? Parce que leurs expériences quotidiennes entrent en contradiction avec les idées officielles de notre société. Par exemple, on ne peut expliquer pourquoi il y a beaucoup moins de personnes croyantes aujourd’hui qu’il y a 100 ans, simplement en termes de succès de la propagande athée. On doit expliquer pourquoi les gens, aujourd’hui, sont réceptifs aux idées athées, alors qu’ils ne l’étaient pas il y a 100 ans.
De la même manière, si on veut expliquer l’impact des ’grands hommes’, on doit pouvoir expliquer pourquoi d’autres personnes ont accepté de les suivre. On ne peut pas dire, par exemple, que Napoléon ou Lénine changèrent l’histoire, sans expliquer pourquoi des millions de personnes acceptèrent de faire ce qu’ils suggéraient. Après tout, ils n’étaient pas hypnotiseurs de masse. Quelque chose dans la vie de la société, à un certain moment, conduisait les gens à penser que ce qu’ils disaient semblait correct.
On ne peut comprendre comment les idées changent l’histoire que si l’on comprend d’où viennent ces idées et pourquoi les gens les ont acceptées. Cela impose de regarder au-delà des idées et s’intéresser aux conditions matérielles de la société où elles apparaissent. C’est pour cela que Marx insistait :« Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »