1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
Une certitude sous-tendait les réactions des libéraux et des sociaux-démocrates tout au long des turbulences des années révolutionnaires. Ils étaient convaincus qu’après la crue le fleuve de l’histoire retournerait dans son lit tranquille, pour une éternité de béatitude social-démocrate – à condition qu'ils puissent isoler et détruire les forces révolutionnaires. S’ils contrôlaient le présent, ils pouvaient garantir l’avenir. C’est la même conjecture qui permet aujourd’hui aux sociaux-démocrates de conserver leur optimisme autosatisfait alors que la crise mondiale fait rage alentour.
Dans l’Europe des années 1920, une telle représentation reposait sur des illusions de la plus incroyable magnitude. Elle considérait la Première Guerre mondiale comme un accident de l’histoire que des hommes de bonne volonté auraient pu éviter, et les forces économiques liées à la guerre comme pouvant être pacifiquement contrôlées dans une nouvelle ère de prospérité.
Il est vrai que pendant les cinq années qui suivirent 1923 l’Europe et l’Amérique jouirent d’un retour apparent de l’idylle d’avant-guerre d’expansion économique et de taux de profit élevés. Mais 1929 apporta des secousses économiques dont les effets furent aussi terrifiants que les convulsions militaires de 1914. Les démons qu’on avait cru conjurés en 1923 réapparurent, en même temps que, par millions, les gens ordinaires se retournaient contre les sociaux-démocrates et les libéraux qui avaient tant promis et si peu tenu.
La troisième grande crise de l’Allemagne d’après-guerre prouva que ceux qui, pendant les deux premières crises de 1918-20 et 1923, avaient préservé l’ordre ancien n’avaient pas rendu service à l’humanité.
Le symptôme le plus évident était le retour en force du nazisme, et à un niveau bien plus important qu’en 1923. En 1928, le parti de Hitler ne recueillait que 2,6 % du vote populaire. En 1930, il avait bondi à 18,3 %, doublant encore pour atteindre 37,3 % en juillet 1932. Mais les élections n’étaient pas le seul terrain de sa croissance : les effectifs des sections d’assaut passa de 100 000 en 1930 à 400 000 en 1932.
Hitler n’aurait jamais pu prendre le pouvoir s’il ne s’était appuyé que sur les sections d’assaut. Il avait aussi besoin de la collaboration active des forces qui, dans la société allemande, s’étaient vu accorder un nouveau bail par les gouvernements sociaux-démocrates de novembre-décembre 1918 et d’avril 1920 – les généraux, les hauts fonctionnaires, les grands industriels et les intérêts fonciers. Ces derniers avaient dominé tous les gouvernements depuis 1923, avec un bref interlude social-démocrate en 1928-30. En 1930-33 leurs fondés de pouvoir, Brüning, Papen et Schleicher, étaient à la Chancellerie, gouvernant par décrets, avec d’occasionnels recours au parlement.
Les généraux et les industriels devaient toujours, cependant, s’accommoder d’un puissant mouvement ouvrier dirigé par les sociaux-démocrates. Pour conserver un minimum de bonne volonté de la part de ces derniers, ils devaient s’arrêter juste avant une attaque généralisée contre la classe ouvrière. Dans les années 1930-32, ils utilisèrent les nazis comme un contrepoids au mouvement ouvrier, gardant leur liberté de manœuvre en permettant à chacun des deux de neutraliser l’autre. Mais alors que la crise s’éternisait, ils trouvèrent le prix à payer à la social-démocratie – le maintien de certains gains réalisés par les travailleurs dans le passé – trop élevé. Les généraux et les industriels estimèrent, à la fin de 1932, que pour assurer leur domination un mouvement nazi qui détruirait les organisations de la classe ouvrière était préférable à un mouvement social-démocrate qui s’efforçait d’acheter la passivité des travailleurs.
Le premier test vint en juillet 1932. Le social-démocrate Severing était encore installé confortablement au Ministère de l’Intérieur prussien, avec sa police de 80 000 hommes armés jusqu’aux dents. Le président de la république était Hindenburg – le même Hindenburg qui, alors qu’il était dictateur du temps de guerre, avait été discrédité par l’effondrement du front, puis réhabilité par Ebert pour se joindre à l’effort commun contre le « bolchevisme ».
Au début de 1932, le soutien des sociaux-démocrates avait assuré la réélection de Hindenburg comme président. Il rendit alors aux sociaux-démocrates la monnaie de leur pièce. Il approuva la déposition du gouvernement prussien social-démocrate (de droite), démocratiquement élu dans les formes constitutionnelles, exactement de la même façon qu’Ebert, neuf ans plus tôt, avait permis la déposition du gouvernement social-démocrate (de gauche) de Saxe, démocratiquement élu dans les formes constitutionnelles. Severing, qui avait mis en route les Freikorps pour aller semer la terreur chez les travailleurs de l’Allemagne centrale et de la Ruhr, fut brutalement éjecté de son bureau par la Reichswehr qui avait été constituée à partir des Freikorps.
Et ce n’était que la répétition générale. A la fin de 1932, Goebbels confia à son journal intime sa peur que les nazis n’aient manqué leur chance ; ils avaient eu moins de voix que le total combiné du KPD et du SPD dans la seconde élection législative de 1932, et des membres déçus des sections d’assaut passaient aux communistes par milliers. L’avenir, écrivait Goebbels, « est sombre et brumeux : toutes les perspectives et tous les espoirs complètement évanouis ».
Mais à ce moment les vieux dirigeants de l’Allemagne mirent tout leur poids derrière Hitler. Les industriels Thyssen et Krupp le rencontrèrent et furent rassurés : il avait bien l’intention d’agir dans le sens de leurs intérêts. L’ancien chancelier du Parti « démocratique » du Centre, Papen, négocia avec Hitler. Puis Hindenburg donna aux nazis le contrôle du gouvernement. Ceux qui avaient été sauvés de la « socialisation » par les sociaux-démocrates en 1919 collaboraient désormais avec Hitler pour détruire le mouvement ouvrier social-démocrate.
Pourtant, même après qu’Hitler ait été installé à la Chancellerie et que ses sections d’assaut aient commencé à « nettoyer » Berlin, les sociaux-démocrates n’arrivaient pas à croire que les liens de sang qu’ils avaient établis avec la classe dirigeante entre 1918 et 1923 fussent définitivement dissous. Au Reichstag, des porte-parole sociaux-démocrates déclarèrent qu’ils formeraient une opposition loyale à ce que leur dirigeant, Breitscheid, appelait « un gouvernement légal ».1 Des groupes de Jeunesses Socialistes de Berlin qui avaient commencé à travailler dans la clandestinité furent exclus du parti.2 La direction syndicale envoya à ses membres des instructions leur demandant de célébrer le Premier Mai aux côtés des nazis dans une « journée nationale du travail »3 – mais cela n’empêcha pas les nazis de saisir les locaux syndicaux le 2 mai et d’envoyer les dirigeants dans des camps de concentration. Breitscheid mourut aux mains des nazis – de même qu’Hilferding, le « marxiste » dont le prestige avait été si précieux au capitalisme allemand pendant l’été désespéré de 1923.
Ceux qui avaient cru au capitalisme à visage humain, à la « marche dans l’ordre vers la socialisation », à « l’ancrage des conseils dans la constitution », n’avait fait que rendre inévitable la sujétion de l’Europe à une barbarie médiévale armée des engins les plus monstrueux produits par la technologie moderne.
Ce ne fut pas qu’en Allemagne que la défaite de la révolution constitua une catastrophe pour l’humanité. Proche de l’Allemagne s’étendait la masse gigantesque de l’ancien empire des tsars. Ceux qui avaient dirigé la révolution qui y avait triomphé en 1917 pensaient que sa destinée était liée à celle du géant industriel allemand. La propagation de la révolution de la Russie à l’Allemagne n’était pas un rêve insensé. Comme nous l’avons vu, il y eut un bref moment, en 1918, où les conseils ouvriers furent le seul pouvoir des monts Oural à la Mer du Nord. Il y eut un mouvement mondial, avec ses Armées Rouges dans la Ruhr aussi bien qu’en Sibérie, en Bavière comme dans le bassin du Don, ses conseils à Turin et Brême comme à Tsaritsyne.
Mais ce mouvement fut détruit à l’Ouest – en Allemagne, en Autriche et en Italie – par l’influence et la politique du réformisme social-démocrate. Au lieu que la révolution européenne se précipite à la rescousse de la république ouvrière russe assiégée, la social-démocratie européenne donna vie et espoir aux forces qui voulaient détruire cette république.
Dans de telles conditions, la démocratie ouvrière en Russie ne pouvait rester longtemps en vie. Comme Rosa Luxemburg l’écrivait dès 1918 :
Tout ce qui se passe en Russie s'explique parfaitement : c'est une chaîne inévitable de causes et d'effets dont les points de départ et d'arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l'occupation de la Russie par l'impérialisme allemand.4
Ce n’est pas ici le lieu pour traiter en détail de ce qu’il advint en Russie : la classe ouvrière décimée à la suite de la guerre civile et de l’intervention étrangère, la démocratie des soviets à l’agonie, la bureaucratisation, la montée en puissance d’une nouvelle classe capitaliste étatique, le stalinisme. Mais il est nécessaire de le répéter : l’apparition d’une forme nouvelle d’exploitation et d’oppression était inséparable de l’isolement de la révolution. La social-démocratie à l’Ouest engendra le stalinisme à l’Est. Le sang versé par Staline, comme celui répandu par Hitler, rougit le seuil des sociaux-démocrates (de droite) Ebert, Noske, Severing et Wels... comme celui du social-démocrate (de gauche) Hilferding.
Cette influence mutuelle est peut être le plus clairement démontrée par le bref été indien de Moscou en 1923. En août et septembre de cette année, les nouvelles de Berlin redonnèrent vie, brièvement, à l’enthousiasme pour la révolution. A nouveau, il semblait que l’interaction entre l’Allemagne et la Russie pouvait créer de nouvelles perspectives pour l’humanité. Il y avait à l’Ouest une lueur qui pouvait mettre de la chaleur jusque dans le cœur bureaucratique froid d’un Staline. Mais bientôt cette chaleur se transformait en déception glaciale. La défaite sans combat de l’Allemagne produisit une démoralisation encore plus grande à Moscou qu’à Berlin.
Pour le bolchevik devenu bureaucrate, la perspective d’une humanité libérée semblait à nouveau bien plus distante et irréelle que la poursuite des objectifs de production et le cirage de bottes des carriéristes ; pour les travailleurs russes, la révolution était une fois de plus un mirage lointain, obscurci par la réalité quotidienne de la pénurie, des bas salaires et d’un régime chaque jour plus autoritaire.
Les effets destructifs en Russie se retournèrent directement contre le mouvement révolutionnaire en Allemagne. Les nouveaux bureaucrates moscovites étaient habitués à une obéissance immédiate à leurs ordres : ils imposèrent la même règle à leurs partisans de l’étranger. Les effets des politiques suivies dans des pays donnés en vinrent à avoir moins d’importance que ceux qui dictaient ces politiques.
La terminologie politique elle-même en fut corrompue. Serge raconte comment
les partis changeaient de visage et même de langage : un jargon conventionnel s’imposait dans nos publications, et nous l’appelions « le sabir de l’agit-prop ». Il n’était question que de « l’approbation cent pour cent de la ligne juste de l’Exécutif », de « monolithisme bolchevik’ », de « bolchevisation accélérée des partis frères’ ».5
La discussion rationnelle au sujet de ce qu’il fallait faire fut remplacée par des mots de code arbitrairement connectés destinés à justifier les décisions après l’événement.
Le Parti Communiste Allemand avait fait, dans les cinq premières années de son existence, de nombreuses erreurs graves. Mais au moins, lorsqu’on lit les procès-verbaux des congrès et des débats de ces années-là, on se sent en présence d’êtres humains qui essaient, même avec maladresse, de changer l’histoire. A l’inverse, ce que l’on trouve dans les congrès et les débats à partir de 1924, ce sont des manœuvres de coulisses sanctifiées par une citation hors contexte et par un « fait » de pure invention.
Au moment où la troisième grande crise fondit sur l’Allemagne en 1929-1933, le Parti Communiste n’était plus un facteur positif, montrant la voie à suivre comme il l’avait fait en 1918-1920 et en 1923. Le crétinisme bureaucratique l’avait transformé en un facteur négatif de l’histoire. Bien sûr, il était capable d’obtenir des millions de suffrages des travailleurs, en particulier des travailleurs sans emploi, qui ne voyaient aucun avenir dans la social-démocratie. Mais il ne pouvait traduire cette audience en défi à l’emprise des sociaux-démocrates sur le mouvement ouvrier organisé, à cause d’un gauchisme dément, ordonné de Moscou, qui faisait paraître insignifiant l’ultra-gauchisme de 1919-1921. Moscou ayant décrété que la social-démocratie était la même chose que le fascisme, les dirigeants communistes ignorèrent la menace du vrai fascisme. Les effectifs du KPD n’étaient que de la moitié du chiffre de 1923. Malgré ses cinq millions de voix, il se positionnait en marge de l’histoire, refusant de mettre les dirigeants du SPD au défi de montrer, par le test du front unique, que les mots qu’ils utilisaient n’étaient pas seulement destinés à tromper leurs partisans. Pendant que les nazis progressaient vers le pouvoir, le KPD continuait à marmonner des phrases inintelligibles sur les dangers du « social-fascisme », endormant les travailleurs avec le slogan : « Après Hitler, notre tour ».
La dégénérescence avait atteint le point de non-retour. Le monde entier dut en payer le prix.
Notes
1 Cité in C L R James, World Revolution (Londres 1937) p. 381.
2 Julius Braunthal, Die Geschichte der Internationale, volume 2, Bonn/Bad Godesberg 1974, p. 404.
3 Ibidem, p. 405.
4 Rosa Luxemburg, La révolution russe.
5 Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire (Paris 1951) p. 203.