1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
« Le régiment Kaiser Alexandre est passé à la révolution ; les soldats se sont précipités hors des casernes, ont fraternisé avec la foule en liesse qui attendait là ; des hommes leur serraient les mains avec émotion, des femmes et des jeunes filles leur épinglaient des fleurs et les embrassaient. Mes collègues viennet et racontent qu'on (...) arrache aux officiers leurs insignes et leurs galons. (...) Des processions interminables de soldats et d'ouvriers s’étirent sans interruption sur la route. (...) Des camions pris au dépôt militaire, décorés de drapeaux rouges, avec des soldats et des civils portant des brassards rouges, accroupis, agenouillés ou debout là-haut à côté des mitrailleuses, tous dans une attitude de combat et prêts à faire feu. (...) Tous ceux qui sont prés des mitrailleuses ou qui ont le fusil sur les genoux dans des voitures privées réquisitionnées font voir les visages et l'attitude d’une détermination révolutionnaire d’acier. »1
« L’Hôtel Escherhaus est maintenant le quartier général de l’Armée Rouge. Les chambres sont maintenant bourrées de troupes rouges. (...) » A l’extérieur, « il y a un mouvement incessant dans cette mêlée chaotique d’hommes armés. Des marins, des civils pratiquement sans insigne militaire sur eux, des hommes armés en uniformes ou dans des vêtements militaires « civilisés », avec des casquettes, des chapeaux ou têtes nues, avec des fusils, des pistolets, des grenades – tout cela grouille comme une fourmilière. Des voitures arrivent constamment avec de nouveaux chargements d’hommes armés, pendant que de l’autre côté des soldats rouges défilent à pied, en chantant. (...) Du front viennent des blessés, ou bien des gardes rouges épuisés. »2
« Les messieurs élégants et les dames de la bonne société n’osaient pas se montrer dans les rues. C’était comme si la bourgeoisie avait disparu de la surface du globe. Seuls les ouvriers – les esclaves salariés – étaient visibles. Mais on les voyait armés. (...) C’était une vision sans précédent : une foule de prolétaires en armes, en uniforme ou en bleu de travail, avançant en colonnes sans fin. Il devait y avoir 12 à 15 000 hommes armés. (...) Le meeting devant le palais donnait l’image familière des défilés du Premier Mai – mais l’esprit en était si différent.... »3
Les révolutions vaincues sont vite oubliées. On les perd de vue ; notes en bas de page de l’histoire, ignorées de tous hormis d’une poignée d’historiens spécialisés. Les récits de témoins oculaires cités ci-dessus, relatant des événements intervenus dans trois grandes villes différentes d’Allemagne, attestent d’un considérable séisme révolutionnaire. Et, malgré des similitudes avec se qui se passait au même moment en Russie, à des milliers de kilomètres à l’est, ils nous parlent d’un soulèvement dans une société industrielle avancée, en Europe occidentale. A tel point que le premier ministre britannique, Lloyd George, peut écrire au président du conseil français Georges Clemenceau : « Tout l’ordre existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est remis en cause par les masses d’un bout à l’autre de l’Europe. »4
Sans une explication de la défaite du mouvement révolutionnaire en Allemagne après la Première Guerre mondiale, le nazisme qui a suivi ne peut pas être compris. L’immonde barbarie qui a balayé l’Europe dans les années 30 a surgi des cendres d’une révolution vaincue. La route qui a mené à Buchenwald et à Auschwitz a commencé par des petites batailles oubliées, à Berlin et à Brême, en Saxe et dans la Ruhr, en Bavière et en Thuringe en 1919 et 1920. La swastika est entrée dans l’histoire moderne comme l’emblème porté dans ces batailles par les troupes contre-révolutionnaires.
La révolution perdue n’a pas laissé son empreinte dans la seule Allemagne. Celle-ci était, à la fin de la Première Guerre mondiale, la seconde puissance industrielle mondiale. Ce qui s’y est produit allait nécessairement affecter de façon décisive la totalité de l’Europe, et en particulier l’Etat révolutionnaire qui venait d’être créé en Russie, à quelques journées de marche des frontières orientales de l’Allemagne.
Les dirigeants de la Russie révolutionnaire ne savaient que trop bien que, dans les conditions misérables d’arriération économique de l’ancien empire des tsars, il n’était pas possible de créer le royaume d’abondance que les marxistes avaient toujours considéré comme la condition matérielle première de l’abolition de la société de classe. Ils portaient leurs espoirs, pour compenser l’arriération russe, vers la révolution internationale.
Quand la nouvelle de la chute de la monarchie allemande atteignit la Russie en novembre 1918, un témoin, Karl Radek, nous raconte comment « des dizaines de milliers de travailleurs laissèrent exploser leur joie. Je n’ai jamais revu une chose semblable. Jusque tard dans la nuit, des travailleurs et des soldats de l’Armée Rouge défilèrent. La révolution mondiale était arrivée. La masse du peuple avait entendu sa marche d’acier. Notre isolement était brisé. »5
Les attentes de révolution mondiale devaient s’avérer vaines. Les années 1918 à 1924 virent la chute des empires – en Allemagne et Autriche-Hongrie aussi bien qu’en Russie. Elles virent les conseils ouvriers gouverner à Berlin, Vienne et Budapest comme à Moscou et Petrograd. Elles virent des grèves parmi les plus massives de l’histoire britannique, la guérilla et la guerre civile en Irlande, les premiers grands mouvements de libération nationale en Inde et en Chine, les occupations d’usines en Italie, des luttes industrielles sanglantes à Barcelone. Mais cette période s’acheva en laissant la domination capitaliste intacte partout, sauf en Russie.
Une des thèses centrales de ce livre sera que ceci n’était pas inévitable. Mais c’est arrivé. Et étant arrivé, cela a sapé les bases sur lesquelles la Révolution Russe s’était établie.
« Sans la révolution allemande nous sommes perdus », disait Lénine en mars 1918. Mais la perdition arriva d’une manière que Lénine n’avait pas prévue. Il avait pensé qu’une Russie des soviets isolée finirait par s’effondrer sous la pression des forces hostiles extérieures. Elle y a survécu – mais seulement à un prix exorbitant, l’isolement provoquant la dévastation de l'économie, menant elle-même à la fermeture de toutes les grandes usines, apportant aussi bien aux villes qu’aux campagnes famine et souffrances. Par dessus tout, il amena la désintégration de la classe ouvrière industrielle qui avait fait la révolution en 1917. Les bolcheviks, qui avaient dirigé les travailleurs en 1917, cessèrent d’être les représentants de la classe ouvrière pour devenir une espèce de dictature jacobine agissant à sa place. Et dans un pays retardataire, rejeté encore plus en arrière par les longues années de la guerre mondiale et de la guerre civile, une nouvelle dictature, bureaucratique, ne pouvait que trop facilement se cristalliser sur cette dictature révolutionnaire.
L’isolement engendra la dévastation et la dévastation engendra la bureaucratie, amenant une forme nouvelle de domination de classe. Traiter ce sujet nous éloignerait du thème de ce livre.6 Mais il est essentiel de comprendre que le point de départ du processus de dégénérescence de la Révolution Russe se situe hors de la Russie. Le stalinisme, autant que le nazisme, est un produit de la Révolution Allemande perdue.
Il y a une autre raison pour examiner la défaite du mouvement révolutionnaire en Allemagne. Depuis 1968, le monde est entré dans une nouvelle période de secousses révolutionnaires : la France en 1968, le Chili en 1972-73, le Portugal en 1974-75, l’Iran, le Nicaragua et El Salvador en 1979-80. Dans chacune d’entre elles, la force qui était centrale dans les événements d’Allemagne de 1918-23, la classe ouvrière industrielle, a joué un rôle fondamental.
Une connaissance de ce qui s’est passé en Allemagne, des erreurs des révolutionnaires et des manœuvres de leurs ennemis, met utilement en lumière les événements d’aujourd’hui. Ce n’est pas par hasard que ceux qui discutent des possibilités d’une révolution de la classe ouvrière dans le monde contemporain – que ce soient des libéraux américains comme Barrington Moore7, d’anciens militants communistes comme l’Espagnol Fernando Claudin8, ou les socialistes révolutionnaires de tous les pays – puisent leurs arguments dans les épisodes de la révolution perdue.
Le but de ce livre est de présenter l’histoire de cette période au public anglophone sous une forme accessible. Il est destiné à tous ceux qui – comme je l’étais moi-même avant d’entreprendre ce travail – sont frustrés dans leur besoin de condenser leurs connaissances fragmentaires sur la Révolution Allemande à partir d’une pléthore de sources différentes, dont certaines sont épuisées, et beaucoup, parmi les meilleures, disponibles uniquement en allemand ou en français. Ce n’est pas une œuvre « originale », dans le sens académique du terme. Je pense cependant que ce livre sera utile à ceux qui reconnaissent qu’il faut comprendre l’histoire lorsqu’on veut la changer.
Un dernier point. Il ne s’agit pas d’une de ces œuvres dans lesquelles l’auteur s’efforce de dissimuler ses propres « préjugés ». J’écris à partir d’une position de sympathie pour ceux qui ont combattu avec l’énergie du désespoir pour faire gagner la Révolution Allemande – pour la simple raison que je suis convaincu que le monde serait immensément meilleur s’ils n’avaient pas été vaincus.
Notes
1 Theodor Wolff, Der Marsch durch zwei Jahrzehnte, Amsterdam 1936, p. 194-197.
2 Buersche Zeitung, 4 mars 1920, cité in Erhard Lucas, Märzrevolution 1920, vol 1 (Francfort 1973) p. 64.
3 Mitteilungsblatt, Munich, 23 avril 1920, cité in Richard Grunberger, Red Rising in Bavaria (Londres 1973).
4 Cité in E H Carr, The Bolshevik Revolution, vol 3 (Londres 1966), p. 136.
5 Karl Radek, cité par Carr, p. 102.
6 Voir Alan Gibbons, Russia : How the Revolution was Lost, brochure du Socialist Workers Party (Londres 1980).
7 Voir, par exemple, J Barrington Moore, Injustice: The Social Bases of Obedience and Revolt (Londres 1978).
8 Voir, par exemple, Fernando Claudin, Eurocommunism and Socialism (Londres 1978).