1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


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Économisme et lutte des classes

L'économie de l’U.R.S.S. et le marché mondial

Voici ce que Trotsky qui, il est vrai, souffrait de n'avoir lu ni Germain, ni Mandel, écrivait en 1928, à propos du développement économique de l'U.R.S.S., et de ses rapports avec le marché mondial :

« Par les chiffres des exportations et des importations, le monde capitaliste nous montre qu'il a d'autres moyens pour réagir que l'intervention militaire. La productivité du travail et du système social dans son ensemble étant mesurée dans les conditions du marché par le rapport des prix, l'économie soviétique est plutôt menacée par une intervention de marchandises capitalistes à bon marché que par une intervention militaire. Rien que pour cette raison, il ne s'agit nullement de remporter un triomphe isolé au point de vue économique sur «  sa propre  » bourgeoisie. «  La révolution socialiste qui s'avance sur le monde entier ne consistera pas seulement en ce que le prolétariat de chaque pays triomphera de sa bourgeoisie. » (Lénine, "1919", vol. XVI, p. 388). Il s'agit d'un match, d'une lutte à mort, entre systèmes sociaux, dont l'un a commencé à se construire en s'appuyant sur des forces productives arriérées tandis que l'autre repose encore aujourd’hui sur des forces de production d'une puissance infiniment plus grande.
Celui qui envisage comme "pessimisme" le fait de reconnaître que nous dépendons du marché mondial (Lénine disait franchement que nous lui sommes SUBORDONNÉS) trahit entièrement sa pusillanimité de provincial, craignant le marché mondial, et la misère de son optimisme local, espérant échapper à ce marché en se dissimulant sous les buissons, en se tirant d'affaires par ses propres ressources.
La nouvelle théorie (le socialisme dans un seul pays) considère comme une question d'honneur l'idée bizarre que l'U.R.S.S. eut périr à la suite d'une intervention militaire, mais en aucun cas en raison de son retard dans le domaine économique. Mais puisque dans une société socialiste les masses travailleuses doivent être bien plus disposées à défendre le pays que les esclaves du capital à l'attaquer, on se demande : comment pourrions-nous périr à la suite d'une intervention militaire ? Parce que l'ennemi est infiniment plus fort au point de vue TECHNIQUE. Boukharine n'admet la prédominance des forces de production que par leur aspect militaire technique. Il ne veut pas comprendre que le tracteur FORD est tout aussi dangereux que le canon du CREUSOT, avec la différence que ce dernier ne peut agir que de temps à autre, tandis que le premier fait continuellement pression sur nous. En outre, le tracteur sait qu’il a derrière lui le canon comme ultime réserve.
Nous le premier Etat ouvrier, nous sommes une partie du prolétariat mondial et, avec celui-ci, nous DEPENDONS du capitalisme mondial. Le bon petit mot « liaison  », indifférent, neutre, châtré par les bureaucrates n'est mis en circulation que pour dissimuler le caractère, extrêmement pénible et dangereux pour nous, de ces «  liaisons  ». Si nous produisions aux prix du marché mondial, notre dépendance vis-à-vis de celui-ci, tout en restant une dépendance, serait infiniment moins rigoureuse qu'à présent. Mais malheureusement, il n'en est pas ainsi. Le monopole du commerce extérieur témoigne lui-même du caractère cruel et dangereux de notre dépendance. L'importance décisive que ce monopole a pour notre construction du socialisme se déduit précisément du rapport des forces défavorables pour nous. Mais on ne peut oublier un seul instant que le monopole du commerce extérieur ne fait que régulariser notre corrélation avec le marché mondial, mais ne la supprime pas.
« Aussi longtemps que notre république des Soviets » - écrit Lénine - « demeure une MARCHE ISOLEE de tout le monde capitaliste, croire à notre indépendance économique complète, à la disparition de certains dangers, serait faire preuve d'esprit fantasque et d'utopisme. »
(Vol. XVII, p. 409; souligné par Trotsky.)
Par conséquent, les dangers essentiels sont la conséquence de la situation objective de l'U.R.S.S. en tant que "marche isolée" de l'économie capitaliste qui nous est hostile. Toutefois ces périls peuvent grandir ou décroître. Cela dépend de l'action de deux facteurs : notre construction socialiste d'une part et l'évolution de l'économie capitaliste, d'autre part. Évidemment, EN DERNIERE ANALYSE, c'est le second facteur, c'est-à-dire le sort de l'ensemble de l'économie mondiale, qui a une importance décisive. »
L'Internationale communiste après Lénine », p. 141 à 143.)

Pour Germain, il semble bien que la question soit plus ou moins dépassée, puisque, comme nous l'avons vu un peu plus haut : « il y a près de dix ans (que) les rapports de forces (ont) évolué de façon décisive en faveur du camp anti-­impérialiste, et aux dépens du camp impérialiste ». (« Le 21° Congrès du P.C. de l'U.R.S.S. », « Quatrième Internationale », n° 6, mai 1959, p. 18.) Quant à la résolution sur « La situation internationale et nos tâches » du « Congrès mondial de réunification », adoptée par cette «  majorité internationale » dont Germain est l'éminent porte-parole, après avoir réaffirmé que « depuis 1960 les rapports de forces globaux ont continué » (souligné par nous) «  à évoluer de manière défavorable à l'impérialisme » (« Quatrième Internationale », n° 19, troisième trimestre 1963, p. 35), elle conclut son analyse de la «  situation économique mondiale  » en ces termes :

« Dans l'ensemble, la situation économique mondiale renferme donc toujours les grands traits spéci­fiques soulignés par des documents antérieurs de l’Internationale :
(Idem, p. 38.)

Si le «  rythme de croissance  » est vraiment, pris à part, le facteur déterminant, il faut alors conclure que c'est au cours des deux premiers plans quinquennaux que l'U.R.S.S. a livré et gagné la bataille décisive contre l'impérialisme. En fait, ce qui compte, ce qui est décisif, ce sont les rapports entre l'U.R.S.S. et les autres Etats ouvriers bureaucratisés, d'une part, et le capitalisme international sur le marché mondial d'autre part, et leurs implications sur le développement des contradictions économiques, sociales et politiques à l'intérieur de l'U.R.S.S. Certes, le «  rythme de croissance  » de économie, ou plus exactement de l'industrie de l'U.R.S.S confirme ce qu'écrivait Trotsky il y a trente ans :

«  Le socialisme a démontré son droit à la victoire non dans les pages du "Capital", mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe. »
La Révolution trahie ». Voir « De la révolution » p. 449.)

Mais il ajoutait aussitôt :

«  Les coefficients dynamiques de l'industrie soviétique sont sans précédents. Mais ni ce soir NI DEMAIN (souligné par nous) ils ne trancheront la question... La question posée par Lénine : "Qui l'emportera ?" est celle du rapport des forces entre l'U.R.S.S. et le prolétariat révolutionnaire du monde d'une part, les forces intérieures hostiles et le capitalisme mondial de l'autre. »
(Idem, pp. 449-450.)

La question n'est pas davantage tranchée aujourd'hui; bien au contraire, l'élévation relative du niveau économique de l'U.R.S.S., sans que pour cela ce niveau ait dépassé celui des pays capitalistes les plus avancés, a plutôt pour effet d'accroître « le caractère cruel et dangereux de la dépendance » de son économie à l'égard du capitalisme mondial. Cela se manifeste, nous l'avons indiqué plus haut, par la distorsion croissante de l'économie de l'U.R.S.S. qu'engendre la course aux armements. Mais ce n'est là qu'un aspect du problème. Le commerce international de l'U.R.S.S. témoigne dans son ensemble de sa dépendance « cruelle et dangereuse » à l'égard du capitalisme mondial. Cédons un instant la parole à Michel Varga :

« La balance du commerce extérieur soviétique en 1958 est déficitaire dans cinq rubriques... pour les machines et équipements, minerais et concentrés, matières premières textiles et produits semi-finis, denrées alimentaires, tissus, vêtements, chaussures... Dans les circonstances actuelles, où l'industrie chimique joue un rôle de plus en plus important, l'U.R.S.S. se trouve dans l'incapacité totale d'équiper cette industrie. D'où l'objectif du plan septennal concernant le commerce extérieur : l'importation accrue d'équipements pour l'industrie chimique, et de textiles artificiels. Cela équivaut à des achats de licences, donc à des dépenses astronomiques, se chiffrant par millions de dollars.  »
(« La Vérité », n° 525-526 d'octobre-novembre 1963, pp. 53-54)

Et Varga fait remarquer un peu plus loin que l'U.R.S.S. est obligée d'utiliser comme moyens de paiement des matières premières, telles le pétrole, qu'elle vend à l'Occident « de 49 à 53 roubles par tonne, tandis que, pour les démocraties populaires, l'U.R S.S. vend la même tonne de 70 à 100 roubles ». (Idem, p. 62), et des ventes d'or, qui constituent d'ailleurs une contribution non négligeable à l'équilibre compromis du dollar (Nous renvoyons à ce sujet, à l'étude de Varga).

Nous ne pouvons examiner ici dans le détail la dépendance économique croissante du «  monde stalinien  » à l'égard du «  régime capitaliste  », pour parler comme le chef, ou l'ex-chef, de l'école révisionniste. Il nous suffira d'en avoir exposé la nature et souligné l'importance. Recommandons pourtant à Ernest Germain (et l'auteur du «  Traité d'économie marxiste  » déjà cité ferait bien de l'imiter) de méditer ce problème, et notamment la signification profonde de ce seul fait : jusqu'à ces derniers temps, l'U.R.S.S. avait pu se contenter, pour financer le développement de ses échanges sur le marché mondial, d'obtenir de divers pays capitalistes des crédits à court et moyen terme. Elle se porte maintenant demanderesse de prêts massifs à long terme. Qu'est-ce que cela signifie ?

  1. Le développement même de l'économie de l'U.R.S.S. accroît, répétons-le, sa dépendance par rapport au marché mondial. Plus se développent les forces productives en U.R.S.S. et plus elles doivent. participer de la division internationale du travail. En d'autres termes, elles aussi étouffent dans le cadre des frontières nationales.

  2. De ce point de vue, ce qui devient de plus en plus important, c'est le rendement comparé du travail humain en U.R.S.S. et dans les pays capitalistes les plus avancés.

  3. La structure des échanges, le fait que l'U.R.S.S. soit obligée, pour développer son économie, d'avoir recours à des crédits à long terme que lui consentirait l'impérialisme, démontrent que c'est ce dernier qui domine toujours le marché mondial. Aujourd'hui, plus que jamais, l'économie soviétique est plutôt menacée par l'entrée des marchandises capitalistes à bon marché que par une intervention militaire; et non seulement celle des marchandises, mais également, sous une forme ou sous une autre, celle des capitaux. La pression militaire s'intègre dans cet ensemble.

  4. A l'heure actuelle, le développement des échanges de l'U.R.S.S. avec l'Occident met à nu les faiblesses de l'économie de l'U.R.S.S. et les contradictions internes de la gestion bureaucratique de son économie, tandis qu'il est un facteur de stabilité pour l'économie capitaliste : les travailleurs de l'Union Soviétique produisent de la plus-value pour le capitalisme mondial.

  5. Pour autant que l'impérialisme mondial pourrait, de façon décisive, maîtriser à son profit les rapports de forces entre les classes (et la bureaucratie du Kremlin fait tout ce qui dépend d'elle pour qu'il y parvienne), la pression militaire, économique et politique sur l'U.R.S.S. se multiplierait au cours des années à venir, au fur et à mesure qu'augmentera le besoin impérieux qu'éprouvent les principales puissances capitalistes d'exporter marchandises et capitaux.


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