1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

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L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme ou nouvelle époque historique ?


L'année 1968 : année miracle ?

Le 13 mai 1968, un million de travailleurs et de jeunes déferlent, de la place de la République à la place Denfert-Rochereau, à travers Paris. La force immense du prolétariat français se dresse. Le gouvernement, dès avant la manifestation, dès le samedi 11, dès l'appel de l'ensemble des centrales syndicales (C.G,T. - F.O. - C.F.D.T. - F.E.N.) à la grève générale de 24 heures et à la manifestation du 13 mai, a compris que la classe ouvrière française allait se dresser. Il recule.

De Gaulle-Pompidou, en application de leur politique d'ensemble qui veut adapter la structure du capitalisme français aux exigences du marché mondial, ont estimé au cours des semaines précédentes qu'ils pouvaient briser la résistance de la jeunesse étudiante à l'application de la réforme Fouchet. L'agitation qui règne à l'université de Nanterre leur est prétexte à la fermer. Ils font traduire plusieurs étudiants devant le conseil de discipline aux fins d'exclusion de l'université. Le vendredi 3 mai, les groupuscules (ce terme en l'occurence convient) fascisants, dont les liens avec la police sont évidents, ont affirmé qu'ils « nettoieraient la Sorbonne de la racaille marxiste ». Plusieurs centaines de militants du 22 mars, de la J.C.R., des groupes pro-chinois, de la Fédération des Étudiants Révolutionnaires se sont rassemblés dans la cour de la Sorbonne. De considérables forces de police cernent la Sorbonne et ensuite y pénètrent à l'appel du Recteur. Ils arrêtent les militants de ces organisations qu'ils embarquent dans des cars.

Cette opération est complémentaire à celle de Nanterre, il s'agit de « décapiter - politiquement les étudiants et de détruire leur capacité de résistance à l'application de la réforme Fouchet. Le gouvernement estime pouvoir briser les étudiants car il est appuyé à fond par le Parti Communiste français qui tente de discréditer le mouvement étudiant auprès des travailleurs. Marchais, lui-même, donne de la plume le vendredi 3 mai ; « l'Humanité » publie le fameux article dans lequel Marchais écrit : « De faux révolutionnaires à démasquer » ... « Les groupuscules gauchistes s'agitent dans tous les milieux ». « Ces faux révolutionnaires... suivent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. Il s'agit, en général, de fils de grands bourgeois méprisants à l'égard des étudiants d'origines ouvrières ».

Mais l'imprévu se produit, spontanément plusieurs milliers d'étudiants se rassemblent dans les rues avoisinantes à la Sorbonne. Ils manifestent. Un cri jaillit « libérez nos camarades ». Des arrestations, des condamnations à des peines de prison ferme sont prononcées. La Sorbonne est fermée et occupée par les forces de police. L'U.N.E.F. et le S.N.E.-Sup lancent l'ordre de grève générale des étudiants et des professeurs d'université. Ils adressent un appel aux travailleurs leur demandant de manifester leur solidarité. Le mouvement étudiant est ordonné par des revendications précises : levée des poursuites administratives, judiciaires et universitaires engagées contre les étudiants; non-lieu sur les enquêtes en cours, libération des détenus, retrait de toutes les forces de police de tous les lieux universitaires et de leurs environs; levée du lockout dans les établissements universitaires.

Cependant, y compris telle qu'elle est engagée, l'épreuve de force avec les étudiants n'effraie pas le gouvernement Pompidou-de Gaulle. L'Etat bourgeois a les ressources d'écraser les étudiants... si la classe ouvrière ne se met pas en mouvement. C'est de son intervention que dépend entièrement l'issue de la lutte. Le processus qui aboutira à la grève générale de 24 heures et à la manifestation du 13 mai s'amorce au cours des journées du 6 et du 7 mai, lorsque par milliers les jeunes travailleurs rejoignent les manifestations étudiantes et participent aux engagements avec la police et les C.R.S. Dès le 8 mai, les directions syndicales, particulièrement celle de la C.G.T., et les directions des grands partis ouvriers, singulièrement celle du P.C.F., sont contraintes, en raison de l'indignation, de la colère, du sentiment de la solidarité nécessaire avec les étudiants qui s'emparent des travailleurs, de « tourner ». En contact avec l'U.N.E.F., le jeudi 9 mai et le vendredi 10 mai, elles projettent pour le mardi 14 mai une manifestation qui doit affirmer la solidarité des travailleurs avec les étudiants.

Fort heureusement, la mobilisation de la classe ouvrière est suffisamment engagée et la manifestation de la nuit du 10 au 11 mai n'aboutira pas à l'écrasement du mouvement étudiant. Sans aucune perspective, sous la direction de Cohn Bendit et de la J.C.R., plusieurs milliers d'étudiants se laissent enfermer par des milliers et des milliers de policiers, de C.R.S., de gendarmes mobiles, comme dans une nasse, au cœur du Quartier Latin. Ils construisent des barricades, se battent avec acharnement et courage contre les forces policières qui donnent l'assaut. Cohn Bendit proposait comme objectif à cette manifestation la réoccupation de la Sorbonne par les étudiants. Quelques heures plus tard, à six heures du matin, il ne peut qu'en appeler aux organisations syndicales contre la répression. Les travailleurs en effet ne sauraient la tolérer. Ils ont acquis la certitude que l'écrasement des étudiants par les forces répressives de l'appareil d'État serait une victoire politique du gouvernement Pompidou-de Gaulle qui lui donnerait les moyens de précipiter son offensive contre la classe ouvrière. Le matin du 11 mai les centrales syndicales se rendent compte que la classe ouvrière n'est pas décidée à se laisser faire : elles donnent l'ordre de grève générale et de manifestation pour le 13 mai. A peine de retour d'Afghanistan, Pompidou rectifie la politique du gouvernement et opère une retraite stratégique : les forces de police évacueront la Sorbonne, il n'y aura pas de sanctions, les emprisonnés seront libérés.

Trop tard : l'appel des centrales syndicales a cristallisé l'aspiration des travailleurs à engager le combat contre le gouvernement, contre de Gaulle, qui se développe depuis des années. Un million de travailleurs et de jeunes se rassemblent et s'unifient comme classe, au cours de la manifestation, sur le mot d'ordre politique : « de Gaulle, dix ans ça suffit ». Ils ouvrent la voie à 10 millions de travailleurs qui vont se précipiter dans la grève générale. Du 27 mai au 1er juin, le gouvernement, le régime bonapartiste, vacillent, l'état bourgeois se fissure.

Sans doute les directions des centrales syndicales, celles des partis ouvriers - principalement, en raison de leur poids au sein de la classe ouvrière, les directions de la C.G.T. et du P.C.F. - parviendront à désamorcer politiquement la grève générale car De Gaulle leur renvoya la balle en dissolvant l'Assemblée Nationale et en provoquant de nouvelles élections législatives. Elles parviendront à désintégrer la grève générale de l'intérieur. La victoire électorale de De Gaulle exprimera le reflux de la petite bourgeoisie et la déception de la classe ouvrière.

La classe ouvrière n'en a pas moins démontré sa puissance et pris conscience de celle-ci. Elle n'a pas été battue. De Gaulle a failli à sa « mission historique » : détruire la capacité de combat du prolétariat. Le bonapartisme gaulliste est mortellement frappé. La démonstration de la puissance de la classe ouvrière, l'incapacité du bonapartisme gaulliste à domestiquer le prolétariat français, la certitude que la classe ouvrière partira à nouveau à l'assaut, déterminent d'importantes couches du capital financier à rechercher d'autres solutions. La défaite de de Gaulle au référendum du 27 avril 1969 et sa démission seront les conséquences différées de la grève générale.

La grève générale française se conjuguera avec la crise qui disloquera la bureaucratie tchécoslovaque en cette même année 1968 et au cours de laquelle la classe ouvrière s'affirmera la force sociale dominante qui surgit dès que l'appareil bureaucratique craque dans les pays où la bourgeoisie a été expropriée de la possession des principaux moyens de production. Seule, l'intervention militaire du 21 août 68 permettra de restaurer ultérieurement « l'ordre » bureaucratique, non sans avoir tout d'abord confirmé le rôle décisif du prolétariat de ces pays dès qu'il se met en mouvement. La résistance à l'occupation militaire aura comme force motrice la classe ouvrière, c'est à partir d'elle qu'elle s'ordonnera, les usines en seront le centre : le 14° congrès du Parti Communiste tchécoslovaque, tenu clandestinement, se déroulera à l'intérieur d'une des principales usines de Prague, l'usine C.K.D.; les émissions de radio qui alimenteront la résistance des peuples tchécoslovaques partiront des usines.

Les mouvements, les luttes des prolétariats français et tchécoslovaques au cours de cette année 1968, illustrent la puissance du prolétariat des pays économiquement développés, que ces pays soient ceux où règnent encore le mode de production capitaliste ou qu'ils soient ceux que contrôlent la bureaucratie du Kremlin et ses bureaucraties satellites.

Mais ces mouvements, ces luttes, ne tiendraient-ils pas plutôt du miracle ? Miracle de prolétariats ressurgissant sur la scène de la lutte des classes mondiale après des décennies d'un profond sommeil ? Miracle d'un réveil, en quelque sorte « surdéterminé », comme dirait Althusser, par de nouvelles couches sociales faisant irruption dans la lutte des classes, et produites par une nouvelle période de développement du capitalisme ? La grève générale de mai-juin 68, comme les luttes du prolétariat tchécoslovaque, seraient-elles, en dernière analyse, des crises de croissance de sociétés en plein développement ?

On aurait tendance à le croire à la lecture des « théoriciens » du néo-capitalisme », de la division du monde en zones (zone de la « révolution coloniale » que d'autres appellent zone des tempêtes - zone des « pays socialistes » - zone du « néo-capitalisme » que d'autres dénomment « capitalisme monopolistique d'état »), de la « science force productive directe » et du rôle des « intellectuels ».

En bref, la grève générale de mai-juin 68, les luttes du peuple et de la classe ouvrière tchécoslovaque, s'inscrivent-elles comme des moments de la lutte des classes mondiale, de l'ère des guerres et des révolutions qui est celle de « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme », ou bien, au contraire, s'intègrent-elles à une nouvelle époque de l'histoire de l'Humanité ? Loin d'être impertinente cette question est déterminante. Répondre dans un sens ou dans un autre c'est ou se situer dans la tradition de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, ou participer aux multiples révisions du marxisme depuis le réformisme classique jusqu'au révisionnisme des destructeurs de la IV° Internationale en passant par les variétés staliniennes P.S.U., maoïstes, mao-spontex.


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