1976 |
Texte publié dans « La Vérité » n° 573 de septembre 1976. Ce texte a dû être écrit au printemps 1976 et a servi à bâtir le premier exposé des camps de l'OCI de cette année-là. |
Objectif - subjectif
Le prolétariat, ses objectifs immédiats et historiques, sa " conscience de soi "
La religion, au sens général du terme, la philosophie qui, rappelons-le, n'est selon Marx et Engels que la religion mise sous forme d'idées, ont leurs lointaines origines . dans le rapport indéchiffré, et indéchiffrable alors, de l'homme à la nature : l'homme, ou plutôt la société humaine, et même les sociétés humaines, se dressent objectivement, inconsciemment, intuitivement, semi-consciemment, face à la nature en général dont elles se sont encore à peine différenciées. Mais cette nature, elles ne la maîtrisent pas. C'est la nature qui les écrase. Elles ne peuvent en avoir qu'une représentation fantastique, mystifiée. Telles sont les origines lointaines des religions et des philosophies. Il faudrait suivre le développement concret de ces religions, de ces philosophies, car bien sûr, sur ce fond, les circonstances concrètes, le développement de la société, des forces productives, sur cette base de la culture, des arts, les contradictions sociales, vont profondément modifier les religions, les philosophies, les idéologies.
Mais dès lors que la maîtrise de l'homme, c'est-à-dire de la société sur la nature, est devenue telle qu'il devient clair que l'enchaînement des rapports naturels est parfaitement rationnel, que cette nature est un processus en constant développement, qu'elle peut être maîtrisée, domestiquée, et dans une certaine mesure reproduite par l'homme, au moins dans quelques-unes de ses déterminations, celles-ci étant de plus en plus nombreuses, tout mystère, toute religion, toute philosophie, toute idéologie, devraient disparaître, pour laisser la place à la connaissance scientifique en constant progrès : le monde, l'univers étant saisis comme processus, la matière cesse d'être une généralité abstraite, généralité mystifiante, parce qu'elle est saisie dans ses catégories, leurs rapports, le passage d'une catégorie à l'autre, son mouvement dialectique.
Et pourtant, les religions, les idéologies, les philosophies demeurent. C'est dès lors dans les rapports sociaux opaques et mystifiants qu'il s'agit de trouver les raisons objectives de ces survivances du passé, survivances mais très vivantes et se renouvelant dans la forme.
Il faut que la société déchiffre et résolve ses propres mystères. En pratique, il se passe ceci (« Idéologie allemande », p. 63)
« Dès l'instant où le travail commence à être réparti, chacun a sa sphère d'activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger, ou critique... Cette fixation de l'activité sociale, cette pétrification de notre produit en une puissance objective qui domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moment capitaux du développement historique jusqu'à nos jours. La puissance sociale, c'est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnés par la division du travail, n'apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n'est pas volontaire mais naturelle ; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d'eux dont ils ne savent ni d'où elle vient, ni où elle va, qu'ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l'inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté, qu'elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l'humanité. »
La société, l'Etat, apparaissent comme une puissance autonome, indépendante, mystérieuse et écrasante.
Mais en outre:
Si la division de la société en classes correspond au développement des forces productives, le mode de production, qui développe les forces productives à un stade donné et auquel correspond une division donnée de la société en classes, exige en soi l'idéologie comme instrument du maintien de l'exploitation.
Bientôt, les forces productives entrent en contradiction avec les rapports sociaux dans lesquels elles se sont développées ; les rapports entre les classes inadéquats, des forces étrangères, incontrôlables, menaçantes, dangereuses, qui semblent sortir de terre, menacent les classes dominantes, lesquelles produisent, -si l'on peut dire, de l'idéologie. Elles en ont besoin pour elles, comme pour les masses.
En particulier, lorsque se développe le mode de production capitaliste, la classe productive par excellence, le prolétariat, doit vendre sa force productive, son énergie vitale ; une partie de son produit, chosifiée, transformée en capital constant, se dresse devant lui, l'écrase, le broie ; il fait donc plus que d'échapper à son contrôle, il le mutile : les rapports entre les hommes n'apparaissent pas comme tels, mais comme rapports de choses entre elles, de marchandises nous l'avons vu, les rapports des hommes entre eux, leurs rapports à la nature, leur « essence » s'expriment dans leur activité concrète, leur activité productive, eh bien, cette activité productrice n'a plus de sens que comme valeur d'échange, que comme substance de la loi de la valeur, son expression générique c'est l'or, équivalent général.
La contradiction entre les rapports de production bourgeois et le développement des forces productives aboutit à des catastrophes sociales qui relèguent très, très loin en arrière les catastrophes naturelles - guerres, révolutions, crises économiques, etc.
Dans ce sens, le mode de production capitaliste pousse au point le plus extrême « l'aliénation », l'aliénation du prolétariat, des masses. Et, contradictoirement, il établit l'universel, une maîtrise inconcevable il y a deux siècles de la société sur la nature, mais là aussi sous une forme qui ruine la mère de l'humanité : la terre.
La survivance et la force sans cesse renouvelée de la religion, de la philosophie, de l'idéologie, n'a plus à notre époque qu'une seule cause : les contradictions que le mode de production capitaliste engendre, le maintien de la dictature de la bourgeoisie et de ses succédanés, les bureaucraties parasitaires.
A ce point, il est nécessaire de faire allusion à certaines conceptions, qui paraissent dérivées du marxisme, ou même s'en réclament, et qui ne sont que philosophies et idéologies résurgentes. Je veux parler en particulier des théories sur l'aliénation, la réification, la choséité.
« L'aliénation », ce ne sont pas les moyens de production, les produits de l'activité humaine matériels et intellectuels, par exemple la prétendue société de consommation ; en tant que tels les moyens de production, les produits de l'activité humaine sont indispensables à l'émancipation du prolétariat. Les forces productives sont les leviers indispensables de la libération de l'étroite contrainte quotidienne des besoins immédiats dont surgit l'exploitation.
« Cette « aliénation » - pour que notre exposé soit intelligible aux philosophes - ne peut naturellement être abolie qu'à deux conditions pratiques. Pour qu'elle devienne une puissance « insupportable », c'est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu'elle ait fait de la masse de l'humanité une masse totalement « privée de toute propriété », qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissement de la force productive, c'est-à-dire un stade élevé de son développement. D'autre part, ce développement des forces productives (qui implique déjà que l'existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l'histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale) est une condition pratique préalable absolument indispensable car, sans lui, c'est la pénurie. qui deviendrait générale, et avec le besoin, c'est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l'on retomberait fatalement dans la vieille gadoue. » (« Idéologie allemande »).
L'aliénation dépend des rapports de production. Ce sont ces rapports de production qu'il faut changer pour mettre en accord le sujet et l'objet (c'est-à-dire le produit), la force productive essentielle, le prolétariat, les moyens de production, et que ceux-ci deviennent les instruments de son émancipation.
En combattant pour son émancipation, le prolétariat n'est la médiation d'aucune idéologie. Il ne combat pas pour la « conscience de soi » de l'humanité, une conscience vraie opposée à une conscience fausse qui serait celle de la bourgeoisie. D'abord, parce que la conscience de la bourgeoisie, en tant que classe, est une conscience vraie, c'est la conscience de ses intérêts de classe, qui exigent la mystification. Le prolétariat n'a rien à voir avec le Christ, ce n'est pas le rédempteur de l'humanité et de la bourgeoisie en particulier. La lutte de classe du prolétariat ne se propose aucune fin de ce genre. Elle part et elle se développe à partir des intérêts matériels du prolétariat, dont l'existence est finalement mise en cause par le développement du mode de production capitaliste qui a engendré le prolétariat. Les buts de l'histoire n'ont jamais existé comme tels. C'est ce que signifient ces phrases de Marx et Engels :
« Les communistes ne s'imaginent pas ( ... ) que le plan ou la raison d'être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux. » (Page 97.)
Comme toute classe sociale, le prolétariat pose le problème et ne peut poser autrement le problème qu'ainsi : il présente ses intérêts comme ceux de l'ensemble de la société. C'est en partant de là qu'il fait la critique de l'ancienne société. Le prolétariat ne se fixe pas et n'a pas pour objectif de réaliser la philosophie. Toute son action se résume dans la lutte pour se réapproprier son propre produit : exproprier les expropriateurs.
Il ne s'agit pas de vulgariser. Justement, nous avons dit que ce qui caractérisait l'homme, c'est qu'il produisait ses propres moyens de subsistance et que, dans le rapport de la société à la nature que cela implique, les hommes concrets historiquement et socialement déterminés se développaient eux-mêmes; nous avons dit que la seconde nature de l'homme, c'était la société.
La force productive essentielle, ce ne sont pas, si importants soient-ils, les moyens de production, en soi ils ne sont rien. C'est la force qui les met en mouvement, c'est le travailleur collectif qu'est le prolétariat. Les sciences et les techniques résultent de l'activité productrice des hommes. Elles n'existent pas en soi. Elles ne sont pas des forces productives directes. Ce sont les hommes, ou plus exactement le travailleur collectif dont le prolétariat est la force essentielle, qui en sont porteurs, et qui les mettent en mouvement. En même temps que ces sciences et ces techniques sont l'acquis le plus décisif des millénaires d'activité humaine. Des moyens de production, purement matériels, bâtiments, machines, peuvent être détruits, ce peut être très grave, ce ni est pas décisif. Si les sciences et les techniques disparaissaient, l'humanité serait brutalement renvoyée à l'animalité, il lui faudrait refaire tout le parcours. Mais ces sciences, ces techniques sont savoir humain, connaissance humaine, pratique humaine. C'est l'activité productrice du prolétariat qui en est le support en tant que force productive essentielle, et ils ne peuvent exister en dehors de lui, lui qui tend à être privé de toute culture.. La sauvegarde de tout cet acquis, et de tout ce qui repose sur cet acquis, les arts, la culture, leur développement ultérieur, dépendent de la sauvegarde et du développement de la force productive essentielle, le prolétariat, qui peut seul briser les rapports sociaux dans lesquels les forces productives étouffent, et instaurer de nouveaux rapports sociaux qui correspondent à ses exigences comme classe. C'est parce qu'il est la principale force productive, la force productive essentielle, que ses intérêts égoïstes de classe représentent l'avenir de l'humanité, la solution aux problèmes que l'époque se pose, et non en fonction de je, ne sais quelle mission providentielle, et en opposition à l'intérêt des classes exploiteuses comme classes.
Nous comprenons alors que l'activité subjective du prolétariat est déterminante en tant que force productive et force politique. Que l'acquis le plus important de l'humanité, ce sont ses forces productives, mais que celles-ci se cristallisent dans l'acquis théorique, scientifique et technique, qui n'existe que par et dans les hommes sociaux actifs. C'est ainsi qu'il faut plus particulièrement considérer le marxisme. Il n'existe qu'en tant que produit et expression de l'activité du prolétariat. Mais en même temps, il a une existence autonome, non pas en dehors de la vie des hommes organisés qui en sont porteurs, mais dans et par ces hommes pour autant que ceux-ci participent activement à la lutte des classes. Cette autonomie, et non cette indépendance, permet de comprendre la continuité du marxisme (malgré la social-démocratie, le stalinisme), et même son développement dans le trotskysme, la IV° Internationale, l'OCI, bien que les organisations qui en sont la chair et l'esprit puissent être très faibles. Elles sont nourries de la lutte de classe du prolétariat, lutte de classe que nul n'est en mesure de supprimer tant que le prolétariat existera comme classe. Le lien existe donc constamment, d'autant, rappelons-le, que le prolétariat a une conscience intuitive, semi-consciente, qui s'alimente à plus d'un siècle et demi de luttes de classe. A un stade déterminé, c'est la conscience qui, dans la lutte de classe du prolétariat, devient déterminante pour son être.
Mais notre méthode, notre programme, ne sont en aucun cas des idéaux. Nous partons des intérêts matériels du prolétariat et nous y aboutissons.
« Le communisme pour nous n'est ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communiste le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. »
C'est par son mouvement pratique que le prolétariat se hisse à la conscience, à la jonction avec le marxisme qui est lui-même nourri, dépendant, de toute la lutte de classe du prolétariat depuis les origines. Le processus est complexe, à la fois progressif et aboutissant à un saut qualitatif ; la conscience n'est pas donnée, elle est elle même incluse, participante du processus général de la lutte des classes.
Et maintenant, qu'est-ce donc qu'aboutir à la conscience, le saut qualitatif de la conscience de classe du prolétariat ? C'est le moment où, dans son mouvement pratique, il accède à la conscience de la nécessité de la dictature du prolétariat en la réalisant, et fusionne dans une certaine mesure avec le Parti révolutionnaire, qui ne s'identifie toujours pas avec la classe dans son ensemble, demeure un organe particulier autonome. La « conscience de soi » du prolétariat ne peut être que la conscience politique de sa dictature.
La voie est ouverte alors vers la société sans classes, la société communiste. « L'homme » en général n'existera pas pour autant. La disparition des classes permettra sans aucun doute que les hommes d'un moment donné soient des hommes universels dans ce temps et pour ce: temps. Mais, fort heureusement, l'humanité poursuivra sa route et les hommes continueront à se modifier, à changer, de même qu'ils continueront à avoir des problèmes extrêmement difficiles à résoudre. Laissons-en leur le soin.