1976 |
Texte publié dans « La Vérité » n° 573 de septembre 1976. Ce texte a dû être écrit au printemps 1976 et a servi à bâtir le premier exposé des camps de l'OCI de cette année-là. |
Objectif - subjectif
Une conception du monde
Les voies individuelles qui nous amènent à la nécessité de la révolution prolétarienne, du socialisme, de la reconstruction de la IV° Internationale, peuvent être très différentes : purement et simplement la lutte directe sur le terrain de l'entreprise pour la défense ou l'augmentation du prix de la force de travail ; les multiples formes non seulement d'exploitation mais d'oppression, la lutte contre celles-ci ; des contradictions intellectuelles qui expriment les contradictions de classe ; l'impasse de l'art, de la culture, que sais-je...
Mais il faut, sinon établir ici (ce n'est pas l'objet de cet exposé), rappeler que la diversité d'approches et de marches à la pratique de la lutte pour la révolution prolétarienne, le socialisme, pour la construction du parti révolutionnaire, la reconstruction de la IV° Internationale, a toujours comme origine la lutte des classes, le mouvement objectif qui porte le prolétariat à affronter la bourgeoisie, l'ensemble des contradictions de classes et à l'intérieur des classes. Ce mouvement peut être considéré ainsi qu'un mouvement objectif pour autant qu'il résulte d'un développement de rapports nés d'une histoire antérieure, qui conditionnent l'activité des classes, des groupes sociaux et politiques, des individus, lesquels agissent et combattent. Mais même si elles sont des produits de l'activité humaine antérieure et tombent dans le domaine des « conditions objectives », ces dites « conditions objectives » résultent de l'activité pratique des classes avec l'ensemble des déterminations que cela implique, donc elles sont des produits du sujet de l'histoire - l'humanité - et de ses contradictions - des classes, des hommes, sinon conscients, en tous cas pensants et agissants, produits donc de l'activité subjective. Comme le dit Engels :
« Les hommes font leur propre histoire, quelque forme qu'elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et ce sont précisément les résultats de ces nombreuses volontés agissant dans des sens différents et leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constituent l'histoire. »
(" Ludwig Feuerbach " - pp. 34 et 35.)
Mais le quotidien ne suffit pas pour adhérer au socialisme, au communisme, et participer à la construction du parti révolutionnaire, à la reconstruction de IV° Internationale.
Au minimum, il faut saisir, au moins intuitivement, que la lutte des classes actuelles doit déboucher sur un nouvel ordre social : le socialisme, qui résoudra les contradictions de la société actuelle; que ces contradictions découlent de la contradiction fondamentale entre les rapports de production bourgeois et le développement des forces productives ; que l'agent de cette transformation est la classe ouvrière, le prolétariat, force productive essentielle; et qu'en outre ce ne peut être que le résultat de l'activité pratique du prolétariat prenant conscience de lui. La nécessité du parti révolutionnaire et de la IV° Internationale vient de ce que la conscience de l'objectif, des voies et des moyens pour l'atteindre, est indispensable pour l'atteindre, que c'est au moyen de l'organisation, du parti, que sur la base de l'activité pratique du prolétariat s'élabore, se constitue la conscience de la classe ouvrière.
Si nous admettons que le programme est l'expression consciente du processus inconscient, il va alors de soi que l'origine du programme est le mouvement du prolétariat, que le programme n'est pas apporté à la classe, mais découle du mouvement de la classe. Le conscient a comme source le mouvement inconscient, et l'intuition de la classe, bien qu'ils ne se suffisent pas à eux-mêmes.
Le combat inconscient, intuitif, de la classe exploitée contre les classes exploiteuses rencontre et nourrit les contradictions des classes exploiteuses, et surtout de la classe dominante, et l'ébranlent, la fissurent au niveau le plus élevé des superstructures de la société : politique et idéologique. Le marxisme n'est pas le produit des trois sources du marxisme dont parle Lénine : le matérialisme français, l'économie politique anglaise, la philosophie allemande. Ou plutôt, il ne résulte pas de la simple rencontre de ces trois sources, mais de ce que la crise idéologique de la société bourgeoise qui apparaissait au lendemain de la Révolution française, crise idéologique, reflet de l'incapacité de la bourgeoisie d'assumer son programme théorique énoncé au siècle des lumières, le libre développement de l'individu, le règne de la raison raisonnante, s'est rencontré ou plutôt participait du même processus que l'émergence du prolétariat en tant que classe. C'est sur la base de l'action du prolétariat naissant en tant que classe, critiquant à sa manière la société bourgeoise, que la critique aussi bien du matérialisme français, de l'idéologie allemande, de l'économie politique anglaise, a pu être faite par Marx et Engels.
Engels le dit expressément lorsqu'il écrit :
« Dans toutes les périodes antérieures, la recherche des causes motrices de l'histoire était presque impossible à cause de la complexité et de la dissimulation de leurs rapports avec les répercussions qu'ils exercent; notre époque a tellement simplifié ces rapports que l'énigme a pu être résolue. Depuis le triomphe de la grande industrie, c'est-à-dire, depuis au moins les traités de 1815, ce n'est plus un secret pour personne en Angleterre que toute la politique y tournait autour des prétentions à la domination de deux classes: l'autocratie foncière et la bourgeoisie. En France, c'est avec le retour des Bourbons qu'on prit conscience du même fait; les historiens de l'époque de la Restauration de Thierry à Guizot, Michelet et Thiers, l'indiquent partout comme étant la clé qui permet de comprendre toute l'histoire de la France depuis le Moyen-Age. Et depuis 1830, la classe ouvrière, le prolétariat, a été reconnu comme troisième combattant pour le pouvoir dans ces deux pays. La situation s'était tellement simplifiée qu'il fallait fermer les yeux à dessein pour ne pas voir dans la lutte des trois grandes classes et dans le conflit de leurs intérêts la force motrice de l'histoire moderne, tout au moins dans les deux pays les plus avancés. »
(Idem, p. 86.)
De 1830 à 1848, le mouvement de l'histoire bascule. En ces dix-huit ans, le prolétariat va passer d'une action politique pour la bourgeoisie à une action politique pour lui. C'est la fin de la grande période des révolutions bourgeoises, l'époque de la révolution prolétarienne s'annonce et s'ouvre. C'est aussi celle de l'élaboration du marxisme : par la médiation des intellectuels qui rompent avec la bourgeoisie, le prolétariat s'approprie les acquis culturels de l'humanité, au moins sous la forme de la théorie révolutionnaire: le matérialisme historique.
Mais il serait erroné de croire que le marxisme est l'addition ou même la synthèse du matérialisme français, de l'économie politique anglaise et de la philosophie classique allemande (Kant, Hegel, Feuerbach). Marx et Engels ont dû préalablement critiquer, c'est-à-dire détruire, disloquer ces trois éléments, dits constitutifs du marxisme, et au travers, au moyen de cette critique, se servir de leurs matériaux pour construire le nouvel édifice théorique : le marxisme. Mais cet acquis théorique n'est ni achevé, ni transmis directement au prolétariat. Il faudra tout un long processus historique qui va au-delà de la révolution pour que cela soit pleinement réalisé.
Il n'est pas achevé. Là encore, c'est le mouvement du prolétariat qui permet de le développer. Ainsi, Marx dira de la Commune qu'elle fut la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat ; le Programme de transition ne pourra être élaboré qu'au cours et au terme de la première période de la révolution prolétarienne qui va de 1917 à 1938 : de même que le Manifeste communiste n'a été élaboré qu'en 1847 après que le prolétariat se soit engagé dans le combat comme classe, à la veille de la révolution de 1848. La prise du pouvoir à l'échelle internationale par le prolétariat permettra sans aucun doute de nouveaux et importants développements du marxisme.
Il n'est pas directement transmis au prolétariat. Certes, la conscience de classe du prolétariat n'est pas une donnée fixe, figée. Elle se modifie en fonction de l'expérience historique accumulée. L'action, l'agitation, la propagande des organisations et partis ouvriers agissent, en relation avec l'expérience qu'il tire de ses combats, sur sa conscience. Mais le matérialisme historique exige l'organisation, le parti en tant qu'organisation spécifique. L'organisation et le parti n'étant pas un sanctuaire idéologique, mais des organismes de combat, d'action politique. C'est un aspect de la division du travail bourgeoise qui s'impose dans le combat même du prolétariat pour sa suppression. Pour s'approprier pleinement le marxisme, la classe ouvrière comme classe devra dans un mouvement pratique établir les conditions de sa disparition comme classe, abolir la division entre travail manuel et travail intellectuel.
Le programme, notre programme est une partie du mouvement de l'histoire, une concentration pour une période - celle de la révolution prolétarienne - du matérialisme historique. Mais nous avons besoin pour agir, pour tenir en un combat long et difficile, pour donner toute l'efficacité à notre activité, de situer notre programme lui-même comme partie d'un ensemble beaucoup plus vaste, qui fonde le mouvement de la révolution prolétarienne dans l'histoire, et l'histoire de l'humanité elle-même, c'est-à-dire d'une conception du monde.
Le matérialisme dialectique est précisément cette conception du monde. Le matérialisme dialectique inclut le matérialisme historique. Il unit contenu, forme et méthode.
Une conception du monde peut être idéaliste. Mais ne pas en avoir revient a laisser la place à l'idéalisme. C'est une nécessité pratique de la révolution prolétarienne que de combattre l'idéalisme sous toutes ses formes, religieuses et philosophiques. Les hommes agissants et pensants, et encore bien plus lorsque ce sont des révolutionnaires ont besoin de percevoir, sinon de savoir, quelle est leur place dans l'histoire, et quelle est la place de l'humanité dans le monde, l'univers.