1976 |
La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme. |
A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel
Stéphane Just
La révolution prolétarienne et l’unité de la nation, du peuple, du prolétariat allemands
Le plus frappant peut‑être de ces thèses consacrées à la révolution mondiale est l'absence totale de référence à l'Allemagne, au peuple allemand, au prolétariat allemand, à la révolution allemande.
Pourtant, la victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne, ce sera la quasi‑certitude de la victoire de la révolution prolétarienne en Europe, sinon son point final, et un pas immense vers la victoire de la révolution prolétarienne mondiale. Les grandes puissances impérialistes le savent, la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites le savent.
En 1943‑1945 ils ont décidé de poursuivre la guerre jusqu'à l'occupation militaire complète de l'Allemagne pour parer à l'éventualité de la révolution en Allemagne. Ils craignaient que l'effondrement de l'appareil militaire, l'appareil d'État nazi ouvre toutes grandes les vannes au déferlement de la révolution prolétarienne en Allemagne, si une puissante force répressive n'était pas mise en place. Malgré cela, le prolétariat allemand à la fin de la guerre n'est pas resté passif : des comités ouvriers ont surgi, le prolétariat à l'Est et à l'Ouest a commencé à exproprier le capital, à gérer les usines. Le phénomène a été plus particulièrement marqué dans la zone d'occupation russe, les capitalistes et les hobereaux ayant en majorité fui à l'Ouest. La répression s'est lourdement abattue, surtout à l'Est, contre les masses allemandes, en même temps que les usines étaient en grande partie démantelées, les richesses pillées. Des parties entières du peuple allemand ont été déportées et ont dû fuir de leurs provinces natales, chassées par la bureaucratie du Kremlin : de Prusse orientale, de Silésie, des Sudètes. Ainsi, les puissances impérialistes et la bureaucratie du Kremlin, celle‑ci jouant le rôle principal, ont empêché qu'en 1944‑1945 la révolution allemande se produise. L'expropriation des capitalistes allemands à l'Est est un sous‑produit des initiatives du prolétariat allemand. Elle est peu de chose en regard du sauvetage de l'ensemble du capitalisme allemand qui a été possible en raison de la division de l'Allemagne, de la politique contre‑révolutionnaire d'écrasement et de spoliation des masses allemandes.
La division en deux de l'Allemagne, de la nation allemande, du prolétariat allemand, la politique de la bureaucratie du Kremlin sont indispensables à la bourgeoisie allemande, compte tenu des rapports entre les classes, pour maintenir la stabilité sociale et politique en Allemagne. En même temps, l'impérialisme allemand a un besoin organique d'investir et de récupérer économiquement l'Est de l'Allemagne, et que soit ouverte à la libre circulation des marchandises et des capitaux l'Europe de l'Est. Intrinsèquement, la bourgeoisie allemande est politiquement faible, très faible. Sa force politique lui vient de la conjonction de la politique de la bureaucratie du Kremlin et du soutien de l'impérialisme US. C'est la politique du Kremlin de division de l'Allemagne, la crainte du stalinisme qui entravent politiquement le prolétariat allemand.
La force politique de la bourgeoisie anglaise reste considérable. Elle lui vient d'un enracinement séculaire, d'une stabilité de ses institutions politiques également séculaire. Etayée par le Labour Party et l'appareil des TUC, elle a été en mesure de supporter le poids d'une longue décadence, en maintenant un relatif équilibre entre les classes. Pourtant, la combinaison de l'effondrement de l'économie capitaliste anglaise et de la montée de la révolution en Europe ouvrirait en Angleterre une crise révolutionnaire. Déjà les rapports sociaux et politiques en Angleterre deviennent plus difficiles. Ils s'orientent vers une instabilité croissante au travers de laquelle la révolution prolétarienne s'ouvrira une voie. La bourgeoisie allemande n'a jamais eu d’institutions politiques stables qu'elle dirigeait directement. Tard venue, elle n'a pas réalisé elle‑même l'unité allemande et les tâches démocratiques bourgeoises. Elle a été entre 1918 et 1933 sous la menace quasi constante de la révolution prolétarienne. Pour éviter la révolution, surmonter la crise économique en préparant la guerre, tenter une deuxième fois de s'assurer l'hégémonie en Europe, elle a abandonné le pouvoir politique, confié l'État bourgeois aux bandes hitlériennes, qu'elle a été incapable de chasser du pouvoir, pour éviter le désastre, par crainte du démon de la révolution prolétarienne. L'État bourgeois allemand fusionné aux bandes hitlériennes s'est effondré à la fin de la guerre. En 1945, il était en miettes. Il n'a pu être reconstruit morceau par morceau que grâce à la politique stalinienne, sous la tutelle et la protection des armées d'occupation impérialistes, le support et l'aide directe de l'impérialisme US.
L'accélération de la marche à la crise, la dislocation du marché européen et mondial, conjugués à la révolution prolétarienne ouverte en Espagne, en Italie, en France, révélera cette faiblesse politique de la bourgeoisie allemande et de son État. Par contre, elle montrera la puissance du prolétariat allemand et sa capacité à renouer avec sa glorieuse tradition révolutionnaire. Déjà le parti bourgeois le plus important depuis la fin de la guerre, le CDU-CSU est en crise. Le parti libéral n'est plus qu'une ombre, Les bases d'un nouvel hitlérisme n'existent plus en Allemagne occidentale : l'impérialisme allemand n'a pas la vigueur nécessaire. Ce n'est qu'au terme d'un long processus politique fait d'une succession de très dures défaites du prolétariat, non seulement en Allemagne occidentale mais en Europe, qu'un néo‑fascisme pourrait renaître et postuler au pouvoir. La seule solution politique que la bourgeoisie a pour contenir le prolétariat allemand, alors que la tension économique et sociale est encore limitée, est de laisser la social‑démocratie et le spectre du stalinisme au gouvernement. L'impérialisme US l'a parfaitement compris : il a « mouillé » Strauss dans le scandale « Lookheed » à la veille des élections, et ainsi a voté social‑démocrate.
Mais l'Allemagne ne s’arrête pas au mur de Berlin, ou sur l'Elbe. Il n'y a pas deux nations allemandes, deux peuples allemands.
A la vérité, il n'y a pas même deux États allemands. Quelles que soient ses faiblesses, bien qu'il ait été brisé en 1945, l'État bourgeois allemand a tout de même des origines historiques, et représente une certaine continuité. Il est l'État d'une classe de la nation allemande : la bourgeoisie. C'est donc bien un État allemand. L'État qui campe, qui corsète la partie Est de l'Allemagne, n'a aucune racine dans le peuple allemand. Il est l'instrument d'oppression que la bureaucratie du Kremlin a construit en Allemagne de l'Est. C'est un corps étranger au peuple allemand, et que celui‑ci rejette. Que la bureaucratie du Kremlin n'ait plus la mainmise sur l'Est de l'Allemagne, et cet « État » s'évanouirait. L'expropriation du capital à l'Est de l'Allemagne, à laquelle le prolétariat allemand est attache, resterait, et cela effraie la bourgeoisie allemande, l'impérialisme, la social‑démocratie. Les récents événements montrent que la levée de l'hypothèque stalinienne ne peut qu'accélérer la marche à la révolution en Allemagne.
En Allemagne, la révolution sociale et la révolution politique se rejoignent directement. Au poids traditionnel du prolétariat allemand, au rôle décisif classique qu'il a à jouer dans le processus de la révolution prolétarienne, s'ajoute ce rapport particulier. Il est donc inconcevable que des thèses consacrées à « la révolution mondiale » soient muettes sur la révolution allemande.
Le prolétariat allemand s'engagera d'autant plus dans le processus révolutionnaire européen, et y jouera le rôle majeur, que la révolution sociale et la révolution politique sont conjointement à l'ordre du jour en Europe, et que leur point de jonction est l'Allemagne.