1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IVème partie. Les débuts du christianisme.
5. L'évolution de la communauté chrétienne
c. Apôtres, prophètes et docteurs
1908
Au début, la communauté ne connaissait ni différenciation entre les uns et les autres ni employés spécifiquement affectés à une tâche. Tout membre de la communauté, homme ou femme, pouvait s'instituer docteur et agitateur, s'il s'en sentait la capacité. Tout le monde parlait sans détours de ce qu'il avait sur le cœur, et comme cela lui venait, ou, pour parler le langage de l'époque, comme l'esprit saint le lui inspirait. La plupart continuaient certes, en parallèle, à exercer leur métier, mais parmi eux, il y en avait aussi un certain nombre qui, particulièrement brillants et forts de leur prestige, faisaient cadeau de tout ce qu'ils possédaient et se consacraient entièrement à une vie d'apôtres ou de prophètes, c'est-à-dire à l'agitation. Une nouvelle différence de classe se constituait.
La communauté chrétienne se scinda donc en deux catégories : il y avait les membres ordinaires, dont le communisme pratique ne débordait pas le cadre des repas communs et des œuvres d'assistance mutuelle mises en place par la communauté : aide à la recherche de travail, soutien des veuves et des orphelins ainsi que des détenus, assurance-maladie, caisse pour les obsèques. Mais à côté d'eux, il y avait ceux qu'on appelait les « saints » ou les « parfaits », qui pratiquaient un communisme radical, renonçaient à toute propriété et à toute vie de couple et faisaient cadeau de tout ce qu'ils possédaient à la communauté.
C'était fort impressionnant et conférait à ces éléments radicaux, comme en témoignent les titres qu'on leur donnait, un immense prestige dans la communauté. Et eux-mêmes avaient le sentiment d'être au-dessus de leurs compagnons ordinaires et se comportaient comme une élite dirigeante.
Voilà donc enfantée une nouvelle aristocratie, et enfantée par qui ? par la version radicale du communisme.
Et comme n'importe quelle aristocratie, celle-ci ne se contentait pas de s'arroger le pouvoir de commander au reste de la communauté, elle tentait aussi de l'exploiter.
Effectivement, de quoi pouvaient vivre les « saints » une fois qu'ils s'étaient défaits de tous les moyens de production et de tous les stocks de marchandises qu'ils possédaient ? Il ne leur restait plus que le choix entre les petits travaux occasionnels, transporter des fardeaux, faire les commissionnaires et autres emplois de ce genre – et la mendicité.
Le plus simple était de quémander auprès des camarades et de la communauté elle-même, qui ne pouvaient laisser en proie à la faim un membre méritant, surtout si cet homme ou cette femme de mérite avaient un talent propagandiste – ce qui, à vrai dire, ne demandait pas alors la maîtrise d'un savoir à acquérir par un dur labeur, mais seulement du tempérament, de l'astuce et le sens de la répartie.
Paul déjà se querelle avec les Corinthiens en disant que la communauté est dans l'obligation de le dispenser, lui comme les autres apôtres, de tout travail manuel, et de subvenir à ses besoins :
« Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus notre Seigneur ? Et vous, n’êtes-vous pas mon œuvre dans le Seigneur ? … N’ai-je pas le droit d’emmener avec moi une femme croyante, comme l'ont fait les autres apôtres et les frères du Seigneur et Képhas (Pierre) lui-même ? Ou bien serais-je le seul avec Barnabé à ne pas avoir le droit d’être dispensé de travail ? … Qui garde un troupeau sans boire du lait de ce troupeau ? … En effet, dans la loi de Moïse il est écrit : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain. Dieu s’inquiète-t-il des bœufs, ou bien sa parole ne se rapporte-t-elle pas toujours et partout à nous ? »
Paul explique donc que quand Dieu parle du bœuf, c'est nous qu'il a en vue. Bien sûr il ne s'agit pas du bœuf, ce roi des sots ! xx . L'apôtre continue :
« Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels, serait-ce trop de récolter chez vous des biens matériels ? Si d’autres ont part à vos ressources, n’en avons-nous pas le droit encore plus qu’eux ? » (1. Corinthiens 9, 7 sq.)
Soit dit en passant, la dernière phrase renvoie aussi au caractère communiste des premières communautés chrétiennes.
Après ce plaidoyer en faveur d'un soutien correct à assurer aux apôtres, Paul ajoute certes qu'il ne parle pas pour lui, mais pour les autres, lui-même ne demandant rien aux Corinthiens :
« J’ai sollicité d’autres communautés et me suis fait donner par elles l’argent nécessaire (ὀψώνιον) pour me mettre à votre service. … les frères venus de Macédoine m'ont apporté ce dont j’avais besoin. » (2. Corinthiens 11, 8)
Cela ne change rien au fait que Paul souligne que c'est le devoir de la communauté de pourvoir aux besoin des « saints », lesquels ne se reconnaissaient pour eux-mêmes aucune obligation de travailler.
Comment ce type de communisme chrétien se peignait dans la tête de ceux qui n'étaient pas croyants, c'est ce que nous montre la biographie de Pérégrinus Protée écrite par Lucien en 165. Certes, le satiriste Lucien n'est pas un témoin impartial, il colporte beaucoup de racontars malveillants d'une totale invraisemblance, par exemple quand il raconte que Pérégrinus aurait quitté Parion, sa ville natale située sur l'Hellespont, parce qu'il aurait tué son père. Aucun tribunal n'ayant jamais eu à se saisir de cette accusation, la chose est pour le moins hautement douteuse.
Mais quand nous retranchons du récit de Lucien ce qu'il faut en ôter, il reste toujours assez de notations intéressantes, car elles ne montrent pas seulement comment le monde païen percevait la communauté chrétienne, elles donnent aussi un aperçu sur sa vie réelle.
Après avoir lâché une bordée de vilenies sur le compte de Pérégrinus, il raconte comment celui-ci se bannit lui-même après le meurtre de son père et entreprit de vagabonder dans le monde entier :
« A cette époque, il s'initia à la mirifique sagesse des chrétiens en fréquentant leurs prêtres et leurs scribes en Palestine. Face à lui, ils ne tardèrent pas à se révéler être de grands enfants, chez eux, il cumula dans sa seule personne les fonctions de prophète, de président de leurs agapes (ϑιασάρχης), de président de la synagogue (Lucien mélange Juifs et chrétiens. K.). Il leur expliquait quelques écrits et les interprétait, il en rédigea lui-même une foule d'autres, bref, ils le prirent pour un dieu, firent de lui leur ordonnateur et le nommèrent président. Ils vénèrent certes en plus l'autre grand personnage, l'homme crucifié en Palestine, parce qu'il a introduit dans le monde cette nouvelle religion (τελετήν) 140 . Pour cette raison, Pérégrinus fut arrêté et jeté en prison, ce qui lui valut un prestige considérable pour le restant de sa vie, et alimenta sa forfanterie et sa gloriole qui étaient ses passions dominantes.
« Alors qu'il était au cachot, les chrétiens, y voyant un grand malheur, cherchèrent toutes les possibilités pour l'aider à s'évader. Quand ils se furent rendu compte que c'était irréalisable, ils lui procurèrent toutes les attentions et toutes les délicatesses imaginables. Dès le petit matin, on pouvait voir de vieilles femmes, des veuves et des orphelins assis devant la prison, tandis que leurs chefs soudoyaient les gardiens pour passer la nuit auprès de lui. On lui faisait passer toutes sortes de plats, ils se racontaient leurs légendes sacrées, et l'excellent Pérégrinus, comme on l'appelait encore, était pour eux un nouveau Socrate. Il venait même des envoyés des communautés chrétiennes des villes d'Asie pour le soutenir, pour l'assister devant le tribunal et pour l'encourager. Dans les cas qui, comme celui-là, touchent leur communauté, ils font preuve d'une ferveur incroyable, bref, ils ne lésinent pas sur les moyens. Pérégrinus toucha alors lui aussi beaucoup d'argent de leur part à cause de son incarcération, et en tira un bénéfice qui n'est pas mince.
« Ces pauvres crétins sont en effet pénétrés de la conviction qu'ils sont immortels et qu'ils vivront éternellement, raison pour laquelle ils méprisent la mort et souvent la recherchent de leur plein gré. En outre, leur premier législateur les a persuadés qu'ils seraient tous frères à partir du moment où ils auraient abjuré les dieux grecs, adoreraient leur maître (σοφιστήν) crucifié et vivraient suivant ses lois ; c'est pourquoi toutes choses sont pour eux d'aussi peu de valeur les unes que les autres et ils pensent que ce sont des biens communs (κοινὰ ἡγοῦνται), sans qu'ils avancent de raison suffisante pour cette façon de voir. Que vienne chez eux un imposteur habile et qui s'entend à profiter de la situation, il s'enrichit en très peu de temps en menant ces nigauds par le bout du nez. »
Tout cela n'est pas à prendre au pied de la lettre. Ces propos sont dans doute du même niveau que les petites histoires sur les trésors accumulés par les agitateurs de la social-démocratie à partir des sous extorqués aux ouvriers. Avant de pouvoir s'enrichir sur son dos, il fallait que la communauté chrétienne commence par devenir plus riche que ce qu'elle était alors. Mais il est probablement exact que déjà à cette époque, la communauté entretenait très correctement ses agitateurs et ses organisateurs, et que des fripouilles dénuées de scrupules pouvaient en profiter. Il faut noter que le texte atteste le communisme de la communauté.
Lucien raconte ensuite que le gouverneur de Syrie aurait libéré Pérégrinus parce qu'il le trouvait trop insignifiant. Pérégrinus serait alors retourné dans sa ville natale où il aurait trouvé l'héritage paternel en piteux état. Toujours est-il qu'il lui restait quand même une somme importante qui apparaissait énorme à ses partisans et que même Lucien, qui n'a aucune bienveillance pour lui, estime se monter à 15 talents (70 000 marks). Il en fit don à la population de la ville pour, selon Lucien, se laver de l'accusation de parricide.
« Il se présenta devant l'assemblée du peuple de Parion : il avait déjà les cheveux longs, son manteau était crasseux, il portait une sacoche en bandoulière, tenait un bâton à la main et s'était pour tout dire arrangé une tenue très théâtrale. C'est dans cet accoutrement qu'il parut devant eux et dit que toute la fortune que lui avait laissée son regretté père était désormais propriété du peuple. En entendant cela, le peuple, des pauvres qui salivaient à l'idée du partage, crièrent aussitôt que lui seul était un ami de la sagesse et de la patrie, le vrai successeur de Diogène et de Cratès. Il avait ainsi passé une muselière à ses ennemis, et quiconque se serait aventuré à rappeler l'assassinat aurait été aussitôt assommé.
« Il partit alors pour la deuxième fois en vagabond, les chrétiens, qui suivaient sa route et ne le laissaient manquer de rien, le pourvoyant largement en moyens de faire face aux frais du voyage. C'est ainsi qu'il fit son chemin un certain temps. » 141
Il finit par être exclu de la communauté, pour avoir, dit-on, mangé des choses interdites. Mais cela lui ôtait ses moyens d'existence, et il chercha donc à récupérer sa fortune – sans succès. Il se composa alors un personnage de philosophe mendiant, cynique et ascétique, et parcourut ainsi l’Égypte, l'Italie, la Grèce, pour finir à Olympie où, après les Jeux, il mit théâtralement fin à sa vie devant un public spécialement convoqué à ce spectacle, en se précipitant à minuit au clair de lune dans un bûcher en flammes.
On le voit, l'époque qui a vu naître le christianisme a produit de drôles de farfelus. Mais il serait injuste de traiter les individus comme ce Pérégrinus de simples charlatans. Son suicide est déjà un démenti. Il faut en tout cas, non seulement être immensément imbu de soi-même et avide de se mettre soi-même en scène, mais aussi avoir déjà une certaine dose de mépris du monde et de dégoût de la vie, ou disons de folie, pour utiliser le suicide comme moyen de faire sa réclame.
Il se peut que le Pérégrinus Protée dépeint par Lucien ne soit pas une figure réelle, mais une caricature, mais en tout cas, c'est une caricature géniale.
L'art de la caricature ne consiste pas à simplement déformer l'apparence, mais à accentuer et exagérer les traits caractéristiques décisifs. Le vrai caricaturiste n'est pas un simple bouffon grotesque, il doit voir le fond des choses et distinguer nettement ce qui est essentiel et significatif.
Lucien a, avec Pérégrinus, souligné les facettes qui allaient devenir la marque de toute la catégorie des « saints » et des « parfaits » dont il est ici le représentant. Ils pouvaient bien être guidés par les motifs les plus variés, les plus sublimes comme les plus fous, et être eux-mêmes persuadés de leur parfaite abnégation, il y avait, dissimulés dans les plis de leurs rapports avec la communauté, les germes d'un rapport d'exploitation qui n'échappaient pas à Lucien. Il est possible qu'à son époque, il ait encore été outrancier de dire que les « saints » censés ne rien avoir à eux s'enrichissaient sur le dos de la communauté communiste, cela n'allait pas tarder à devenir une réalité, et en fin de compte une réalité laissant loin derrière elles les plus grossières exagérations du satiriste de ses débuts.
Si Lucien met au premier plan les « richesses » acquises par les prophètes, un autre païen, son contemporain, raille le dérangement de leurs facultés.
Celse décrit « les façons dont on prédit l'avenir en Phénicie et en Palestine » :
« Il existe beaucoup de gens qui, tout en étant de parfaits anonymes, se comportent comme s'ils étaient saisis d'extase prophétique, et cela sans le moindre effort et à la première occasion qui se présente, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des sanctuaires ; d'autres, qui vagabondent en mendiant et font le tour des villes et des campements en offrant le même spectacle. Tous connaissent les mots par cœur, ils les débitent sur-le-champ : 'Je suis Dieu', ou bien 'le fils de Dieu', ou bien 'l'esprit de Dieu'. 'Je suis venu parce que la fin du monde est proche, et vous courez à votre perte à cause de vos injustices. Mais je veux vous sauver, et vous me verrez revenir bientôt vêtu de la puissance céleste ! Heureux celui qui m'honore aujourd'hui ! Tous les autres, je les abandonnerai au feu éternel, les villes comme les pays et leurs habitants. Ceux qui refusent maintenant de voir le jugement qui les attend, changeront en vain d'avis et soupireront en vain ! Mais ceux qui auront cru en moi, je les garderai pour l'éternité !' Ils enchevêtrent en outre ces menaces grandiloquentes de paroles étranges, à moitié démentes et absolument incompréhensibles, dont aucun homme, si doué de raison soit-il, ne peut démêler le sens, tellement elles sont ténébreuses et creuses. Mais le premier imbécile ou le premier charlatan venu peut les interpréter à sa guise. … J'ai moi-même entendu plus d'une fois ces prétendus prophètes de mes propres oreilles, mais une fois démasqués, ils m'ont avoué leurs faiblesses et reconnu qu'ils avaient inventé eux-mêmes leurs propos inintelligibles. » 142
Ici encore, on a le même plaisant mélange de charlatan et de prophète, mais ici aussi on irait trop loin en traitant toute l'affaire exclusivement d'imposture. Elle témoigne seulement de l'atmosphère générale dans laquelle baignait la population, une atmosphère certes propice à l'activité des charlatans, mais qui ne pouvait manquer aussi de produire une exaltation et une extase réelles dans des esprits faciles à s'enflammer.
Sous ce rapport, les apôtres et les prophètes étaient probablement du même calibre. Mais ils se distinguaient sur un point essentiel : les apôtres n'avaient pas de résidence stable, ils se déplaçaient sans itinéraire fixe, d'où leur nom, (ἀπόστολος, messager, voyageur, marin) ; les prophètes, en revanche, étaient les « notables locaux ».
C'est très probablement le phénomène de l'apostolat qui s'est développé le premier. Tant qu'une communauté restait réduite en nombre, elle ne pouvait entretenir en permanence un agitateur. Dès que ses moyens étaient épuisés, celui-ci devait poursuivre sa route. Et tant que les communautés furent peu nombreuses, il s'agissait en premier lieu d'en fonder de nouvelles dans les villes d'où elles étaient absentes. Étendre l'organisation aux régions où elle n'existait pas encore, maintenir les relations entre elles, voilà quelle était la tâche prioritaire de ces agitateurs itinérants qu'étaient les apôtres. C'est à eux surtout qu'est dû le caractère international de l'organisation chrétienne qui a tant contribué à sa vitalité. Une organisation locale pouvait être anéantie si elle ne pouvait compter que sur ses propres forces. En revanche, il était quasiment impossible, avec les moyens dont disposait alors la puissance étatique, de persécuter toutes les communautés chrétiennes en même temps et partout dans l'empire. Il en restait toujours d'où les persécutés pouvaient recevoir de l'aide matérielle ou bien où ils pouvaient trouver refuge.
Ce fut avant tout l'effet des pérégrinations incessantes des apôtres, dont le nombre, à certaines périodes, a dû être assez élevé.
Des agitateurs locaux, se consacrant exclusivement à l'agitation, il ne pouvait y en avoir que lorsque les communautés avaient atteint une taille suffisante pour avoir les moyens de les entretenir en permanence.
Plus il y avait de villes où existait une communauté, et plus les communautés grossissaient, plus prospéraient les prophètes, plus se rétrécissait en revanche le champ d'action des apôtres qui étaient essentiellement intervenus dans les villes où il n'en existait pas ou bien où elles étaient très petites. Le prestige des apôtres était condamné à décliner.
Mais il ne pouvait manquer non plus de se dessiner une certaine opposition entre eux et les prophètes. Car les moyens dont disposaient les communautés étaient limités. Plus grande était la part prise par les apôtres, moins il restait pour les prophètes. Ceux-ci étaient donc amenés à vouloir affaiblir encore l'autorité déjà déclinante des apôtres et à restreindre les subsides qui leur étaient alloués, et par ailleurs à augmenter leur propre influence et à fixer les droits auxquels on pouvait prétendre sur les dons des croyants.
Cette volonté transparaît clairement dans le livre déjà cité à plusieurs reprises et appelé la « Doctrine des douze apôtres (didachè) », un ouvrage rédigé entre 135 et 170. On peut y lire :
« Que tout apôtre qui vient chez vous soit accueilli comme le Seigneur. Mais il ne restera pas plus d'une journée, et si c'est nécessaire, encore une journée. Mais s'il reste trois jours, alors c'est un faux prophète. A son départ, qu'il ne reçoive rien que la quantité de pain dont il a besoin pour rejoindre un gîte pour la nuit suivante. S'il réclame de l'argent, c'est un faux prophète.
« Vous n'éprouverez et ne critiquerez aucun prophète qui parle en esprit : car tout péché sera remis, mais ce péché-là ne le sera pas. Mais tout homme qui parle en esprit n'est pas prophète, mais seulement s'il a la conduite du Seigneur, c'est donc d'après leur conduite que l'on distinguera le faux prophète et le vrai prophète. Et aucun prophète qui, poussé par l'esprit de Dieu, ordonne de dresser une table (pour les pauvres, Harnack), ne vient y manger, à moins qu'il ne soit un faux prophète. Et tout prophète qui enseigne la vérité, mais sans faire ce qu'il enseigne, est un faux prophète. Et aucun prophète éprouvé, véridique, qui agit en ayant en vue le mystère terrestre de l’Église, mais qui n'enseigne pas aux autres à faire tout ce qu'il fait lui-même, ne doit être jugé par vous ; car c'est Dieu qui le jugera. Les anciens prophètes (chrétiens) ont en effet agi de même. »
Nous avons vu que ce passage contient vraisemblablement une allusion à l'amour libre, qui doit être permis aux prophètes à condition qu'ils n'invitent pas la communauté à imiter leur exemple.
Le texte continue :
« Quiconque vous dit en esprit : donne-moi de l'argent ou quelque chose d'autre, ne l'écoutez pas ; mais s'il demande qu'on donne pour d'autres indigents, que nul ne le juge.
« Tout homme « qui vient au nom du Seigneur » (donc tout camarade, K.) doit être accueilli ; ensuite éprouvez-le, et discernez ce qui est exact et ce qui est faux, car vous devez savoir ce qu'il en est. Si le nouveau venu ne fait que passer, secourez-le ; mais il ne demeurera chez vous que deux ou trois jours, si c'est nécessaire ; s'il veut s'établir chez vous, et qu'il soit artisan, qu'il travaille et qu'il se nourrisse ; mais s'il n'a pas de métier, que votre prudence avise à ne pas laisser un chrétien vivre en fainéant avec vous. S'il ne veut pas agir ainsi, c'est un trafiquant du Christ ; gardez-vous des gens de cette sorte. »
On estimait donc déjà nécessaire de veiller à ce que la communauté ne soit pas envahie et exploitée par des mendiants qui viendraient se joindre à elle. Mais cela ne vaut que pour les mendiants ordinaires :
« Tout vrai prophète voulant s'établir chez vous mérite sa nourriture. Pareillement, le docteur véritable mérite sa nourriture comme n'importe quel ouvrier. Tu prendras donc, du pressoir et de l'aire de battage, des bœufs et des brebis, les prémices de tous les produits, tu les donneras aux prophètes, car ils sont vos grands-prêtres. Et si vous n'avez pas de prophète, donnez-les aux pauvres. Si tu fais du pain, prélève les prémices et donne-les selon le commandement. De même, si tu ouvres une amphore de vin ou d'huile, prélèves-en les prémices et donne-les aux prophètes. Sur ton argent, sur tes vêtements, sur toute sorte de richesse, prélève les prémices, selon ton appréciation, et donne-les selon le commandement. »
Dans ces instructions, les apôtres s'en tirent plutôt mal. On ne peut encore les empêcher d'exister. Mais la communauté dans laquelle ils se montrent, est invitée à les faire partir aussi vite que possible. Le camarade ordinaire qui passe par la ville a droit à deux-trois jours de secours, mais le pauvre diable d'apôtre seulement à un ou deux jours. Et il ne faut surtout pas lui donner d'argent.
Le prophète, en revanche, « mérite sa nourriture ! ». Il doit être entretenu sur la caisse commune. En outre, les croyants sont dans l'obligation de lui livrer tous les prémices de vin, de pain, de viande, d'huile et de drap, et même des rentrées d'argent.
Cela concorde tout à fait avec la description que fait Lucien, à la même époque que celle où est conçue la didachè, de la belle vie de Pérégrinus qui s'était établi comme prophète.
Mais tandis que les prophètes refoulaient ainsi les apôtres, eux-mêmes commençaient à être confrontés à une nouvelle concurrence en la personne des docteurs, qui, certes, à l'époque de la rédaction de la didachè, ne devaient pas avoir encore une grande importance, n'y étant mentionnés que brièvement.
A côté de ces trois catégories, d'autres éléments encore, non évoqués dans la didachè, étaient actifs dans la communauté. Dans la première lettre aux Corinthiens (12, 28), Paul les mentionne tous :
« Les uns, Dieu les a placés premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement pour enseigner, et ensuite pour les miracles, les dons de guérison, d'assistance, d'administration, et le don de parler diverses langues. »
Les dons d'assistance et d'administration sont devenus très importants, mais pas ceux des rebouteux et guérisseurs, qui n'ont sans doute pas pris à l'intérieur de la communauté des formes différentes de celles qui étaient généralement répandues à cette époque. L'apparition des docteurs est liée à l'arrivée d'éléments aisés et cultivés. Les apôtres et les prophètes étaient des ignorants qui parlaient en improvisant sans jamais étudier. Peu importait que les gens cultivés ricanent. Mais bientôt s'en trouvèrent parmi eux qui, attirés soit par les œuvres charitables, soit par la puissance de la communauté, soit peut-être aussi par l'universalisme de la doctrine chrétienne, tentèrent d'élever celle-ci à un niveau supérieur de ce qu'on entendait à l'époque par savoir scientifique – un niveau qui à vrai dire n'était plus que l'ombre de lui-même. Ce furent les docteurs. Ce sont eux qui les premiers cherchèrent à insuffler au christianisme l'esprit d'un Sénèque ou d'un Philon dont jusqu'ici l'effet sur lui avait selon toute probabilité été pratiquement nul.
Mais la masse des adhérents comme sans doute la majorité des apôtres et des prophètes les regardaient avec humeur et jalousie ; peut-être était-ce une relation analogue à celle que l'on connaît entre le « poing calleux de l'ouvrier » et les « universitaires ». Cependant, avec la multiplication des éléments aisés et instruits dans la communauté, ils seraient peut-être parvenus à gagner en autorité et à éliminer les prophètes et les apôtres.
Mais cela ne se produisit pas, car auparavant, les trois catégories furent absorbées par une puissance devenue supérieure à elles toutes, mais qui n'est mentionnée que marginalement dans la didachè : l'évêque.
Notes de K. Kautsky
140 Cette phrase marque une rupture de sens, et est par ailleurs douteuse, notamment le « certes » (γοῠν). En outre Suidas, un lexicographe du 10ème siècle, note expressément que Lucien aurait, dans sa biographie de Pérégrinus, « calomnié le Christ lui-même ». Dans les textes qui nous sont parvenus, on ne trouve pas de passage correspondant. Il serait tentant de considérer que c'est cette phrase qui est en jeu, et de supposer que Lucien se serait ici moqué de Jésus, que cela aurait scandalisé des âmes pieuses et les aurait incitées, en la copiant, à la retourner en son contraire. Différents chercheurs admettent effectivement que cette phrase pourrait être, dans sa forme actuelle, le résultat d'une falsification.
141 Lucien, La mort de Pérégrinus, 11 à 16.
142 Cité par Harnack dans son édition de la « Doctrine des douze apôtres », p. 130 sq.
Note du traducteur
xx « Ochsen, die leeres Stroh dreschen ». Kautsky risque une plaisanterie : Ochse, 1 « bœuf » 2 familièrement: un « abruti »; dreschen battre (le blé) - dans le texte biblique, un bœuf « bat », donc « écrase » du blé ; leeres Stroh dreschen « battre de la paille vide »: beaucoup parler pour ne rien dire.
On reprend ici, pour équivalence dans la tonalité, une citation de Stendhal (La Chartreuse de Parme,1839, p. 63) : "Ce bœuf, ce roi des sots"