1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IVème partie. Les débuts du christianisme.
6. Christianisme et social-démocratie
1908
Engels conclut la célèbre introduction qu'il rédigea en mars 1895 pour une nouvelle édition de la brochure de Marx « Les luttes de classes en France de 1848 à 1850 » par les développements suivants :
« Il y a maintenant presque exactement mille six cents ans que dans l'Empire romain sévissait également un dangereux parti révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l'État. Il niait carrément que la volonté de l'empereur fût la loi suprême, il était sans patrie, international, il s'étendait sur tout l'Empire depuis la Gaule jusqu'à l'Asie, débordait les limites de l'Empire, Il avait fait longtemps un travail de sape souterrain, secret. Mais depuis assez longtemps déjà il se croyait assez fort pour paraître au grand jour. Ce parti révolutionnaire qui était connu sous le nom de chrétien avait aussi sa forte représentation dans l'armée; des légions tout entières étaient chrétiennes. Lorsqu'ils recevaient l'ordre d'aller aux sacrifices solennels de l'Église païenne nationale pour y rendre les honneurs, les soldats révolutionnaires poussaient l'insolence jusqu'à accrocher à leur casque des insignes particuliers - des croix, - en signe de protestation. Même les chicanes coutumières des supérieurs à la caserne restaient vaines. L'empereur Dioclétien ne put conserver plus longtemps son calme en voyant comment on sapait l'ordre, l'obéissance et la discipline dans son armée. Il intervint énergiquement, car il était temps encore. Il promulgua une loi contre les socialistes, je voulais dire une loi contre les chrétiens. Les réunions des révolutionnaires furent interdites, leurs locaux fermés ou même démolis, les insignes chrétiens, croix, etc., furent interdits, comme en Saxe les mouchoirs rouges. Les chrétiens furent déclarés incapables d'occuper des postes publics, on ne leur laissait même pas le droit de passer caporaux. Comme on ne disposait pas encore à l'époque de juges aussi bien dressés au « respect de l'individu » que le suppose le projet de loi contre la révolution de M. de Koeller, on interdit purement et simplement aux chrétiens de demander justice devant les tribunaux. Cette loi d'exception resta elle aussi sans effet. Par dérision, les chrétiens l'arrachèrent des murs; bien mieux, on dit qu'à Nicomédie, ils incendièrent le palais au-dessus de la tête de l'empereur. Alors, celui-ci se vengea par la grande persécution des chrétiens de l'année 303 de notre ère. Ce fut la dernière de ce genre. Et elle fut si efficace que dix-sept années plus tard, l'armée était composée en majeure partie de chrétiens et que le nouvel autocrate de l'Empire romain qui succéda à Dioclétien, Constantin, appelé par les curés le Grand, proclamait le christianisme religion d'État. »
Personne, parmi ceux qui connaissent Engels et comparent ces dernières lignes de son « testament politique » avec les opinions qu'il a défendues toute sa vie, ne peut douter du sens qu'il donnait à ce rapprochement plein d'humour. Il voulait souligner la force irrépressible et la rapidité des progrès de notre mouvement, rendu irrésistible notamment, selon lui, par la multiplication de ses partisans dans l'armée, en sorte qu'il serait sous peu en état de contraindre à la capitulation même l'autocrate le plus puissant.
Cette description exprime surtout le vigoureux optimisme qui anima Engels jusqu'à la fin de sa vie.
Mais on lui a aussi donné une autre interprétation, étant donné qu'elle suit immédiatement des propos qui exposent l'idée que la voie légale est pour le moment le meilleur chemin sur lequel notre parti pourrait prospérer. Il y a eu des gens pour penser qu'Engels reniait dans son testament politique tout le travail de sa vie et posait finalement comme erroné le point de vue révolutionnaire qu'il avait défendu pendant deux générations. Ces gens concluaient qu'Engels en était venu à reconnaître que l'idée de Marx suivant laquelle la violence est l'accoucheuse de toute nouvelle société ne pouvait plus être défendue plus longtemps. Dans cette comparaison entre christianisme et social-démocratie, les commentateurs de ce type ont mis l'accent, non pas sur la force irrésistible et la rapidité avec lesquelles le christianisme progressait, mais sur le fait que Constantin l'avait reconnu volontairement comme religion officielle, que celui-ci avait remporté la victoire sans aucune secousse violente ébranlant l’État, d'une façon parfaitement pacifique, le gouvernement se rangeant à une attitude conciliatrice.
C'est ainsi, pensaient-ils, que la social-démocratie finirait par l'emporter. Et immédiatement après sa mort, cette espérance sembla effectivement se réaliser, Monsieur Waldeck-Rousseau prenant en France la place d'un nouveau Constantin et faisant de l'évêque des nouveaux chrétiens, Monsieur Millerand, son ministre.
Ceux qui connaissent Engels et n'ont pas d'à-priori, savent qu'il n'a jamais songé à abjurer son passé révolutionnaire, et donc que la conclusion de son introduction ne peut être interprétée dans le sens qui vient d'être indiqué. Mais force est d'admettre que la rédaction n'en est pas très claire. Pour les gens qui ne connaissent pas Engels, mais qui pensent qu'il aurait été, immédiatement avant sa mort, subitement saisi de doutes sur le sens de ce qu'il avait fait toute sa vie, ce passage, considéré isolément, peut certes est compris comme indiquant que le chemin de la victoire parcouru par le christianisme serait un modèle pour la voie que la social-démocratie doit emprunter pour arriver à ses buts.
Si c'était ce qu'Engels avait réellement voulu dire, il n'aurait rien pu dire de pire sur la social-démocratie, il aurait prophétisé, non le triomphe à venir, mais la déroute totale du but magnifique que sert la social-démocratie.
Il est significatif que les gens qui exploitent dans leur sens le passage en question, passent sans rien comprendre et le regard méfiant devant tout ce qu'il y a de grand et de profond chez Engels, mais accueillent avec enthousiasme des phrases qui, si elles contenaient réellement ce qu'on veut y mettre, ne seraient que des non-sens.
Nous avons vu que le christianisme n'a remporté la victoire qu'après être devenu l'exact contraire de ce qu'il était à l'origine ; qu'avec le christianisme, ce n'est pas le prolétariat qui a triomphé, mais le clergé qui l'exploitait et le dominait ; que le christianisme n'a pas vaincu comme force révolutionnaire mais comme force conservatrice, comme nouvel appui de l'oppression et de l'exploitation ; qu'il n'a non seulement pas éliminé le pouvoir impérial, l'esclavage, l'indigence des masses et la concentration des richesses dans un petit nombre de mains, mais qu'il les a consolidés. L'organisation chrétienne, l’Église, a vaincu en abandonnant son but primitif et en devenant la championne du pôle opposé.
Vraiment, si la victoire de la social-démocratie devait se produire de la même façon que celle du christianisme, alors ce serait une raison d'abjurer, non la révolution, mais la social-démocratie, alors il n'y aurait du point de vue prolétarien pas d'accusation plus cinglante, alors les attaques que les anarchistes lui adressent ne seraient que trop justifiées. Et effectivement, la tentative française de ministérialisme socialiste, qui a essayé d'imiter, tant dans le camp socialiste que dans le camp bourgeois, la méthode d'étatisation du christianisme d'antan – bizarrerie des temps, cette fois pour combattre le christianisme d’État d'aujourd'hui – n'a eu pour conséquence qu'un regain de forces du syndicalisme mi-anarchiste et antisocial-démocrate.
Mais heureusement, c'est se fourvoyer complètement que de faire dans ce contexte un parallèle entre christianisme et social-démocratie.
Le christianisme est certes à sa naissance un mouvement de déshérités, comme la social-démocratie, et c'est la raison pour laquelle l'une et l'autre ont beaucoup en commun, comme cela a été souligné à maintes reprises dans ce qui a été dit plus haut.
Engels a également, peu avant sa mort, attiré l'attention sur ce point dans un article publié dans la « Neue Zeit » et intitulé « A propos de l'histoire du christianisme primitif », un article qui témoigne de l'intérêt que portait alors Engels au sujet, si bien que le parallèle lui est venu naturellement dans son introduction aux « Luttes de classes en France ». Il y écrit :
« L'histoire du christianisme primitif offre des points de contact remarquables avec le mouvement ouvrier moderne. Comme celui-ci, le christianisme était à l'origine un mouvement d'opprimés ; il apparut tout d'abord comme religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privés de droits, des peuples subjugués ou dispersés par Rome. Tous les deux, le christianisme de même que le socialisme, prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère; le christianisme transporte cette délivrance dans l'au-delà, dans une vie après la mort, au ciel ; le socialisme la place dans ce monde, dans une transformation de la société. Tous les deux sont poursuivis, et traqués, leurs adhérents sont proscrits et soumis à des lois d'exception, les uns comme ennemis du genre humain, les autres comme ennemis de l’État, de la religion, de la famille, de l'ordre social. Et malgré toutes les persécutions, et même directement servis par elles, l'un et l'autre se frayent victorieusement, irrésistiblement, leur chemin. Trois siècles après sa naissance, le christianisme est reconnu comme la religion d'État de l'empire mondial de Rome : en moins de 60 ans, le socialisme a conquis une position telle que son triomphe définitif est absolument assuré. »
Ce parallèle est juste en gros, mais avec quelques réserves : on ne peut guère dire que le christianisme était une religion d'esclaves, il n'a rien fait pour eux. D'autre part, la délivrance de la misère proclamée par le christianisme était au début imaginée sous des espèces très matérielles, dans le monde d'ici-bas, pas au ciel. Mais cet aspect ne fait qu'augmenter la ressemblance avec le mouvement ouvrier moderne.
Engels poursuit :
« Déjà au Moyen-Âge, le parallélisme des deux phénomènes s'impose lors des premiers soulèvements de paysans opprimés, et surtout, des plébéiens des villes. … Tant les communistes révolutionnaires français, que Weitling et ses partisans, se réclamèrent du christianisme primitif, bien longtemps avant qu'Ernest Renan ait dit : Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l'Association internationale des travailleurs.
« L'homme de lettres français qui, en exploitant la critique biblique allemande avec un sans-gêne inouï même dans le journalisme moderne, a confectionné, les Origines du Christianisme, un roman sur l'histoire de l’Église, ne savait pas combien il y avait de vérité dans son propos. Je voudrais voir l'ancien « international », capable de lire, par exemple, le texte appelé seconde épître aux Corinthiens, sans que, sur un point tout au moins, d'anciennes blessures ne se rouvrent chez lui. »
Engels poursuit ensuite en entrant encore plus dans les détails la comparaison entre le christianisme primitif et l'Internationale, mais n'étudie pas l'évolution ultérieure du christianisme ni du mouvement ouvrier. Le renversement dialectique du premier ne le préoccupait pas, et pourtant, s'il avait suivi ce fil, il aurait pu aussi découvrir dans le mouvement ouvrier moderne des germes d'un tel renversement. Comme le christianisme, celui-ci, en se développant, est obligé de créer dans le parti comme dans les syndicats, des organes permanents, une sorte de bureaucratie professionnelle, dont il ne peut se passer, qui est pour lui une nécessité et qui ne peut que croître et remplir des fonctions de plus en plus importantes.
Cette bureaucratie, que l'on ne doit pas restreindre aux seuls employés administratifs, mais voir au sens large aussi chez les rédacteurs de journaux et les députés, ne va-t-elle pas elle aussi, évoluer, comme le clergé mené par l'évêque, et former une nouvelle aristocratie ? Une aristocratie qui domine et exploite la masse des travailleurs et qui finit par obtenir le pouvoir de négocier d'égal à égal avec le pouvoir d’État, qui éprouve le besoin, non de le subvertir, mais de s'y intégrer ?
Il n'y aurait pas à douter de ce résultat final si le parallèle était justifié en tous points. Mais ce n'est heureusement pas le cas. Autant il y peut y avoir de similitudes entre le christianisme et le mouvement ouvrier moderne, autant il y a par ailleurs de différences, et des différences fondamentales.
Avant toute autre chose, le prolétariat est aujourd'hui très différent de ce qu'il était à la naissance du christianisme. Certes, il serait exagéré de dire, comme on a coutume de le faire, que le prolétariat libre était à l'époque exclusivement constitué de mendiants, et que les esclaves étaient les seuls travailleurs. Mais il est certain que la présence du travail des esclaves corrompait aussi les prolétaires libres qui travaillaient et qui étaient la plupart du temps des ouvriers à domicile. L'idéal du prolétaire travailleur était alors, tout comme celui du mendiant, de parvenir à vivre sans travailler, aux dépens des riches, ce qui supposait de pressurer au maximum les esclaves pour en soutirer les produits nécessaires.
En outre, le christianisme était dans les trois premiers siècles un mouvement exclusivement urbain, alors que l'existence de la société dépendait peu des prolétaires des villes, même de ceux qui travaillaient, sa base productive étant encore presque uniquement l'agriculture, à laquelle étaient liées de très importantes branches d'industrie.
Tout cela faisait que les principaux acteurs du mouvement chrétien, les prolétaires libres des villes, ceux qui travaillaient comme ceux qui paressaient, n'avaient pas le sentiment que la société vivait à leurs crochets, et qu'ils aspiraient tous à vivre de la société sans fournir de contrepartie. Dans la société de l'avenir dont ils rêvaient, le travail ne jouait aucun rôle.
Il en découlait à priori qu'en dépit de toute la haine de classe nourrie contre les riches, le désir de gagner leurs faveurs et leurs libéralités ne cessait périodiquement de percer et que l'inclination de la bureaucratie ecclésiastique pour les riches rencontrait aussi peu de résistance durable que l'arrogance de cette bureaucratie elle-même.
La dégénérescence économique et morale du prolétariat de l'empire romain était par ailleurs encore aggravée par la dégénérescence générale de toute la société, qui s'appauvrissait et se décomposait de plus en plus et dont les forces productives ne cessaient de décroître. Ainsi, la désespérance et l'abattement se saisissaient de toutes les classes sociales, paralysaient leur activité autonome, leur faisaient toutes n'attendre de salut que de forces situées en-dehors de l'ordre des choses, de forces surnaturelles, faisaient d'elles la proie passive de tout imposteur un peu malin et de tout aventurier énergique et sûr de lui, leur faisaient renoncer, comme à une entreprise vouée à l'échec, à toute lutte autonome contre l'un ou l'autre des pouvoirs établis.
Quelle différence avec le prolétariat moderne ! C'est un prolétariat qui travaille, et il sait que toute la société repose sur ses épaules. En même temps, le mode de production capitaliste transfère de plus en plus le centre de gravité de la production des campagnes vers les centres industriels, dans lesquels la vie intellectuelle et politique est des plus intenses. Ce sont ces ouvriers, les plus énergiques et les plus intelligents de tous, qui sont maintenant les éléments qui tiennent dans leurs mains le sort de la société tout entière.
Le mode de production dominant développe par ailleurs énormément les forces productives et augmente ce faisant les attentes que les ouvriers font valoir vis-à-vis de la société tout en augmentant aussi leur capacité à obtenir satisfaction. Ils sont pleins d'espoirs, de confiance en l'avenir, de conscience de leur force, comme l'était avant eux la bourgeoisie montante qui s'en trouvait stimulée à briser les chaînes de la domination et de l'exploitation féodale, cléricale, bureaucratique, l'essor du capital lui donnant la force de le faire.
Les origines du christianisme coïncident avec l'effondrement de la démocratie. Les trois siècles de son développement jusqu'à sa reconnaissance officielle sont une époque de décadence prolongée de tous les restes d'auto-administration, de même qu'ils sont une époque de déclin prolongé des forces productives.
Le mouvement ouvrier moderne a son point de départ dans une éclatante victoire de la démocratie, la Révolution française. Le siècle qui s'est écoulé depuis montre, au-delà de toutes les vicissitudes et de toutes les péripéties, une progression constante de la démocratie, une croissance carrément fabuleuse des forces productives, et non seulement une expansion numérique, mais aussi une augmentation de l'autonomie et de la lucidité du prolétariat.
Il suffit d'avoir à l'esprit ces contrastes pour comprendre que la social-démocratie ne peut en aucun cas se développer en suivant les mêmes voies que le christianisme et qu'il n'y a pas à craindre que de ses rangs surgisse une nouvelle classe de dominants et d'exploiteurs qui partage le butin avec les anciens détenteurs du pouvoir.
Alors que dans l'empire romain, la combativité et l'insolence du prolétariat ne cessaient de s'affaiblir, dans la société moderne, les antagonismes de classes ne font que s'approfondir à vue d’œil, et toutes les tentatives d'amener le prolétariat à renoncer à son combat en se conciliant son avant-garde, ne peuvent que se briser sur cet écueil. Partout où cela a été tenté, les initiateurs se sont vus abandonnés par leurs partisans, quels qu'aient été auparavant leurs mérites dans la cause du prolétariat.
Mais il n'y a pas que le prolétariat et le milieu politique et social dans lequel il baigne qui soient aujourd'hui fondamentalement différents de ceux de l'époque du christianisme primitif, le caractère du communisme lui-même et les conditions de sa mise en œuvre sont également tout autres.
L'aspiration au communisme, le besoin de l'instaurer, découlent certes de la même source qu'autrefois, la dépossession, et tant que le socialisme est seulement un socialisme sentimental, seulement l'expression de ce besoin, il se manifeste parfois aussi dans le mouvement ouvrier moderne dans des tentatives analogues à celles de l'époque du christianisme primitif. Mais même le plus petit niveau de compréhension des conditions économiques du communisme lui donne maintenant aussitôt un caractère totalement différent.
La concentration des richesses dans un petit nombre de mains, qui sous l'empire romain allait de pair avec une diminution constante des forces productives dont elle était elle-même partiellement responsable, cette même concentration est devenue aujourd'hui la base d'une énorme croissance des forces productives. Alors que la redistribution des richesses n'aurait alors pas nui le moins du monde, aurait plutôt favorisé la productivité de la société, elle signifierait aujourd'hui la paralysie complète de la production. Le communisme moderne ne peut plus songer aujourd'hui à redistribuer les richesses de façon égalitaire, il veut bien plutôt ouvrir la voie à la plus grande productivité possible du travail et à plus d'égalité dans la répartition des produits annuels du travail en poussant jusqu'à ses dernières limites la concentration des richesses et en les transformant, de monopole privé de quelques groupes de capitalistes qu'elles sont, en un monopole social.
Mais sur le versant opposé, le communisme moderne, s'il veut satisfaire les besoins des êtres humains tels que les a façonnés le mode de production moderne, doit préserver pleinement l'individualisme de la consommation. Cet individualisme ne signifie pas que les individus s'écartent les uns des autres quand ils consomment, il peut prendre, il prendra bien souvent la forme de la sociabilité, de la consommation sociable ; l'individualisme de la consommation ne signifie pas non plus la suppression de la grande entreprise dans la production des moyens de consommation, ne signifie pas le remplacement de la machine par le travail manuel, comme en rêvent bien des socialistes esthètes. L'individualisme de la consommation, cela veut dire la liberté de choisir ce qu'on veut consommer, et aussi la liberté de choisir la société avec laquelle on partage les plaisirs.
Les masses populaires de l'époque du christianisme primitif ne connaissaient par contre pas de formes de production sociale ; dans l'industrie urbaine, il n'y avait pour ainsi dire pas de grande entreprise employant des travailleurs libres. Mais elles étaient familières de formes sociales de consommation, souvent arrêtées par décision de la commune ou de l’État, et notamment des repas pris en commun.
Le communisme des premiers chrétiens était ainsi un communisme de la répartition des richesses et de l'uniformisation de la consommation, le communisme moderne est un communisme de la concentration des richesses et de la production.
Ce communisme chrétien des premiers temps n'avait pas besoin, pour être mis en œuvre, d'être étendu à toute la société. On pouvait commencer déjà dans le cadre de la société existante, et même, dans la mesure où il était en état de s'organiser durablement, les formes qu'il prenait excluaient carrément toute possibilité de généralisation à toute la société.
Pour cette raison, ce communisme-là devait immanquablement déboucher sur une nouvelle forme d'aristocratie, et cette dialectique interne se développer déjà dans le cadre de la société existante. Il n'était pas en mesure de supprimer les classes sociales, mais seulement d'intégrer finalement à la société un nouveau rapport de domination.
Le communisme moderne, en revanche, étant donné la colossale extension des moyens de production, le caractère social du mode de production, la concentration poussée des richesses les plus importantes, n'a aucune possibilité de se réaliser à une échelle inférieure à celle de l'ensemble de la société. Toutes les tentatives de l'instaurer dans le cadre de petites fondations de colonies socialistes ou de coopératives de production dans la société existante, ont échoué. Il ne peut pas être organisé en créant à l'intérieur de la société capitaliste de petites associations qui grossiraient peu à peu et finiraient par absorber celle-ci, mais seulement en conquérant un pouvoir capable de dominer et de transformer toute la vie sociale. Ce pouvoir, c'est le pouvoir d’État. La conquête du pouvoir politique par le prolétariat est la première condition à remplir pour réaliser le communisme moderne.
Tant que le prolétariat n'en est pas là, il ne peut aucunement être question de production socialiste, donc pas non plus d'un développement qui ferait mûrir des contradictions transformant la raison en déraison et le bienfait en fléau. Mais même quand le prolétariat aura conquis le pouvoir politique, la production socialiste ne surgira pas d'un seul coup comme une totalité toute faite. A partir de là, au contraire, l'évolution économique prendra seulement et soudainement un nouveau tournant, non pas en forçant encore les traits du capitalisme mais en construisant la production sociale. A quel moment celle-ci en viendra à produire de son côté des contradictions et des dysfonctionnements poussant à des évolutions qui la dépassent, sous des formes dont nous ne pouvons encore rien savoir, il est impossible de le dire aujourd'hui et nous n'avons pas à nous en préoccuper.
Autant qu'il est possible d'observer le mouvement socialiste moderne, il est exclu qu'il donne naissance de lui-même à des phénomènes qui auraient la moindre ressemblance avec ceux du christianisme comme religion d’État. Mais cela veut certes aussi dire qu'il est exclu que les modalités qui ont vu le christianisme parvenir à triompher puissent être en aucune manière un modèle pour le mouvement moderne d'émancipation du prolétariat.
L'avant-garde du prolétariat ne parviendra pas à vaincre aussi commodément que ces messieurs les évêques du quatrième siècle.
Non seulement on peut affirmer que pour la période précédant la victoire, le socialisme ne produira pas de contradictions ayant quoi que ce soit de commun avec celles dans lesquelles s'embourba le christianisme, mais on peut aussi faire avec un niveau élevé de certitude le même pronostic pour la période qui verra se déployer les conséquences infinies de cette victoire.
Car le capitalisme a créé les conditions permettant d'organiser la société sur des fondements tout nouveaux, totalement différents de ceux sur lesquels elle était édifiée depuis l'apparition de classes différentes. Alors que jusqu'ici, toute nouvelle classe, tout nouveau parti révolutionnaire, même quand ils allaient beaucoup plus loin que le christianisme reconnu officiellement par Constantin, même quand ils éliminaient réellement des différences de classes, n'avaient jamais été en état de supprimer toutes les classes, mais substituaient aux classes vaincues de nouvelles inégalités de classes, aujourd'hui, les conditions matérielles sont d'ores et déjà réunies pour qu'il soit mis fin à toutes les différences de classes, et le prolétariat moderne est poussé par son intérêt de classe à s'appuyer sur ces conditions pour atteindre ce but, car il constitue maintenant la classe la plus basse de la société, à la différence de l'époque du christianisme, où il avait encore les esclaves en-dessous de lui.
Il ne faut pas confondre les différences de classes et les antagonismes de classes avec les différenciations que la division du travail opère entre les diverses professions. Les antagonismes de classes ont trois sources : la propriété privée des moyens de production, la technique des armes, la science. Certaines conditions techniques et sociales produisent les antagonismes entre les possesseurs des moyens de production et ceux qui sont exclus de leur possession, ensuite l'opposition entre ceux qui sont bien équipés et entraînés au maniement des armes et ceux qui sont désarmés, enfin l'opposition entre ceux qui sont familiers des sciences et les ignorants.
Le mode de production capitaliste crée les conditions nécessaires à la suppression de toutes ces oppositions. Il ne pousse pas seulement à supprimer la propriété privée des moyens de production, l'abondance des forces productives élimine aussi la nécessité de réserver l'usage des armes et le savoir à certaines couches. Cette nécessité était apparue autrefois, dès que la technique militaire et la science avaient atteint un niveau tel qu'il fallait avoir du temps libre et des moyens matériels débordant les besoins de la simple survie pour se procurer les armes et le savoir et s'en servir avec efficacité.
Tant que la productivité du travail restait réduite et ne livrait que peu de surplus, seule, une minorité pouvait disposer du temps, et acquérir les moyens nécessaires pour être à la hauteur de son époque tant dans la technique militaire que dans l'appropriation du savoir. Il fallait même réunir les surplus produits par beaucoup d'individus pour en rendre un seul capable de bien les maîtriser.
Cela n'était possible que si un petit nombre exploitait la multitude. La supériorité acquise par ce petit nombre dans l'utilisation des armes et dans la maîtrise du savoir leur permettait d'opprimer et d'exploiter les masses désarmées et ignorantes. D'un autre côté, cette oppression et cette exploitation devenaient un moyen d'augmenter les capacités des classes dominantes dans ces deux domaines.
Les nations qui avaient su demeurer libres de toute exploitation et de toute oppression, restaient ignorantes et souvent aussi sans défense face à des voisins mieux armés et plus instruits. Dans la lutte pour la vie, les nations des exploiteurs et des oppresseurs l'emportaient pour cette raison sur celles qui restaient attachées au communisme et à la démocratie des temps primitifs.
Le mode de production capitaliste a porté la productivité du travail à un niveau si considérablement élevé que cette source d'antagonismes de classes s'est tarie. S'ils subsistent, ce n'est plus par nécessité sociale, mais seulement comme prolongation d'un rapport de forces hérité du passé, si bien qu'ils disparaissent dès que ce rapport s'évanouit.
Le mode de production capitaliste lui-même a, en raison des énormes surplus qu'il produit, donné aux différentes nations les moyens de passer au service militaire universel et par là de ranger au placard l'aristocratie des guerriers. Lui-même met par ailleurs toutes les nations du marché mondial en relations si étroites et si constantes que la paix mondiale devient de plus en plus une nécessité impérieuse et que toute guerre à l'échelle du monde apparaît comme une folie abjecte.
Une fois dépassés, avec le mode de production capitaliste, les antagonismes économiques opposant les nations les unes aux autres, la paix perpétuelle à laquelle aspirent les masses de tous les pays dès aujourd'hui, deviendra réalité. La paix que le despotisme latin parvint à instaurer au deuxième siècle du christianisme entre les nations du pourtour méditerranéen - le seul bienfait qu'il leur ait apporté, - la démocratie sociale du vingtième siècle l'établira pour les nations du monde entier.
Ainsi disparaîtra complètement tout fondement à l'opposition entre la classe des guerriers et celle des gens désarmés.
Les fondements de l'opposition entre gens instruits et gens incultes se dissiperont de même. Dès aujourd'hui, avec l'imprimerie, le mode de production capitaliste a considérablement réduit le coût des moyens de production du savoir et les a rendus accessibles aux masses. En même temps, il produit une demande croissante d'intellectuels qu'il forme dans ses écoles, mais fait tomber dans le prolétariat au fur et à mesure qu'ils deviennent de plus en plus nombreux. En outre, il a créé la possibilité technique de réduire considérablement le temps de travail, et diverses couches de travailleurs se sont déjà assuré quelques longueurs d'avance dans cette direction et conquis plus de temps libre pour leur culture.
Dès que le prolétariat l'aura emporté, il fera aussitôt s'épanouir pleinement toutes les promesses de ces semences, et exploitera toutes les possibilités de culture générale des masses créées par le mode de production capitaliste pour en faire la plus splendide des réalités.
Alors que l'époque de l'ascension du christianisme avait été marquée par le plus affligeant déclin intellectuel, par une expansion rapide de l'ignorance la plus grotesque et par la superstition la plus stupide, l'époque du socialisme ascendant est celle où les sciences de la nature connaissent les progrès les plus éclatants et où s'étend avec rapidité la culture des masses populaires organisées par la social-démocratie.
L'antagonisme de classe né des nécessités militaires a déjà perdu sa base, et celui qui a ses racines dans la propriété privée des moyens de production la perdra dès que la domination politique du prolétariat produira ses effets, et ses conséquences se manifesteront rapidement dans la diminution des différences basées sur l'instruction et qui pourraient avoir disparu dans l'espace d'une génération.
Alors s'éteindra la dernière cause d'un antagonisme ou d'une différence de classes.
La social-démocratie, non seulement prendra un autre chemin que le christianisme pour accéder au pouvoir, mais son impact sera tout autre. Elle mettra fin pour toujours à toute domination de classe.