1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
Ière partie. La personne de Jésus
3. Les batailles autour de la figure de Jésus
1908
Dans le meilleur des cas, nous n'avons donc comme noyau historique des récits primitifs sur Jésus rien de plus que ce que nous en dit Tacite : à l'époque de Tibère fut exécuté un prophète de qui la secte des chrétiens tirait son origine. De ce que ce prophète a enseigné et de ce qu'il a fait, on ne peut rien savoir avec certitude. Il ne peut en aucun cas avoir suscité l'émotion publique dont parlent les récits du christianisme primitif, sinon Flavius Josèphe, qui relate tant de faits sans importance, en rendrait assurément compte. L'agitation et l'exécution de Jésus n'ont suscité en tout cas chez ses contemporains pas le moindre intérêt. Mais si Jésus avait réellement été un agitateur qu'une secte vénérait comme son pionnier et son guide, alors sa personnalité devait immanquablement prendre de l'importance si la secte grossissait. Alors commença à se former autour de cette personnalité un cycle de légendes, dans lequel les esprits pieux investirent tout ce qu'ils souhaitaient que leur modèle eût dit et fait. Mais plus Jésus devenait un modèle exemplaire pour toute la secte, plus chacun des courants dont elle se composait depuis le début chercha à attribuer à cette personnalité les idées qui lui tenaient à cœur, pour pouvoir ensuite se référer à cette autorité. C'est ainsi que le personnage de Jésus, tel qu'il était dépeint dans les légendes qui étaient au départ colportées oralement, mais furent ensuite aussi fixées par écrit, devint de plus en plus une figure surhumaine, le résumé de tous les idéaux que la nouvelle secte développait, mais c'est aussi ainsi qu'il devint un personnage de plus en plus contradictoire, les différents traits qu'on lui attribuait ne pouvant s'harmoniser entre eux.
Quand ensuite la secte se mua en une organisation solide et devint une Église dans laquelle certaines tendances conquirent le pouvoir, une de ses tâches fut de mettre au point un canon stable, un répertoire de tous les écrits du christianisme primitif dont elle reconnaissait l'authenticité. Bien entendu, c'étaient ceux qui allaient dans le sens de la tendance dominante. Tous les évangiles et autres écrits qui dessinaient un portrait de Jésus qui ne concordait pas avec cette tendance de l’Église, furent rejetés comme hérétiques, « falsifiés », ou au moins « apocryphes », comme légèrement douteux et ne furent plus diffusés, ils furent même dans la mesure du possible mis sous le boisseau, leurs copies détruites, de sorte que seulement un petit nombre nous en est parvenu. Les écrits intégrés au canon furent à leur tour soumis à une « re-rédaction » pour les rendre autant que possible cohérents entre eux, mais heureusement, cela se fit avec tant de maladresse que des traces de versions antérieures divergentes sont encore perceptibles ici et là et laissent deviner comment ils ont évolué.
Mais l’Église ne réussit pas, et elle ne pouvait pas réussir, à réaliser son objectif, c'est-à-dire à uniformiser totalement les opinions dans ses rangs. L'évolution des rapports sociaux ne cessait de produire de nouvelles différences dans les points de vue et les aspirations. Et grâce aux contradictions qui s'étaient maintenues dans la figure de Jésus telle qu'elle était reconnue par l’Église, malgré toutes les re-rédactions et toutes les ratures opérées, ces différences trouvaient toujours des points auxquels elles pouvaient se raccrocher. La lutte des antagonismes sociaux prit ainsi dans le cadre de l’Église chrétienne l'apparence d'une simple lutte autour de l'interprétation des paroles de Jésus, et les historiens superficiels croient eux aussi que toutes les grandes luttes, si souvent sanglantes, qui traversèrent la chrétienté et furent menées sous un étendard religieux, n'ont été que des batailles pour des mots, un triste témoignage de la stupidité du genre humain. Mais quand on réduit un phénomène social de masse à la seule sottise des participants, cette apparence de sottise ne fait que témoigner de l'incompréhension de l'observateur et du critique, incapable de pénétrer un mode de pensée différent du sien et de percevoir les conditions et les forces motrices matérielles qui le nourrissent. Ce sont en règle générale des intérêts très concrets qui étaient aux prises les uns avec les autres, quand les différentes sectes chrétiennes se querellaient sur le sens à donner aux paroles du Christ.
L'apparition de la pensée moderne qui a relégué à l'arrière-plan la pensée cléricale a ensuite certes ôté de plus en plus de leur signification pratique aux disputes autour de la figure du Christ et les a réduites à de simples ergotages de théologiens payés par l’État pour maintenir autant que possible en vie le mode de pensée lié à l’Église et tenus en contrepartie de faire valoir quelques résultats.
Mais la nouvelle critique biblique qui applique à ces écrits les méthodes de l'étude historique des sources, a donné une nouvelle impulsion aux querelles sur la façon dont on conçoit la personne de Jésus. Elle a ébranlé les certitudes de l'image léguée par la tradition, mais n'a été que rarement capable, étant surtout le fait de théologiens, d'aller jusqu'à adopter le point de vue défendu d'abord par Bruno Bauer, plus tard par d'autres aussi, notamment A. Kalthoff, selon lequel, vu l'état des sources, il est absolument impossible de recomposer un portrait à neuf. Elle fait des tentatives répétées dans ce sens, avec toujours le même résultat que celui qu'a produit le christianisme des siècles passés : chacun de ces messieurs les théologiens a mis dans son portrait de Jésus ses propres idéaux et l'esprit qui l'anime. Tout de même que les représentations de Jésus du deuxième siècle, celles du vingtième siècle montrent, non pas ce que Jésus a réellement enseigné, mais ce que leurs auteurs aimeraient qu'il ait enseigné.
Kalthoff décrit très subtilement ces métamorphoses de l'image de Jésus :
« Du point de vue d'une théologie sociale, l'image du Christ est pour cette raison l'expression religieuse la plus raffinée de tout ce qui, à une époque donnée, a été actif en matière de forces sociales et éthiques, et dans les modifications que cette image a subies en permanence, dans ses dilatations et ses entrecroisements, dans le pâlissement des attributs précédents et dans l'embrasement de nouvelles couleurs, nous avons le plus sensible des thermomètres qui permet de mesurer les changements qui affectent la vie contemporaine depuis les sommets de ses idéaux les plus spirituels jusqu'aux profondeurs des processus vitaux les plus matériels. Ce Christ a tantôt les traits du penseur grec, tantôt ceux du César romain, puis ceux du seigneur féodal, du maître de corporation, du paysan molesté et corvéable et du bourgeois libre, et tous ces traits sont vrais, ils sont tous vivants tant que les théologiens en chaire ne songent pas à vouloir prouver que les traits propres à leur époque sont les traits originaux et historiques du Christ des évangiles. Il s'en dégage tout au plus une apparence d'historicité, du fait que dans les époques où s'est formée et développée la société chrétienne, les forces les plus variées et même les plus opposées ont agi toutes en même temps, et que chacune d'entre elles laisse paraître une certaine ressemblance avec les forces vives d'aujourd'hui. Le Christ des temps présents a l'air de prime abord très contradictoire. Il a encore les traits du saint d'autrefois ou du monarque céleste, mais il a aussi les traits très modernes de l'ami des prolétaires, et même du dirigeant ouvrier. Il ne fait par là que manifester au grand jour les contradictions intimes de l'époque actuelle. »
Et auparavant :
« La plupart des représentants de la théologie dite moderne se servent, pour leurs citations, de la méthode critique que David Strauss affectionnait : on enlève d'un coup de ciseaux ce qui, dans les évangiles, relève du mythe, et ce qui reste est censé être le noyau historique. Mais après toutes ces opérations, eux aussi finirent par trouver le noyau trop léger. … Faute de toute certitude historique, le nom de Jésus est devenu pour la théologie protestante un vase vide dans lequel chaque théologien verse ses propres pensées. L'un fait alors de Jésus un spinoziste moderne, l'autre un socialiste, cependant que la théologie universitaire officielle, conformément à son rôle, lui donne pour fonction l'éclairage religieux de l’État moderne, et même depuis quelque temps, voit en lui le représentant religieux de tout ce qui revendique une position dirigeante dans la théologie d’État de la Grande Prusse. » 8
Dans cette situation, il n'est pas étonnant que l'historiographie laïque ne se sente que très peu motivée pour aller étudier les origines du christianisme, si elle part de l'idée qu'il aurait été créé par une personnalité individuelle. Si cela était exact, on pourrait certes abandonner les recherches sur la naissance du christianisme et en laisser la description à l'inspiration poétique et religieuse de nos théologiens.
Les choses se présentent très différemment si l'on ne voit pas dans une religion mondiale la création d'un surhomme isolé mais un produit de la société. On connaît plutôt bien la société de l'époque de la naissance du christianisme. Et de sa littérature on peut tirer une vision à peu près assurée de ce que représentait socialement le christianisme des premiers temps.
Certes, la valeur historique des évangiles et des Actes des Apôtres ne peut être jugée supérieure à celle, disons, des poèmes homériques ou de la Chanson des Nibelungen. Ils mettent en scène des personnages historiques, mais leur action est racontée avec tant de licences poétiques qu'il est impossible d'en rien tirer pour la représentation historique de ces personnages, sans compter qu'ils sont tellement mêlés à des êtres fabuleux qu'on ne peut jamais, sur la seule base de ces poèmes, dire quels sont les personnages historiques et quels sont les personnages fictifs. Si nous ne savions sur Attila rien de plus que ce que nous en apprend la Chanson des Nibelungen, nous serions obligés de dire, comme pour Jésus, que nous ne savons même pas avec certitude s'il a existé et s'il n'est pas un personnage mythologique comme Siegfried.
Mais ces œuvres poétiques sont d'une valeur inestimable pour qui veut connaître la société dans laquelle elles sont nées. Elles en donnent une image fidèle, quelque liberté que prennent leurs auteurs pour imaginer certains faits et certains personnages. Dans quelle mesure l'histoire de la guerre de Troie et de ses héros repose sur un fondement historique, cela est obscur et le restera peut-être toujours. Mais pour savoir ce qu'était la société de l'âge héroïque, l'Iliade et l'Odyssée sont des sources historiques de tout premier ordre.
Les créations littéraires sont souvent plus importantes que les plus fidèles chroniques historiques quand on veut connaître une époque. Celles-ci, en effet, nous renseignent seulement sur ce qui est individuel, ce qui surprend, ce qui est inhabituel, choses qui ont le moins de conséquences historiques à long terme. Les premières en revanche nous font entrer dans la vie et l'activité quotidienne des masses, choses continues et durables qui exercent l'influence la plus prolongée sur la société, mais que l'historien ne consigne pas parce qu'elle lui paraissent bien connues et allant de soi. Raison pour laquelle nous disposons par exemple, avec les romans de Balzac, d'une des sources historiques les plus importantes sur la vie sociale française dans les premières décennies du dix-neuvième siècle.
Les évangiles, les Actes des Apôtres, les lettres des apôtres ne nous apprennent ainsi certes rien qui soit assuré sur la vie et la doctrine de Jésus, mais ils nous livrent de très importantes informations sur le caractère social, les idéaux et les aspirations des communautés chrétiennes des premiers temps. La critique biblique, en dégageant les différentes strates qui se sont superposées dans ces écrits, nous fournit la possibilité de suivre l'évolution de ces communautés au moins dans une certaine mesure, cependant que les sources « païennes » et juives nous font voir les forces motrices qui agirent simultanément sur le christianisme primitif. Nous pouvons ainsi le voir et le comprendre comme un produit de son époque, et c'est là la base de toute connaissance historique. Les personnalités peuvent influencer la société, et on ne peut se passer du portrait d'individus exceptionnels pour peindre une période dans son ensemble. Mais mesurée à l'aune des époques historiques, leur influence est seulement passagère, elle ne constitue qu'un ornement de surface qui nous saute aux yeux quand on considère l'édifice, mais ne nous dit rien sur ses fondations. Or, ce sont elles qui déterminent le caractère de l'édifice et sa consistance. Le travail le plus important pour comprendre l'ouvrage, c'est de réussir à les dégager.
Note de K. Kautsky
8 Le problème du Christ. Lignes directrices d'une théologie sociale. 1902. p. 80, 81, 15, 17.