1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IVème partie. Les débuts du christianisme.
2. Le messianisme chrétien
c. Jésus rebelle
1908
Si les chrétiens ne purent se résoudre à renoncer totalement à la filiation royale de leur Messie, malgré son ascendance divine, ils mirent d'autant plus de zèle à extirper une autre caractéristique de sa naissance juive : son esprit rebelle.
A partir du deuxième siècle, l'obéissance passive prit de plus en plus de place dans le christianisme. A l'opposé du judaïsme du siècle précédent. Nous avons vu quel esprit de révolte animait alors les couches sociales juives portées par l'espérance messianique, et notamment les prolétaires de Jérusalem et les bandes galiléennes, c'est-à-dire les éléments d'où allait sortir le christianisme. On est amené à en induire qu'à ses débuts, il devait avoir un caractère violent. Et l'hypothèse devient certitude quand on relève des indices concordants dans les évangiles malgré le soin extrême mis plus tard à éliminer tout ce qui aurait pu heurter les puissants.
A côté de la douceur et de la bonté qui caractérisent Jésus habituellement, il profère à l'occasion des propos d'une tout autre tonalité qui font supposer, qu'il ait réellement existé ou soit seulement une figure idéale construite par l'imagination, que dans la tradition d'origine, il menait une vie de rebelle et qu'il a été crucifié à cause d'un soulèvement qui a mal tourné.
La façon dont il s'exprime de temps à autre sur la légalité est déjà en soi curieuse :
« Je ne suis pas venu appeler ceux qui respectent la loi (δικαίους ), mais les pécheurs. » (Marc 2, 17).
Luther traduit : « Je suis venu appeler les pécheurs à faire pénitence, pas les justes. » Peut-être était-ce formulé ainsi dans son manuscrit. Les chrétiens ne tardèrent pas à se rendre compte du danger qu'il y avait à admettre que Jésus appelait à lui précisément les catégories rétives à la légalité. Raison pour laquelle Luc complète « appeler » par « au repentir » (εἰς μετάνοιαν), ajout qu'on retrouve dans plusieurs manuscrits de Marc. Mais en transformant « appeler » (καλέω) en « appeler au repentir », ils ont vidé la phrase de son sens. A qui pourrait-il venir à l'esprit d'appeler les « justes », comme Luther traduit δικαίους, à faire pénitence ? En plus, cela est en contradiction avec le contexte, car Jésus emploie le mot parce que le reproche qui lui est fait, c'est de manger avec des gens méprisés, d'avoir des relations sociales avec eux, pas de tenter de les convaincre de changer leur mode de vie. Personne ne lui aurait fait grief d'appeler les pécheurs à « faire pénitence ».
Bruno Bauer a raison dans le commentaire qu'il fait de ce passage :
« Dans sa version d'origine, la question de savoir si les pécheurs font réellement pénitence, s'ils répondent à l'appel et mériteront le royaume des cieux en obéissant au prédicateur est totalement absente. En tant que pécheurs, ils sont bien plutôt privilégiés du point de vue de la justice, en tant que pécheurs, ils sont appelés à la béatitude, ils bénéficient d'une prérogative absolue, le royaume des cieux est destiné aux pécheurs, et l'appel qui s'adresse à eux leur confère seulement le titre de propriété qui leur revient de droit en leur qualité de pécheurs. » 131
Si ce passage dénote le mépris dans lequel est tenue la légalité traditionnelle, les paroles où Jésus annonce la venue du Messie, sont empreintes d'un climat de violence : l'empire romain existant sombrera, dit-il, dans des massacres épouvantables. Et les saints ne s'y cantonneront nullement à un rôle passif.
Jésus déclare :
« Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! Je dois recevoir un baptême, et comme j'ai hâte qu’il soit accompli ! Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. Car désormais, sur cinq personnes de la même maison, trois seront contre deux et deux seront contre trois. » (Luc 12, 49)
Chez Mathieu, le propos est direct :
« Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée » (10, 34).
Arrivé à Jérusalem pour la fête de Pâques, il chasse les vendeurs et les banquiers du temple, ce qui ne peut s'imaginer sans l'intervention violente d'une foule importante qu'il aura ameutée.
Peu après, lors du dernier repas, immédiatement avant la catastrophe, Jésus dit à ses disciples :
« Maintenant, que celui qui a une bourse, la prenne, et aussi un sac, et que celui qui n'en a pas, vende son manteau et achète une épée. Car je vous le dis, ce qui est écrit doit être accompli sur ma personne, à savoir : et il sera compté au nombre des criminels (ἀνόμων). Car ce qui est écrit sur moi s'accomplit. Mais eux dirent : Seigneur, voici deux épées. Et il leur dit : Cela suffit. »
Tout de suite après, c'est, au Mont des Oliviers, le heurt avec le pouvoir armé de l’État. Jésus doit être arrêté.
« Quand ceux qui étaient avec lui virent ce qui allait se passer, il dirent : Seigneur, veux-tu que nous frappions avec l'épée ? Et l'un d'entre eux frappa le serviteur du grand-prêtre et lui coupa l'oreille droite. »
Pourtant, dans le récit des évangiles, Jésus est contre toute effusion de sang, se laisse docilement enchaîner et quand il est ensuite exécuté, ses camarades ne sont nullement inquiétés.
Présentée ainsi, voilà une histoire bien étrange, qui regorge de contradictions, et qui a assurément été à l'origine très différente.
Jésus demande des épées comme si l'heure de l'action avait sonné ; ses fidèles se mettent en route armés d'épées – et quand ils rencontrent l'ennemi et dégainent, Jésus déclare tout à coup qu'il est par principe hostile à tout emploi de la force – ceci sous une forme particulièrement abrupte chez Mathieu :
« Remets ton épée au fourreau ; car qui se saisit de l'épée mourra par l'épée. Ou bien doutes-tu que je puisse demander à mon père de m'envoyer sur-le-champ plus de douze légions d'anges ? Mais comment, alors, les écritures s'accompliraient-elles ? »
Eh oui, si Jésus était de prime abord contre tout emploi de la force, pourquoi alors cet appel à se procurer des épées ? Dans quel but a-t-il permis à ses amis de l'accompagner armés ?
Cette contradiction ne peut se résoudre que si l'on suppose que la tradition chrétienne racontait à l'origine un coup de main planifié au cours duquel Jésus avait été fait prisonnier, un coup de main pour lequel le moment semblait opportun après qu'il avait réussi à chasser du temple banquiers et marchands. Les rédacteurs des époques ultérieures n'osèrent pas escamoter ce récit qui avait pris profondément racine. Ils le dénaturèrent en faisant de l'emploi de la force une tentative faite par les apôtres contre la volonté de Jésus.
Il n'est peut-être pas non plus insignifiant que le heurt ait eu lieu sur le Mont des Oliviers. C'était le meilleur point de départ pour organiser un coup de main sur Jérusalem.
Rappelons-nous par exemple le putsch tenté par un Juif égyptien à l'époque du procurateur Félix (52-60) et raconté par Flavius Josèphe (p. 317).
Sortant du désert avec 30 000 hommes, il gagna le Mont des Oliviers pour attaquer la ville de Jérusalem, chasser la garnison romaine et conquérir le pouvoir. Félix livra bataille à l’Égyptien et dispersa ses partisans. Lui-même réussit à s'échapper.
L'histoire écrite par Flavius Josèphe fourmille d'événements semblables. Ils caractérisent l'atmosphère régnant dans la population juive à l'époque du Christ. Une tentative de putsch du prophète galiléen Jésus s'y intégrerait parfaitement.
Si nous voyons dans son action une tentative de ce genre, on comprend alors sans peine la trahison de Judas, dont le récit est étroitement mêlé au précédent.
Dans la version qui nous est parvenue, Judas trahit Jésus par un baiser, le désignant ainsi aux gardes comme l'homme qu'ils devaient arrêter. C'est absurde. A en croire les évangiles, Jésus était bien connu à Jérusalem, il prêchait publiquement tous les jours, la foule l'accueillait avec des transports d'enthousiasme – et soudain il aurait été tellement inconnu qu'il aurait fallu que Judas le désigne pour qu'on pût le distinguer dans le groupe de ses partisans ! Ce serait à peu près comme si la police berlinoise appointait un mouchard pour qu'il lui désigne la personne qui s'appelle Bebel.
Ce ne serait pas du tout la même chose s'il s'était agi d'un projet de coup de main. Là, il y aurait eu quelque chose à révéler, un secret qu'il valait la peine d'acheter. S'il fallait effacer ce projet du récit, la trahison de Judas n'avait plus d'objet. Mais comme elle était manifestement connue de tout le monde dans les milieux militants et que la colère contre le traître était immense, il n'était pas possible pour l'évangéliste de la passer sous silence. Mais il lui fallait maintenant tirer de son imagination un nouveau récit de trahison – ce qu'il fit sans vraiment y réussir.
Également remanié, le récit de l'arrestation de Jésus n'est pas non plus une réussite. Lui, qui prêche la voie pacifique, est arrêté, mais on laisse en paix les apôtres, alors qu'ils ont dégainé leur épée et ont frappé dans le tas. Pierre, qui a coupé l'oreille de Malchus, suit les gardes, s'assied très tranquillement au milieu d'eux dans la cour du grand-prêtre et bavarde avec eux. Qu'on imagine un homme qui, à Berlin, s'oppose à l'arrestation d'un camarade, tire un coup de revolver, blesse un policier, et ensuite accompagne très aimablement les agents au commissariat pour s'y réchauffer et boire une chope de bière avec eux !
La maladresse atteint là des sommets. Mais c'est elle précisément qui indique qu'il fallait cacher quelque chose qui devait à tout prix être camouflé. Une action logique et facile à comprendre, une escarmouche qui, à cause de la trahison de Judas, se termine par une défaite et l'arrestation du chef, est maquillée en un événement inintelligible et absurde qui ne se produit que pour que « s'accomplisse ce qui est écrit ».
La mise à mort de Jésus, compréhensible s'il était un rebelle, est maintenant l'acte parfaitement irrationnel d'une méchanceté absurde qui impose sa volonté contre le gouverneur romain lui-même, alors qu'il est prêt à acquitter Jésus. C'est une accumulation d'aberrations qui ne s'explique que par le besoin qu'ont éprouvé plus tard les correcteurs du texte de caviarder ce qui s'était réellement passé.
Même les pacifiques esséniens, eux qui répugnaient à toute espèce de lutte, étaient à cette époque entraînés par la vague générale de patriotisme. On trouve des esséniens parmi les généraux juifs de la dernière grande guerre contre les Romains. Flavius Josèphe écrit par exemple, à propos du début de la guerre :
« Les Juifs avaient pris trois extraordinaires chefs de guerre, non seulement doués de force physique et de bravoure, mais aussi d'entendement et de sagesse, Niger de Perea, Sylas de Babylone et Jean, l'essénien. » 132
L'hypothèse selon laquelle Jésus aurait été condamné à mort et exécuté pour rébellion, n'est donc pas seulement celle qui, seule, rend intelligibles les indications des évangiles, elle s'intègre de surcroît parfaitement dans les circonstances de temps et de lieu. Dans la période qui va de l'époque à laquelle on situe la mort de Jésus à la destruction de Jérusalem, les troubles ne cessèrent pas. Les combats de rue étaient un phénomène tout à fait courant, tout de même que les exécutions d'insurgés. Un combat de rue livré par un petite troupe de prolétaires, suivi de la mise en croix d'un meneur issu d'une Galilée en rébellion permanente, pouvait sans aucun doute produire une profonde impression sur les survivants du groupe, sans que l'historiographie ait cru nécessaire de prendre note d'un incident aussi banal.
Étant donné l'effervescence insurrectionnelle qui touchait tout le judaïsme à cette époque, la secte d'où était partie cette tentative de soulèvement ne pouvait manquer, en la mettant en valeur, d'en tirer avantage dans son travail d'agitation, si bien qu'elle se fixa dans la mémoire avec les exagérations et les embellissements inévitables, notamment en ce qui concernait la personnalité de son héros.
La situation changea avec la destruction de Jérusalem. L'anéantissement de l’État juif entraîna celui du dernier reste d'opposition démocratique qui subsistât encore dans l'empire romain. Et à la même époque, les guerres civiles cessèrent dans le monde romain.
Durant les deux siècles qui séparent l'époque des Macchabées de la destruction de Jérusalem par Titus, le bassin oriental de la Méditerranée avait été un foyer de troubles permanents. Les gouvernements tombaient les uns après les autres, les peuples perdaient tour à tour leur indépendance ou leur position dominante. Et la puissance qui était, directement ou indirectement, à l'origine de tous ces bouleversements, l’État romain, était au même moment, de l'époque des Gracques jusqu'à celle de Vespasien, agitée en tous sens par d'énormes désordres provoqués de plus en plus par les armées et leurs commandants.
Alors que se développait et se stabilisait l'espérance messianique, aucun organisme politique ne semblait devoir durer, tous semblaient n'être que des formations provisoires, la seule chose inéluctable, la seule permanence, était le bouleversement politique. Vespasien mit un terme à tout cela. Sous son règne, la monarchie militaire donna enfin aux finances l'organisation dont avait besoin l'empereur pour prévenir toute concurrence, autrement dit toute tentative d'un rival voulant gagner la faveur des soldats, et donc pour obturer pour longtemps la source des rébellions militaires.
Alors commença « l'âge d'or » de l'empire, une paix intérieure générale qui dura plus de cent ans, de Vespasien (60) à Commode (180). Si tout au long des deux siècles précédents, les turbulences avaient été la règle, pour celui-ci, ce fut le calme et la tranquillité. Le remue-ménage politique, qui était auparavant la norme, devint alors une anomalie. La soumission au pouvoir impérial, l'obéissance passive, n'apparaissait plus seulement comme un impératif dicté aux pleutres intelligents, elle prenait de plus en plus racine sous les espèces d'une obligation morale.
Cela ne pouvait manquer d'avoir des effets sur la communauté chrétienne. Elle ne sut alors plus que faire du Messie rebelle qui était en accord avec la pensée juive. Il froissait même sa sensibilité morale. Mais comme elle s'était habituée à vénérer en Jésus son dieu, l'incarnation de toutes les vertus, la mutation ne prit pas le chemin de l'abandon de la personne du Jésus rebelle au bénéfice de la figure idéalisée d'une autre personnalité répondant mieux aux nécessités de la nouvelle situation, non, de la figure du dieu Jésus, elle effaça de plus en plus tout ce qui était rebelle, elle transforma le Jésus rebelle en un Jésus souffrant, assassiné, non pas pour avoir fomenté une insurrection, mais uniquement en raison de sa bonté et de sa sainteté infinies, et ce par la méchanceté et la vilenie d'envieux perfides.
Heureusement, ces nouvelles retouches ont été apportées avec tellement de maladresse qu'on peut encore découvrir des traces des couleurs d'origine, ce qui permet de reconstituer l'ensemble du tableau. C'est précisément parce que ces restes ne s'accordent pas avec les retouches ultérieures qu'on peut admettre avec suffisamment de certitude qu'ils sont authentiques et proviennent du vrai récit de départ.
Sur ce point comme sur ceux qui ont été examinés par ailleurs, le Messie de la première communauté chrétienne était en parfait accord avec le Messie juif d'origine. Ce n'est que plus tard que la communauté chrétienne s'en est écartée. Il y a en revanche deux aspects par lesquels le Messie chrétien diffère nettement du Messie juif.