1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
1. Israël
g. Les luttes de classes en Israël
1908
Mais les patriotes n'en restèrent pas à la haine des étrangers. Ils devaient chercher à régénérer l’État, à lui insuffler plus de force.
La société israélite était travaillée par un processus de dislocation sociale qui augmentait au même rythme que les dangers provenant de l'extérieur. Depuis l'époque de David, le pays accumulait, grâce à l'essor du commerce, des richesses importantes. Mais comme partout dans le monde antique, l'agriculture restait en Palestine le fondement de la société, et en matière de propriétés, la plus sûre et la plus honorable demeurait celle du sol. En Palestine comme ailleurs, les éléments enrichis cherchaient à acquérir des propriétés foncières, ou à agrandir les leurs s'ils en avaient déjà. Ici aussi, se manifestait la tendance à former des latifundia. Elle était renforcée par le fait qu'en Palestine comme ailleurs, dans ces nouvelles conditions, la situation du paysan se dégradait. Auparavant, les combats livrés par les Israélites avaient été la plupart du temps seulement des affrontements locaux limités qui ne retenaient pas longtemps les miliciens paysans à l'écart de leur terre, et jamais très loin. Mais cela avait changé depuis qu'Israël était devenu un État de grandes dimensions et était impliqué dans les luttes entre les grandes puissances. Voici que maintenant le service des armes ruine le paysan et le met sous la tutelle du voisin fortuné qui possède un plus grand domaine et se mue pour lui dorénavant en usurier pouvant selon son bon plaisir, ou le chasser de sa terre, ou l'y laisser, mais alors, dans la situation d'esclave pour dette obligé de la rembourser par son travail. Il est probable que c'est cette dernière modalité qui retenait les préférences, car il est très peu question, en Palestine, d'esclaves achetés à l'extérieur. Pour que l'esclavage soit plus qu'un luxe coûteux réservé à la tenue de la maisonnée, pour qu'il représente un investissement lucratif dans la production, il faut qu'il y ait des guerres continues et qu'elles soient toujours couronnées de succès et assurent en abondance et à bas prix l'approvisionnement en matériel humain. Il ne pouvait en être question chez les Israélites. Ils étaient la plupart du temps du nombre de ces peuples infortunés qui fournissaient, mais ne faisaient pas d'esclaves. Cela ne pouvait que renforcer la prédilection des latifundistes, à la recherche d'une main-d’œuvre bon marché et dépendante, pour ceux de leurs compatriotes qui étaient liés par leurs dettes, un système auquel recourent volontiers ailleurs aussi, par exemple de nos jours encore en Russie depuis l'abrogation du servage, les grands propriétaires terriens, quand les esclaves ou les serfs viennent à manquer.
Plus on progressait dans ce sens et plus le nombre des paysans libres diminuait, plus les capacités militaires d'Israël ne pouvaient manquer de s'affaiblir, et moins il pouvait résister à ses ennemis extérieurs. Aussi les patriotes joignirent-ils leurs forces à celles des réformateurs sociaux et des amis du peuple pour arrêter cette évolution. Ils appelèrent le peuple et la royauté à lutter autant contre les dieux étrangers que contre les ennemis des paysans dans leur propre pays. Ils annoncèrent la ruine de l’État pour le cas où l'on ne parviendrait pas à mettre un terme à l'oppression et à la paupérisation de la paysannerie.
« Malheur à vous ! », s'écriait Isaïe, « qui joignez maison à maison, champ à champ, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de place et que vous soyez les seuls possesseurs du pays ! Le seigneur des armées me l'a révélé : en vérité, beaucoup de maisons seront dévastées, les grandes et belles maisons n'auront plus d'habitants. » (5, 8 et 9)
Et le prophète Amos annonça :
« Écoutez, vous les vaches grasses sur le mont de Samarie, qui opprimez les pauvres, foulez aux pieds les indigents, et dites à votre seigneur : apporte-nous à boire ! Le Seigneur Yahvé en fait le serment par sa sainteté : en vérité, les jours viendront pour vous où l'on vous tirera jusqu'aux derniers accrochés à l'hameçon ! » (4, 1 et 2)
« Ecoutez ceci, vous qui dévorez les pauvres et ruinez les malheureux du pays en pensant : Quand la nouvelle lune sera-t-elle enfin passée, afin que nous vendions le blé ? Quand finira enfin le sabbat, afin que nous puissions vendre les fruits ? nous diminuerons les quantités, mais augmenterons le prix, falsifierons les balances, achèterons les pauvres pour de l'argent et les indigents pour une paire de souliers, vendrons la criblure pour du froment ! Yahvé l'a juré par la gloire de Jacob : jamais je n'oublierai aucune de leurs œuvres ! La terre, à cause d'elles, ne sera-t-elle pas ébranlée, et tous les habitants dans le deuil ? » (Amos 8, 4 à 8)
« Les possédants et les dominants utilisaient l'appareil gouvernemental pour faire entériner par la loi le nouvel ordre des choses, c'est ce qui ressort clairement des plaintes incessantes des prophètes au sujet du droit en vigueur : 'Malheur aux docteurs de la loi', dit Isaïe de sa voix de tribun, 'qui font des lois injustes pour faire plier le droit des pauvres et usent de violence au profit des rapaces de mon peuple' (10, 1). 'Sion doit être délivrée par le droit' (ibid. 1, 17). 'Ce que disent les docteurs de la loi, est un tissu de mensonges' (Isaïe 8, 8). 'Car vous transformez le droit en fiel et la justice en absinthe !' (Amos, 6, 12). » 64
Les prophètes ont eu bien de la chance de ne pas vivre en Prusse ou en Saxe ! Ils ne seraient jamais sortis des procès pour incitation à la rébellion, pour outrage ou pour haute trahison.
Mais si dynamique que fût leur travail d'agitateurs, si enraciné dans l'urgence, ils ne pouvaient remporter de succès dans la société, du moins pas de succès durable, même s'ils pouvaient à l'occasion réussir à obtenir des dispositions légales pour adoucir la misère ou rééquilibrer les antagonismes sociaux. Leurs efforts ne pouvaient que viser à restaurer le passé, à endiguer le mouvement de l'évolution économique. Cela était impossible, comme étaient dès le départ voués à l'échec les efforts des Gracques romains. Le déclin de la paysannerie et donc de l’État était en Israël tout aussi irrésistible qu'il le fut plus tard à Rome. Mais la décadence de l’État ne fut pas, dans ce petit État qu'était Israël, un processus de dépérissement aussi lent que dans le vaste empire romain. Des adversaires colossaux et puissants mirent fin brutalement à son existence bien longtemps avant que sa force vitale se soit épuisée. Ces adversaires étaient les Assyriens et les Babyloniens.
Note de K. Kautsky
64 M. Beer, Contribution à l'histoire de la lutte des classes dans l'Antiquité hébraïque. Neue Zeit XI, 1, p. 447