1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale
g. Monothéisme
1908
La croyance en un seul dieu, le monothéisme, n'était pas elle non plus, une exclusivité du christianisme. Là aussi, il est possible de mettre à jour les racines économiques de cette idée. Nous avons déjà vu comment les habitants des grandes villes s'étaient éloignés de la nature ; comment se désagrégeaient toutes les organisations traditionnelles qui auparavant donnaient de solides repères moraux aux individus ; comment enfin la pensée, quittant l'exploration du monde extérieur, en était venue à s'intéresser essentiellement à son propre sujet et à méditer inlassablement sur ses propres sentiments et ses propres besoins.
Au départ, la fonction des dieux avait été d'expliquer les phénomènes naturels, dont les lois échappaient à la compréhension. Ces phénomènes étaient innombrables, et leur nature extrêmement variée. Pour être expliqués, il fallait donc admettre l'existence d'une multitude de dieux, les uns effroyables, les autres joyeux, brutaux ou délicats, masculins ou féminins. Puis, au fur et à mesure que la connaissance de ces lois progressait, la multiplicité des figures divines devenait de plus en plus superflue. Mais au fil des millénaires, ils s'étaient trop profondément enracinés dans la pensée et étaient trop intimement associés aux occupations quotidiennes, la connaissance de la nature elle-même était encore trop lacunaire, pour éradiquer totalement la croyance aux dieux. Les dieux se voyaient seulement de plus en plus évincés d'un domaine d'activité pour être relégués dans un autre ; autrefois compagnons constants des hommes, ils se muaient de plus en plus en apparitions miraculeuses et extraordinaires ; autrefois résidents de la terre, ils devenaient de plus en plus occupants des régions célestes ; autrefois travailleurs et lutteurs énergiques et dynamiques qui mettaient infatigablement le monde en mouvement, ils étaient maintenant de plus en plus des observateurs contemplatifs du spectacle du monde.
Le progrès des sciences de la nature aurait fini par les éliminer totalement si la formation des grandes villes et le déclin économique que nous avons décrit n'avaient eu pour conséquence qu'on tourne le dos à la nature et que la pensée mette au premier plan de ses préoccupations l'étude de l'esprit par l'esprit, c'est-à-dire, non l'exploration scientifique de l'ensemble des processus intellectuels actifs dans l'expérience réelle, mais une étude où l'esprit individuel devenait la source de tout savoir sur lui-même, et où ce savoir ouvrait l'accès à tout savoir et toute sagesse en général. Quelque variés et changeants que fussent les mouvements et les besoins de l'âme, elle-même apparaissait comme une unité indivisible. Et les âmes des autres étaient faites exactement de la même manière. Une approche scientifique en aurait déduit que l'activité intellectuelle est soumise à des lois. Mais c'était précisément l'époque où les anciennes références morales commençant à perdre toute consistance, cette absence de repères apparaissait comme une liberté, comme la liberté donnée à l'individu isolé d'exercer sa volonté. L'homogénéité de l'esprit quels que soient les individus, ne pouvait, semblait-il, s'expliquer que par le fait qu'il était partout une parcelle du même esprit, d'un seul esprit, dont l'âme immatérielle de chaque individu, dans sa cohésion interne, est l'émanation et le reflet. Cette âme totale, cette âme du monde, n'existe pas dans l'espace, pas plus que l'âme individuelle. Mais elle est présente et agissante chez tous les hommes, donc omniprésente et omnisciente ; elle connaît même les plus secrètes pensées. La prépondérance de l'intérêt moral sur l'intérêt pour les choses de la nature qui fit naître l'hypothèse de cette âme universelle, lui donna aussi un caractère moral. Elle devint la quintessence des idéaux moraux qui préoccupaient alors les esprits. Mais pour être cela, il lui fallait être séparée de la nature physique, corporelle, qui est liée à l'âme humaine et obscurcit sa morale. C'est ainsi que se développa le concept d'une nouvelle divinité. Celle-ci ne pouvait être qu'unique, conformément à l'unité organique de l'âme individuelle, à la différence de la multiplicité des dieux de l'antiquité qui correspondait à la variété des phénomènes naturels en-dehors de nous. Et cette nouvelle divinité unique était en-dehors et au-dessus de la nature, son existence précédait celle de la nature, qui était sa création, à la différence des anciens dieux qui étaient, eux, une portion de la nature et ne la précédaient pas.
Mais les gens avaient beau professer un intérêt exclusif pour l'âme et la morale, ils ne pouvaient quand même pas faire complètement abstraction de la nature. Et comme simultanément, la science de la nature déclinait, ressurgit, pour expliquer la nature, l'hypothèse d'interventions personnelles surhumaines. Les êtres supérieurs qui s'ingéraient maintenant dans les affaires du monde n'étaient cependant plus comme autrefois des dieux souverains, ils étaient subordonnés à l'âme du monde comme, suivant les conceptions de l'époque, la nature est subordonnée à Dieu, le corps à l'esprit. Ils étaient des êtres intermédiaires entre Dieu et les hommes.
Cette conception était encore renforcée par l'évolution politique. La ruine de la république des dieux allait de pair avec la ruine de la république romaine ; Dieu devint l'empereur tout-puissant de l'au-delà, qui, comme César, avait sa cour, les saints et les anges, et son opposition républicaine, le diable et ses cohortes.
Et même, de la même manière que les empereurs divisaient leur bureaucratie terrestre en classes, les chrétiens en vinrent à diviser la bureaucratie céleste, celle des anges, en catégories hiérarchisées, et les anges semblent partager avec les fonctionnaires des empereurs la même vanité attachée aux titres.
A partir de Constantin, les courtisans et les fonctionnaires de l’État furent répartis en classes différentes dont chacune portait un titre particulier : nous trouvons ainsi 1. les Gloriosi, les célébrissimes, titre des consuls. 2. les Nobilissimi, la haute noblesse, réservée aux prince du sang . 3. les Patricii, les barons. Après ces degrés de la noblesse, venaient les niveaux de la haute bureaucratie : 4. les Illustres, les illustres ; 5. les Spectabiles, les honorables ; 6. les Clarissimi, les personnes de qualité. En-dessous d'eux se situaient : 7. les Perfectissimi, les parfaits ; 8. les Egregii, les excellents, et 9. les Comites, les « comtes ».
C'est exactement l'organisation de la cour céleste. Nos théologiens savent cela très précisément.
A l'article « ange », le dictionnaire de théologie catholique (édité par Wetzer et Welte, Fribourg en B. 1849) dit qu'ils sont extrêmement nombreux et poursuit :
« Suivant en cela saint Ambroise, beaucoup de pères de l’Église croient que le nombre des anges est, par rapport au nombre des humains, dans la proportion de 99 à 1. Dans la parabole du bon berger (Luc 12, 32), en effet, la brebis égarée désigne l'espèce humaine, et les 99 brebis restantes, les anges. Dans cette foule innombrable, les anges sont répartis en différentes classes, et l’Église a réfuté, au deuxième concile de Constantinople en 553, l'opinion d'Origène, selon lequel tous les esprits seraient égaux en substance, en force etc. et s'est prononcée ouvertement pour la thèse de la diversité des anges. L’Église connaît neuf chœurs d'anges, et ceux-ci, en se regroupant par trois, forment un nouveau chœur. Ce sont : 1. les séraphins, 2. les chérubins, 3. les trônes, 4. les dominations, 5. les vertus, 6. les puissances, 7. les principautés, 8. les archanges , 9. les anges (ordinaires). » 52
« Ce qui semble incontestable, c'est que les anges, au sens étroit du mot, constituent la classe située au plus bas de la hiérarchie, mais aussi la plus nombreuse, que les séraphins, en revanche, sont la classe la plus haute, mais la plus réduite pour le nombre. » Il en est aussi ainsi sur terre. Il n'y a qu'un petit nombre d'excellences, mais des foules de simples facteurs des postes.
L'article poursuit :
« Vis-à-vis de Dieu, les anges vivent dans une association intime et personnelle avec lui, et leur rapport à Dieu se manifeste donc dans des hommages infinis, dans une humble soumission, dans un amour renonçant sans exception aucune à tout ce qui n'est pas Dieu, dans un don joyeux de tout leur être, dans une fidélité inébranlable, une obéissance à toute épreuve, une profonde vénération, une reconnaissance permanente, une adoration fervente, des louanges incessantes, une glorification constante, une célébration déférente, une allégresse sacrée et une jubilation extatique. »
C'est cette soumission dans la joie que les empereurs exigeaient de leurs courtisans et de leurs fonctionnaires. C'était l'idéal du byzantinisme.
On voit que les traits du dieu unique qui a pris forme dans le christianisme n'ont pas moins été influencés par le despotisme impérial que par la philosophie qui, depuis Platon, tendait toujours plus vers le monothéisme.
Cette philosophie répondait si bien à la mentalité et aux besoins de la société qu'elle se fixa rapidement dans la conscience populaire. Nous trouvons par exemple déjà chez Plaute, un auteur de comédies du troisième siècle avant J.C qui ne lançait que des formules relevant de la sagesse populaire, des passages comme celui-ci, mis dans la bouche d'un esclave demandant un bon geste :
« Et pourtant il y a un dieu qui entend et voit ce que nous faisons nous autres hommes ;
Il fera à ton fils ce que tu me fais à moi.
Il récompensera les bonnes actions, mais les mauvaises ne resteront pas impunies. »
(Les prisonniers, 2ème acte, 2ème scène)
C'est déjà une conception toute chrétienne de Dieu. Mais ce monothéisme était encore très naïf et laissait sans s'en soucier subsister les anciens dieux à côté de lui. Les chrétiens eux-même ne songeaient pas à mettre en doute leur existence, puisqu'ils acceptaient sans aller y voir de plus près tant de miracles des païens.. Pourtant, leur dieu ne tolérait aucun autre dieu à côté de lui, il voulait être souverain unique. Si les dieux païens refusaient de se soumettre et de se laisser incorporer à sa cour, il ne leur restait plus que le rôle la plupart du temps très miteux dévolu à l'opposition républicaine sous les premiers empereurs. Il ne consistait en rien d'autre qu'à faire ici et là la nique au seigneur tout-puissant et à exciter de braves sujets à se soulever contre lui sans aucun espoir de le renverser et seulement pour le plaisir de le contrarier.
Mais ce monothéisme intolérant et sûr de la victoire, ne doutant jamais de la supériorité et de la toute-puissance de son dieu, n'était pas une originalité du christianisme. Il ne l'emprunta certes pas aux païens, mais le trouva chez un petit peuple d'une nature très particulière, le peuple juif, chez qui l'attente du sauveur et l'obligation morale d'assistance mutuelle et de ferme solidarité avaient acquis une bien plus grande vigueur et donc étaient bien mieux à même de satisfaire les aspirations en ce sens que chez toute autre nation ou toute autre catégorie sociale de cette époque. C'est pourquoi le judaïsme a donné une puissante impulsion à la nouvelle doctrine née de ces besoins et lui a apporté quelques-uns de ses éléments les plus importants. En plus du monde romano-hellénistique de l'époque impériale en général, il nous faut comprendre le judaïsme en particulier pour dégager toutes les racines qui donnèrent naissance au christianisme.
Note de K. Kautsky
52 « angelus » ne désigne à l'origine rien d'autre qu'un messager