1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
Ière partie. La personne de Jésus
1. Les sources païennes
1908
Quelle que soit l'attitude qu'on adopte vis-à-vis du christianisme, force est de reconnaître que c'est l'un des plus gigantesques phénomènes de l'histoire connue de l'humanité. On ne peut se défendre d'un sentiment de profonde admiration quand on regarde l’Église chrétienne, vieille de près de deux millénaires, et qui est là devant nous pleine de vitalité, et dans bien des pays plus puissante que le pouvoir d’État. Tout ce qui contribue à faire comprendre ce phénomène colossal, donc aussi l'étude des origines de cette organisation, bien qu'elle nous fasse faire un bond en arrière de plusieurs millénaires, est de ce fait de la plus vive actualité et d'une grande portée pratique.
Cela assure aux recherches sur les débuts du christianisme un intérêt bien plus grand qu'à toute autre recherche historique sur les périodes antérieures aux deux siècles passés, mais cela rend l'étude de cette époque encore plus difficile qu'elle ne le serait de toute façon.
L’Église chrétienne est devenue un appareil de domination qui, ou bien sert les intérêts de ses propres gouvernants, ou bien ceux d'autres gouvernants à la tête de l’État qui ont su la mettre à leur service. Quiconque les combat doit nécessairement lutter aussi contre elle. C'est ainsi que la lutte autour de l’Église, comme la lutte contre l'Eglise, sont devenues une affaire de partis, en lien étroit avec les intérêts économiques les plus importants. Cela perturbe évidemment l'impartialité de la recherche historique sur l’Église, et fort longtemps, cela a amené les classes dominantes à interdire purement et simplement l'exploration des débuts du christianisme, à attribuer à l’Église une nature divine qui devait se situer au-dessus de - et en-dehors de - toute critique humaine.
Les Lumières bourgeoises du dix-huitième siècle réussirent enfin à dissiper totalement cette auréole divine. C'est ce qui permit pour la première fois d'étudier scientifiquement la naissance du christianisme. Mais, curieusement, au dix-neuvième siècle encore, la science laïque s'est tenue à l'écart de ce domaine, et a feint de croire qu'il continuait à relever de la théologie et ne la concernait en rien. Toute une série d'ouvrages historiques rédigés par les plus sérieux historiens bourgeois du dix-neuvième siècle et qui sont consacrés à l'époque impériale à Rome, passent discrètement et prudemment sans y toucher à côté du phénomène le plus important de cette époque, la naissance du christianisme. C'est ainsi que Mommsen, par exemple, qui, dans le cinquième volume de son histoire romaine, traite en détail de l'histoire juive sous les Césars, ne peut éviter d'évoquer en passant et à l'occasion le christianisme, mais chez lui, celui-ci apparaît immédiatement armé de pied en cap, et il est tacitement supposé connu. Jusqu'ici, il n'y a pour l'essentiel que les théologiens et leurs adversaires, les propagandistes libres-penseurs, qui se soient intéressés aux débuts du christianisme.
Du reste, ce n'était pas nécessairement par la frilosité qui amenait l'historiographie bourgeoise, dans le mesure où elle voulait être pur travail d'historien et pas littérature de combat, à s'abstenir de se pencher sur les origines du christianisme. L'état déplorable des sources où nous devons puiser ce que nous pouvons savoir sur ce sujet, ne pouvait déjà, par lui-même, que l'en dissuader.
La conception traditionnelle voit dans le christianisme la création d'un homme, Jésus Christ. Et encore aujourd'hui on n'en est pas sorti. Certes, au moins dans les milieux « éclairés » et « instruits », on ne croit plus que Jésus soit un dieu, mais on pense quand même que c'est une personnalité hors du commun apparue avec l'intention de fonder une nouvelle religion et qui y réussit avec l'énorme succès que l'on connaît. Des théologiens éclairés adhèrent à cette conception, mais tout aussi bien des libres-penseurs radicaux, et ceux-ci ne diffèrent des premiers que par la critique qu'ils font de la personne de Jésus, qu'ils cherchent à dépouiller le plus possible de tout aspect sublime.
Cependant, dès la fin du dix-huitième siècle, l'historien anglais Gibbon s'est étonné, ironiquement, dans son histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain (rédigée de 1774 à 1788), qu'aucun de ses contemporains n'ait parlé de Jésus, alors qu'il est censé avoir accompli des choses si incroyables.
« Comment expliquer », écrit-il, « l'attention indolente accordée par le monde païen et philosophique aux témoignages que la main du Tout-Puissant offrait, non à leur raison, mais à leurs sens ? A l'époque du Christ, de ses apôtres et de ses premiers disciples, la doctrine qu'ils prêchaient était confirmée par d'innombrables miracles. Les paralytiques marchaient, les aveugles voyaient, les malades étaient guéris, les morts ressuscités, les démons exorcisés, et les lois de la nature étaient souvent suspendues pour le plus grand bien de l’Église. Mais les sages de la Grèce et de Rome se détournaient de ce spectacle imposant le respect et semblaient, en poursuivant les occupations ordinaires de la vie et des études, être inconscients de tous les changements qui affectaient le gouvernement moral et physique de l'univers. »
Selon la tradition chrétienne, à la mort de Jésus, la terre entière, ou au moins toute la Palestine, fut plongée dans les ténèbres pendant trois heures. Cela se produisit du vivant de Pline l'ancien, qui a consacré tout un chapitre de son histoire naturelle aux éclipses. Mais il ne dit pas un mot de celle-ci. (Gibbon, chapitre 15)
Mais même si nous laissons de côté les miracles, il est difficilement compréhensible qu'une personnalité comme celle du Jésus des évangiles, qui selon eux, ébranlait tellement les esprits et les cœurs, ait pu agir et finalement mourir en martyr de sa cause sans que les contemporains païens ni juifs ne trouvent bon d'en rien signaler.
La première fois que Jésus est mentionné par un homme qui n'était pas chrétien, c'est dans les « Antiquités juives » de Flavius Josèphe. Le 3ème chapitre du livre 18 traite du procurateur Ponce Pilate, et voici ce qui y est dit entre autres :
« A cette époque vivait Jésus, un homme sage, s'il est permis de dire de lui qu'il était un homme, car il accomplissait des miracles et enseignait aux gens, qui accueillaient avec joie la vérité, et il trouva beaucoup de partisans parmi les Juifs et les Hellènes. C'était le Christ. Bien qu'ensuite, sur l'accusation des hommes les plus distingués de notre peuple, Pilate l'ait puni du châtiment de la croix, ceux qui l'avaient aimé les premiers lui restèrent fidèles. Car il leur réapparut le troisième jour, ressuscité pour une nouvelle vie, comme l'avaient prédit les prophètes de Dieu, qui avaient prédit également des milliers d'autres choses merveilleuses à son sujet. Il a donné son nom aux chrétiens, dont la secte (φῦλον) n'a jamais depuis lors cessé d'exister. »
Flavius Josèphe parle encore du Christ dans le livre 20, au 9ème chapitre, 1 ; il y est dit que le grand-prêtre Ananus, sous le gouvernorat d'Albin (à l'époque de Néron), aurait fait en sorte que « Jacques, le frère de Jésus, celui qu'on appelait le Christ (τοὺ λεγομένου χριστοὺ), fût traîné devant les tribunaux, accusé d'infraction à la loi et lapidé. »
Ces témoignages ont toujours été mis particulièrement en avant par les chrétiens, étant donné qu'ils proviennent d'un homme qui n'était pas chrétien, mais un Juif, un pharisien né en 37 de notre ère et vivant à Jérusalem, et donc parfaitement en mesure de posséder des informations authentiques sur Jésus. Et son témoignage serait d'autant plus remarquable qu'en tant que Juif, il n'avait aucune raison de raconter des fables favorables aux chrétiens.
Mais c'est précisément cette apologie dithyrambique sous la plume d'un Juif dévot qui rendit très tôt suspect ce passage de son œuvre. Au seizième siècle déjà, on mit en cause son authenticité, et aujourd'hui on est sûr que c'est un faux et qu'il n'est pas du tout de Flavius Josèphe. 1 Il a été inséré au troisième siècle par un copiste chrétien manifestement choqué que Flavius Josèphe, qui colporte les racontars les plus insignifiants venant de Palestine, ne dise absolument rien de la personne de Jésus. Ce chrétien avait bien senti, du fond de sa piété, que l'absence de toute évocation du Christ plaidait contre l'existence ou au moins l'importance de la personne de son Sauveur. C'est ainsi que la découverte du faux est devenu une pièce à charge.
Le passage concernant Jacques est également très douteux. Il est exact qu'Origène, qui a vécu de 185 à 254 après J.C., mentionne dans ses commentaires de Mathieu un témoignage de Flavius Josèphe sur Jacques. Il y fait observer qu'il est étrange que Flavius Josèphe n'ait malgré tout pas cru que Jésus était le Christ. Dans son écrit polémique contre Celse, il cite ce passage de Flavius Josèphe sur Jacques et constate également que Flavius Josèphe n'était pas croyant. Ces phrases d'Origène sont une des preuves qui démontrent que la rédaction originale ne pouvait avoir contenu le passage si étonnant sur Jésus où il reconnaît en lui le Christ, le Messie. Il s'avère en même temps que le passage concernant Jacques et qu'Origène trouva chez Flavius Josèphe, est aussi un faux. Car le texte cité par Origène est différent de celui qui se trouve dans les manuscrits de Flavius Josèphe qui nous sont parvenus. La destruction de Jérusalem y était présentée comme le châtiment de l'exécution de Jacques. Ce faux n'est pas passé dans les autres manuscrits et ne nous est donc pas parvenu. Le passage concernant Jacques et qui se trouve dans les manuscrits que nous avons, n'est en revanche pas cité par Origène, alors qu'il mentionne l'autre par trois fois à différentes occasions. Et pourtant, il rassemble soigneusement tous les témoignages de Flavius Josèphe qui pouvaient être exploités en faveur de la foi chrétienne. On peut donc faire l'hypothèse que le passage que nous avons et qui concerne Jacques est également un faux, et qu'il a été inséré par un chrétien pieux pour la plus grande gloire de Dieu, seulement après Origène, mais avant Eusèbe qui le cite.
Comme les lignes concernant Jésus et Jacques, celles qui, chez Flavius Josèphe, ont trait à Jean-Baptiste (Antiquités XVIII, 5, 2) sont suspectes d'être une « interpolation ». 2
Voilà donc chez Flavius Josèphe, à tout bout de champ, des faux commis par des chrétiens dès la fin du deuxième siècle. C'est que le silence de Flavius Josèphe sur les personnages principaux des évangiles était par trop voyant, il fallait le corriger.
Mais même si le témoignage concernant Jacques était authentique, il démontrerait dans le meilleur des cas qu'il a existé un Jésus qu'on appelait Christ, c'est-à-dire Messie. « S'il fallait réellement attribuer le passage à Flavius Josèphe, la théologie critique n'aurait ce faisant gagné qu'un fil d'une toile d'araignée auquel on accrocherait une figure humaine. Il y a eu, à l'époque de Flavius Josèphe et jusque dans les dernières décennies du deuxième siècle, tellement de prétendants au titre de Christ, qu'il n'en est resté bien souvent que des évocations sommaires. Nous avons un Judas de Galilée, un Theudas, un Égyptien anonyme, un Samaritain, un Bar Kokhba, - pourquoi n'y aurait-il pas eu aussi un Jésus parmi eux ? Jésus était un nom juif très répandu. » 3
Le deuxième passage de Flavius Josèphe nous dit donc dans le meilleur des cas que parmi les agitateurs de Palestine qui se présentaient alors comme étant le Messie, comme l'oint du Seigneur, il y en avait aussi un qui s'appelait Jésus. Cela ne nous apprend rien sur sa vie et ses actes.
Le deuxième écrivain non-chrétien qui mentionne Jésus est l'historien romain Tacite, l'auteur des Annales, rédigées autour de l'an 100. Dans le livre 15, il décrit l'incendie de Rome sous Néron, et voici ce qui est dit dans le chapitre 44 :
« Pour déjouer les rumeurs (qui rendaient Néron responsable de l'incendie), il présenta comme coupables des gens qui, exécrés en raison de leurs ignominies, étaient appelés chrétiens par le peuple, et leur infligea les châtiments les plus raffinés. L'homme à l'origine de leur nom, Christ, avait été exécuté par le procurateur Ponce Pilate sous le règne de Tibère. La superstition, momentanément stoppée, se répandit ensuite de nouveau, pas seulement en Judée, le pays d'origine de cette épidémie (mali), mais aussi dans Rome même, qui voit affluer de tous les points cardinaux et se propager tout ce qu'il peut y avoir d'abject et d'ignoble (atrocia aut pudenda). On se saisit d'abord de quelques-uns, qui passèrent aux aveux. Puis sur leurs indications, on en arrêta un nombre immense qui furent convaincus, non pas d'avoir mis le feu, mais de détester le genre humain. Leur exécution tourna au divertissement ; on les enveloppa de peaux de bêtes sauvages et les laissa se faire déchiqueter par les chiens ou bien on les crucifia ou les apprêta pour être brûlés, ce qui se fit dès que la nuit tomba, pour l'illuminer. Néron prêta ses jardins pour ce spectacle et il organisa des jeux du cirque où il se mêla au peuple dans les atours d'un aurige ou monta sur un char de course. Bien qu'il s'agît de malfaiteurs qui méritaient les plus sévères châtiments, on se prit de pitié pour eux, comme s'ils n'étaient pas sacrifiés pour le bien de tous, mais étaient les victimes de la folie furieuse d'un seul individu. »
Ce document n'a assurément pas été trafiqué par des chrétiens pour retourner l'opinion en leur faveur. L'exactitude en a été certes mise en cause, Dio Cassus ne parlant pas du tout d'une persécution des chrétiens sous Néron. Mais Dio Cassus a vécu cent ans après Tacite. Suétone, qui écrivit peu après Tacite, parle également dans sa biographie de Néron d'une persécution des chrétiens, « des gens qui se sont adonnés à une nouvelle et pernicieuse superstition ». (Chapitre 16)
Mais Suétone ne nous parle pas de Jésus et Tacite ne transmet même pas son nom. Christ, le terme grec qui désigne « celui qui a reçu l'onction sacrée », n'est que la traduction du mot hébreu « Messie ». Tacite ne nous dit rien sur l'activité de Jésus et le contenu de sa doctrine.
Et voilà tout ce que nous apprenons sur Jésus à partir des sources non-chrétiennes du premier siècle de notre ère.