1908

Un texte publié pour la première fois en 1908, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de K. Marx.


Les Trois Sources du Marxisme

Karl Kautsky

L’œuvre historique de Marx


 

IV: L’union du mouvement ouvrier et du socialisme

La conception matérialiste de l’Histoire marque une date mémorable. Avec elle commence une nouvelle ère de la science malgré toutes les contestations des savants bourgeois. Elle marque une date non seulement dans la lutte pour l’évolution sociale, mais dans la politique au meilleur sens du mot. Elle réalisa, en effet, l’union du mouvement ouvrier et du socialisme, créant ainsi les conditions les plus favorables à la lutte de classe prolétarienne.

Le mouvement ouvrier et le socialisme ne sont nullement identiques de nature. Le mouvement ouvrier surgit nécessairement en opposition au capitalisme industriel, partout où celle-ci apparaît, expropriant les masses travailleuses et les asservissant, tout en les rassemblant et les unissant malgré lui dans les grandes entreprises et dans les villes industrielles. La forme originaire du mouvement ouvrier est purement économique : la lutte pour les salaires et le temps de travail qui, d’abord, s’exprime par des explosions de désespoir et des émeutes sans préparation, pour passer ensuite rapidement aux formes supérieures des organisations syndicales. De plus, la lutte politique apparaît rapidement. La bourgeoisie elle-même, dans sa lutte contre la féodalité, a besoin de l’aide prolétarienne qu’elle appelle à la rescousse. Ainsi les travailleurs apprennent bientôt à apprécier l’importance de la liberté et de la puissance politique pour leurs buts propres. Notamment, le suffrage universel sera très tôt en France et en Angleterre l’objet d’une aspiration politique des prolétaires et il amènera, déjà dans les années trente, en Angleterre, la formation d’un parti prolétarien, celui des chartistes.

Le socialisme prend naissance plus tôt encore. Certes il est, tout comme le mouvement ouvrier, un produit du capitalisme : tous deux procèdent de la nécessité d’agir contre la misère à laquelle l’exploitation capitaliste condamne les classes laborieuses. Alors que la défense du prolétariat s’organise partout d’elle-même dans le mouvement ouvrier, là où une importante population ouvrière se rassemble, le socialisme suppose une connaissance approfondie de la société moderne. Tout socialisme repose sur l’idée que dans la société bourgeoise il n’est pas possible de mettre fin à la misère provenant du capitalisme. Cette misère provient en effet de la propriété privée des moyens de production et ne peut disparaître qu’avec elle. En cela, les différents systèmes socialistes sont d’accord ; ils ne diffèrent que dans la voie que chacun veut suivre pour arriver à la suppression de la propriété privée et dans les conceptions que chacun a de la nouvelle propriété sociale qui doit la remplacer.

Si naïfs que pouvaient être parfois les espérances et les projets des socialistes, les conceptions sur lesquelles ils se fondaient impliquaient une science sociale, qui était encore complètement inaccessible au prolétariat dans les premières décennies du XIX° siècle. Certes, ne pouvait arriver aux conceptions socialistes qu’un homme qui aurait considéré la société bourgeoise du point de vue du prolétariat, encore fallait-il que cet homme possédât les méthodes scientifiques qui, à cette époque bien plus que maintenant, n’étaient accessibles qu’aux milieux bourgeois.

Le mouvement ouvrier procède naturellement et évidemment de la production capitaliste, partout où celle-ci atteint un certain niveau. Le socialisme, par conséquent, eut dans son évolution comme prémices non seulement le capitalisme, mais encore un concours de circonstances qui se présentèrent rarement.

Le socialisme apparut d’abord dans les milieux bourgeois. En Angleterre, le socialisme, très récemment encore, était propagé surtout par des éléments bourgeois. Ce fait apparaît comme une contradiction à la théorie marxiste de la lutte des classes, mais cela ne serait vrai que si la classe bourgeoise s’était identifiée avec le socialisme, ou que si Marx avait déclaré impossible que des individus non-prolétaires pour des raisons particulières pussent adopter le point de vue du prolétariat.

Marx a toujours affirmé que la seule force capable de faire triompher le socialisme, c’est la classe ouvrière. En d’autres termes, le prolétariat ne peut se libérer que par ses propres forces ; ce qui ne veut nullement dire que seuls des prolétaires puissent montrer le chemin du socialisme.

Il n’est plus nécessaire de prouver aujourd’hui que le socialisme n’est rien, s’il n’est pas porté par un mouvement ouvrier puissant. Le contraire n’apparaît pas aussi clairement, c’est-à-dire que le mouvement ouvrier ne peut développer toutes ses forces que s’il a compris le socialisme et l’a adopté.

Le socialisme n’est pas le produit d’une éthique indépendante du temps et de l’espace et des différences de classe. Il n’est, essentiellement, rien d’autre que la science de la société, en partant du point de vue du prolétariat. La science ne sert pas seulement à satisfaire le besoin de savoir, de connaître l’inconnu et le mystérieux, mais elle a aussi un but économique : épargner les forces. Elle permet à l’homme de se retrouver plus facilement parmi les choses de la réalité, d’éviter toute dépense inutile de forces et ainsi, à tout moment, d’obtenir le rendement maximum possible.

A son origine, la science sert directement et consciemment les buts d’économie de forces. Plus elle se développe et s’éloigne de son point de départ, plus il y a d’intermédiaires entre son activité de recherche et son effet pratique ; mais leur connexion ne peut en être ainsi que voilée et non pas supprimée.

Le socialisme, la science prolétarienne de la société sert aussi à rendre possible l’application rationnelle des forces du prolétariat : il y réussit d’autant mieux qu’il est lui-même plus parfait et que la connaissance de la réalité, qu’il implique, est plus profonde.

La théorie socialiste n’est nullement un jeu oiseux de savants de cabinet, mais au contraire, une affaire très pratique pour le prolétariat en lutte.

Son arme principale, c’est le groupement de la masse en organisations puissantes, autonomes et libres de toute influence bourgeoise. On ne peut arriver à ce résultat sans une théorie socialiste, qui seule est à même de discerner l’intérêt prolétarien commun aux diverses couches prolétariennes et de séparer celles-ci du monde bourgeois.

Un mouvement ouvrier, spontané et dépourvu de toute théorie se dressant dans les classes travailleuses contre le capitalisme croissant, est incapable d’accomplir ce travail.

Considérons, par exemple, les syndicats. Ce sont des unions professionnelles, qui cherchent à défendre les intérêts immédiats de leurs membres. Mais combien divergents sont les intérêts de chacune de ces professions prises séparément : des gens de mer et des houillers, des cochers et des typographes ! Sans théorie socialiste, ils ne peuvent connaître leurs intérêts communs et les différentes couches de prolétaires se considèrent mutuellement comme étrangères, voire comme ennemies.

Comme le syndicat ne représente que les intérêts immédiats de ses membres, il ne se trouve pas directement en rapport avec l’ensemble du monde bourgeois, mais d’abord avec les capitalistes de sa profession seulement. Il y a, à côté de ces capitalistes, toute un série d’éléments bourgeois qui tirent directement ou indirectement leurs ressources de l’exploitation des prolétaires et par là sont intéressés au maintien de l’ordre social bourgeois. Ils s’opposeront à tout essai de mettre fin à l’exploitation des prolétaires, mais ils n’ont nullement intérêt à ce que précisément les rapports de travail de l’une ou l’autre profession soient particulièrement défavorables. Il peut être parfaitement indifférent à un gros propriétaire foncier, à un banquier, à un propriétaire de journal ou à un avocat, du moment qu’ils ne possèdent pas de titres de filatures, que le filateur de Manchester gagne 2 ou 2 ½ schillings par jour ou qu’il travaille 10 ou 12 heures par jour.

Ces éléments bourgeois peuvent très bien avoir intérêt à faire certaines concessions aux syndicats pour obtenir d’eux, en retour, des services d’ordre politique. Il arriva ainsi que des syndicats, qui n’étaient pas guidés par la théorie socialiste se mirent au services de causes qui n’étaient rien moins que prolétariennes.

Mais de pires choses étaient possibles et arrivèrent. Toutes les couches prolétariennes ne sont pas capables de s’élever au niveau de l’organisation syndicale. Une différence se crée dans le prolétariat entre travailleurs organisés et non-organisés. Quand les premiers sont pénétrés de la pensée socialiste, ils forment la partie la plus combative du prolétariat. Quand cette pensée leur manque, les organisés ne deviennent que trop facilement des aristocrates, qui non seulement perdent toute sympathie pour les ouvriers inorganisés mais souvent même entrent en opposition avec eux, leur rendent l’organisation plus difficile, pour en monopoliser les avantages. Les travailleurs inorganisés sont cependant incapables de toute lutte et de toute ascension sans le concours des organisés. Sans leur appui, ils s’enfoncent d’autant plus dans la misère que les autres s’élèvent.

Ainsi le mouvement syndical peut même amener, malgré l’accroissement de la puissance de certaines couches, un affaiblissement direct de l’ensemble du prolétariat lorsque le mouvement syndical n’est pas pénétré de l’esprit socialiste.

L’organisation politique du prolétariat également ne peut exercer toute sa force sans cet esprit. Ceci est clairement démontré par le premier parti ouvrier, le Chartisme, fondé en 1835, en Angleterre. Certes celui-ci comprenait des éléments progressistes et clairvoyants ; cependant, dans son ensemble, il ne suivait pas un programme socialiste déterminé, mais seulement des objectifs isolés, pratiques et accessibles. Avant tout, le suffrage universel, qui ne doit certainement pas être un but en soi, mais un moyen d’atteindre le but. Ce but ne consistait pour l’ensemble des Chartistes, qu’en revendications économiques immédiates isolées, et avant tout la journée de travail normale de dix heures. Il en résulta un premier désavantage : le parti ne fut pas purement un parti de classe, le suffrage universel intéressant aussi les petits-bourgeois.

Il dut paraître avantageux à plus d’un que la petite bourgeoisie en tant que telle se ralliât au parti ouvrier. Par là, celui-ci fut plus nombreux, mais non plus fort. Le prolétariat a ses propres intérêts et ses propres méthodes de combat qui se distinguent de celles de toutes les autres classes. Il restreint son action par l’union avec les autres, et ne peut, par là même, exercer toute sa force. Certes les petits-bourgeois et les paysans sont bien reçus chez nous socialistes, lorsqu’ils veulent se joindre à nous, mais seulement lorsqu’ils se placent sur une base prolétarienne, et qu’ils se considèrent comme des prolétaires. Notre programme socialiste est là pour garantir que seuls de tels éléments de la petite bourgeoisie et de la petite paysannerie viennent à nous. Pareil programme manquait aux Chartistes et ainsi de nombreux éléments petits-bourgeois se joignirent à leur lutte pour le droit électoral, éléments qui possédaient aussi peu de compréhension que d’inclination pour les méthodes de lutte et les intérêts prolétariens.

Comme conséquence fatale, de vives luttes intérieures eurent lieu dans le Chartisme même et l’affaiblirent beaucoup.

La défaite de la Révolution de 1848 mit ensuite fin pour une dizaine d’années à tout mouvement ouvrier politique. Lorsque le prolétariat européen s’agita à nouveau, la lutte pour le suffrage universel reprit parmi la classe ouvrière anglaise. On pouvait s’attendre à une résurrection du Chartisme. Mais alors la bourgeoisie anglaise fit un coup de maître. Elle divisa le prolétariat anglais, accorda le droit de vote aux travailleurs organisés, les détacha du restant du prolétariat et prévint par là la résurrection du Chartisme.

Comme celui-ci ne possédait pas de programme d’ensemble dépassant la revendication du droit de vote, dès qu’on eut répondu à cette revendication de manière telle que la partie combative de la classe ouvrière fut satisfaite, la base du Chartisme devait disparaître. Ce n’est qu’à la fin du siècle que, suivant de très loin les travailleurs du continent européen, les Anglais fondèrent un nouveau parti ouvrier autonome. Mais pendant longtemps ils n’ont pas saisi la signification pratique du socialisme pour le développement complet de la puissance du prolétariat et ont refusé d’accepter pour leur parti un programme parce que celui-ci ne pouvait être qu’un programme socialiste ! Ils attendirent que la logique des faits les y contraignît.

Actuellement et sous tous les rapports, les conditions de l’union si nécessaire du mouvement ouvrier et du socialisme sont accomplies. Elles manquaient dans les premiers lustres du XIX° siècle.

Les travailleurs furent à cette époque abattus par le premier assaut du capitalisme. Quant à étudier d’une manière approfondie les problèmes sociaux, il leur en manquait les moyens.

Les socialistes bourgeois ne virent, pour cette raison, de la misère que le capitalisme répand, qu’un seul aspect, l’oppression, et non l’autre, excitant qui aiguillonnait le prolétariat vers l’ascension révolutionnaire. Ils croyaient qu’il n’y avait qu’un facteur qui permit de réaliser la libération du prolétariat : la bonne volonté de la bourgeoisie. Ils appréciaient la bourgeoisie d’après leur propre valeur, croyaient trouver parmi elle suffisamment de compagnons d’idées pour être en état d’appliquer des mesures socialistes. Leur propagande socialiste trouva d’ailleurs au commencement beaucoup d’écho parmi les philanthropes bourgeois. Les bourgeois ne sont pas, en effet, en général inhumains ; la misère les émeut et, du moment qu’ils n’en tirent pas profit, ils voudraient volontiers la supprimer. Aussi sensibles qu’ils sont envers le prolétaire souffrant, aussi durs sont-ils envers le prolétaire militant. Ils sentent que celui-ci ébranle la base de leurs moyens d’existence. Le prolétariat qui mendie jouit de leur sympathie, celui qui revendique les met dans un état de sauvage hostilité. Ainsi les socialistes bourgeois trouvèrent-ils peu à leur goût que le mouvement ouvrier menaçât de leur enlever le facteur sur lequel ils comptaient le plus : la sympathie de la bourgeoisie bien pensante pour les prolétaires.

Ils virent d’autant plus le mouvement ouvrier un élément fâcheux que leur confiance dans le prolétariat, qui en ce temps représentait encore en général une masse d’un niveau extrêmement bas, était minime et qu’ils constataient plus clairement l’insuffisance et la naïveté du mouvement ouvrier.

Ils arrivèrent souvent à se dresser directement contre le mouvement ouvrier, par exemple, en montrant combien les syndicats seraient superflus puisqu’ils ne voulaient qu’augmenter les salaires, au lieu de combattre le salariat lui-même qui est la cause de tout le mal.

Peu à peu cependant, un revirement se préparait. Vers 1840, le mouvement ouvrier avait suffisamment évolué pour produire une série d’esprits des mieux doués qui s’assimilèrent le socialisme et qui virent en lui la science prolétarienne de la société. Ces travailleurs savaient déjà, de leur propre expérience, qu’ils n’avaient pas à compter sur la philanthropie de la bourgeoisie. Ils comprirent que le prolétariat devait se libérer lui-même. De plus, des socialistes bourgeois aussi vinrent à cette idée qu’on ne pouvait se fier à la générosité de la bourgeoisie. Certes, ils n’avaient pas confiance dans le prolétariat. Son mouvement ne leur paraissait que comme une force destructive menaçant toute civilisation. Ils crurent que seule l’intelligence bourgeoise pouvait construire une société socialiste, ils ne virent plus la force motrice nécessaire à cette fin dans la compassion envers le prolétariat, mais dans la peur d’un prolétariat aggressif. Ils en saisirent la puissance impression ante et comprirent que le mouvement ouvrier provient nécessairement du mode de production capitaliste et qu’il croîtra toujours pendant ce mode de production. Ils espérèrent que la peur du mouvement ouvrier croissant inciterait la bourgeoisie intelligente à écarter le danger par des mesures socialistes. C’était un progrès important, bien que l’union du socialisme et du mouvement ouvrier ne pouvait procéder d’une telle conception. Il manquait en effet, aux ouvriers socialistes, malgré tout le génie de certains d’entre eux, le vaste savoir nécessaire pour fonder une théorie du socialisme dans laquelle le socialisme serait organiquement allié au mouvement ouvrier.

Les ouvriers socialistes ne purent que reprendre le vieux socialisme bourgeois, c’est-à-dire l’utopisme et l’adapter à leurs besoins.

Ceux qui allèrent le plus loin dans ce sens furent certains socialistes prolétariens qui procédaient du Chartisme ou de la Révolution française. Ces derniers notamment acquirent une grande importance pour l’histoire du socialisme. La grande Révolution avait clairement tiré la signification que la conquête du pouvoir de l’Etat peut avoir pour la libération d’une classe.

Dans cette révolution, grâce à des circonstances particulières, une puissante organisation politique, le Club des Jacobins, était arrivée à dominer Paris et par là toute la France, par l’action terroriste de petits-bourgeois mêlés, en une forte proportion, à des éléments prolétaires. Et même pendant la Révolution, Babeuf avait déjà tiré la conséquence de celle-ci dans un sens purement prolétarien et cherché, par une conjuration, à conquérir le pouvoir d’Etat pour une organisation communiste.

Le souvenir de ces événements ne s’était pas effacé chez les ouvriers français. La conquête du pouvoir, pour les socialistes prolétariens constitua rapidement le moyen par lequel ils voulaient gagner la puissance nécessaire à la réalisation du socialisme. Mais considérant la faiblesse et l’immaturité du prolétariat, ils ne pouvaient concevoir d’autre chemin pour la conquête du pouvoir que le « putsch » d’un certain nombre de conjurés qui devaient libérer la Révolution. Parmi les représentants de ces idées, Blanqui est le plus connu. En Allemagne, Weitling représenta des conceptions semblables.

D’autres socialistes procédèrent aussi de la Révolution française. Mais le « putsch » ou la tentative révolutionnaire leur sembla un moyen peu approprié pour renverser la domination du capital. Comme la tendance mentionnée plus haut, celui-ci comptait peu sur la puissance du mouvement ouvrier. Elle se tirait d’affaire, en négligeant de voir à quel point la petite bourgeoisie repose sur la même base de propriété privée des moyens de production que le capital et en croyant que les prolétaires pourraient régler leur compte aux capitalistes sans opposition de la petite bourgeoisie, ou « du Peuple », et même avec son aide.

On n’avait besoin que de la République et du suffrage universel pour obliger l’Etat à prendre des mesures socialistes.

Cette conception de beaucoup de républicains, dont le plus remarquable fut Louis Blanc, trouva en Allemagne une contrepartie dans la conception monarchiste de la royauté sociale, qu’entretenaient quelques professeurs et autres idéologues comme Rodbertus.

Ce socialisme d’Etat monarchiste ne fut qu’une mode, quelquefois démagogique. Il n’a jamais acquis une signification pratique sérieuse. Il n’en est pas de même pour les tendances représentées par Blanqui et Louis Blanc. Elles dominèrent Paris pendant les journées de la Révolution de février 1848.

Ces tendances trouvèrent dans le personne de Proudhon un critique puissant. Proudhon doutait du prolétariat comme de l’Etat et de la Révolution. Il admettait bien que le prolétariat doit se libérer lui-même ; mais il vit aussi que, si la classe ouvrière voulait lutter pour sa libération, elle devait entreprendre le combat pour conquérir le pouvoir, parce que même la simple lutte économique dépend de l’Etat. Comme Proudhon tenait la conquête du pouvoir comme étant sans chance de succès, il conseilla au prolétariat de s’abstenir, dans ses efforts d’émancipation, de toute lutte et de n’essayer que les moyens d’organisation pacifique, comme par exemple les banques d’échange, les caisses d’assurances et autres institutions. Pour les syndicats, il avait aussi peu de compréhension que pour la politique.

Ainsi le mouvement ouvrier et le socialisme et tous les essais de créer un rapport plus étroit entre eux, pendant la dizaine d’années où Marx et Engels fixaient leur point de vue et leurs méthodes, formaient un chaos de tendances aussi diverses que multiples, qui avaient chacune découvert une petite part du vrai, mais dont aucune ne pouvait le saisir complètement et qui toutes devaient tôt ou tard finir dans l’insuccès.

Ce qui ne fut pas permis à ces tendances réussit au matérialisme historique qui, en plus de sa grande signification pour la science, acquit une non moins grande importance sociale. Il devait faciliter la révolution de l’une comme de l’autre.

Comme les socialistes de leur temps, Marx et Engels constatèrent que le mouvement ouvrier paraît insuffisant lorsqu’on l’oppose au socialisme et qu’on demande : quel est le moyen le plus approprié, le mouvement ouvrier (syndicat, lutte pour le droit de vote, etc.) ou le socialisme pour procurer au prolétaire des moyens certains d’existence et la suppression de toute exploitation ? Mais ils constatèrent aussi que cette question était tout à fait mal posée. Socialisme, moyens certains d’existence du prolétariat, suppression de toute exploitation sont identiques. La question est simplement celle-ci : comment le prolétariat arrive-t-il au socialisme ? Et ici la doctrine de la lutte de classe répond : par le mouvement ouvrier.

Certes, celui-ci n’est pas en état de procurer immédiatement au prolétariat une existence certaine et la suppression de toute exploitation, mais il n’est pas seulement le moyen indispensable d’empêcher la chute dans la misère des prolétaires isolés, mais encore de procurer à l’ensemble de la classe des travailleurs une force toujours plus grande, une force intellectuelle, économique et politique qui croît toujours, même si, en même temps, l’exploitation du prolétariat augmente. On ne doit pas apprécier le mouvement ouvrier d’après son importance dans la limitation de l’exploitation, mais au contraire, d’après son importance au point de vue de l’accroissement de la puissance du prolétariat. Ce n’est pas de la conjuration de Blanqui , ni du socialisme d’Etat de Louis Blanc et de Rodbertus, ni des organisations pacifiques de Proudhon, mais de la lutte de classe, qui peut durer des dizaines d’années et même des générations, que naît la force qui peut et doit prendre possession de l’Etat sous la forme de la République démocratique et y introduire le socialisme.

Mener la lutte de classe économique et politique, s’occuper de la manière la plus zélée du travail de détail, mais avec la pensée de l’exécuter avec de larges vues socialistes, grouper en un tout formidable, unifié et harmonieux se développant irrésistiblement chaque jour les organisations et les activités du prolétariat, ce sont là, d’après Marx et Engels, les tâches de tous ceux, prolétaires ou non, qui se placent au point de vue du prolétariat qu’ils veulent libérer.

L’accroissement de la puissance du prolétariat repose lui-même en dernière instance sur le remplacement des modes de production précapitalistes et petits-bourgeois par le mode de production capitaliste qui augmente le nombre des prolétaires, les concentre, les rend plus indispensables pour l’ensemble de la société et crée en même temps, à cause du capital toujours plus concentré, les prémices de l’organisation sociale de la production qui ne doit plus être recherchée arbitrairement par les utopistes, mais au contraire doit procéder de la réalité capitaliste.

Par cette conception, Marx et Engels ont créé le fondement sur lequel s’élève la démocratie socialiste, le fondement sur lequel se place le prolétariat militant du monde entier et d’où est partie sa marche triomphante.

Cette contribution ne fut pas possible aussi longtemps que le socialisme ne possédait pas sa science indépendante de celle de la bourgeoisie. Les socialistes avant Marx et Engels étaient certes, pour la plupart, initiés à la science de l’économie politique, mais ils le reprenaient, sans esprit critique, sous la forme dans laquelle elle avait été créé par les penseurs bourgeois et ils ne se distinguaient d’eux que par les conclusions en faveur du prolétariat qu’ils en tiraient.

Marx, le premier, a entrepris d’une manière complètement indépendante l’étude du mode de production capitaliste et montré combien on peut le concevoir plus clairement et plus profondément lorsqu’on le considère d’un point de vue prolétarien au lieu d’un point de vue bourgeois, parce que le point de vue prolétarien dépasse ce mode de production au lieu d’y être inclus. A Marx, seulement, qui considère le capitalisme comme une forme sociale qui évolue, il fut permis de saisir complètement son caractère historique propre.

Ce travail formidable est contenu dans Le Capital de Marx, paru en 1867. Auparavant, il avait déjà exposé, avec Engels, son nouveau point de vue socialiste dans le Manifeste Communiste de 1848.

Ainsi le combat d’émancipation prolétarien reçut un fondement scientifique d’une grandeur et d’une solidité qu’aucune classe révolutionnaire ne posséda avant lui. Mais certes, il n’y eut aucune classe à qui échut une tâche aussi gigantesque que celle qui échoit au prolétariat moderne qui doit remboîter le monde entier que le capitalisme a fait sortir de ses joints. Le prolétariat n’est heureusement par un Hamlet qui accueille cette tâche par des lamentations. De la grandeur de celle-ci, il tire sa confiance.


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