Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre I : LES ERREURS THEORIQUES DES ÉCONOMISTES POPULISTES
Le marché est une catégorie de l'économie marchande. Au cours de son développement, celle-ci se transforme en économie capitaliste et ce n’est qu'à ce dernier stade qu'elle exerce une domination absolue et prend une extension universelle. Si on veut analyser les principes théoriques fondamentaux concernant le marché intérieur, on doit donc prendre pour point de départ la simple économie marchande et suivre sa transformation graduelle en économie capitaliste.
I. La division sociale du travail
La division sociale du travail est la base de l'économie marchande. L'industrie de transformation se sépare de l'industrie d'extraction et chacune d'elles se subdivise en petites catégories et en sous-catégories qui fabriquent sous forme de marchandises tels ou tels produits et les échangent contre toutes les autres fabrications. Le développement de l'économie marchande provoque donc un accroissement du nombre des industries distinctes et indépendantes; ce développement a tendance à faire non seulement de la fabrication de chaque produit mais même de la fabrication de chacun des éléments du produit une branche industrielle à part; d’ailleurs le phénomène ne se limite pas à la fabrication du produit mais s'étend aux diverses opérations nécessaires pour le préparer à la consommation. Sous le régime de l’économie naturelle, la société était composée d'une masse d'unités économiques homogènes (familles paysannes patriarcales, communautés rurales primitives, domaines féodaux). Chacune de ces unités exécutait tous les genres de travaux depuis la production des matières premières jusqu’à leur préparation définitive pour la consommation. Sous le régime de l'économie marchande se forment des unités économiques hétérogènes; le nombre des branches spéciales de l'économie augmente, celui des exploitations accomplissant une même fonction économique diminue. C'est ce développement progressif de la division sociale du travail qui constitue le facteur essentiel dans le processus de formation d’un marché intérieur pour le capitalisme. Dans « la production marchande et de sa forme absolue, la production capitaliste, dit Marx, ces produits sont des marchandises, des valeurs d’usage, ne possédant une valeur d’échange réalisable et convertible en argent, que dans la mesure où d'autres marchandises constituent pour elles un équivalent, où d’autres produits les affrontent en tant que marchandises et en tant que valeurs; donc dans la mesure où ils ne sont pas produits pour servir à leurs producteurs eux-mêmes de moyens de subsistance immédiats, mais de marchandises : produits qui ne deviennent des valeurs d’usage que par leur conversion en valeur d'échange (argent), par leur aliénation. Le marché de ces marchandises se développe grâce à la division sociale du travail; la séparation des travaux productifs métamorphose leurs produits respectifs en marchandises [1], en équivalents réciproques, et les fait servir d'articles d'échange les uns pour les autres ». (Das Kapital, III, 2, 177-178 [2]. Trad. russe, 526. Ici comme dans toutes les citations sauf remarque contraire, c'est nous qui soulignons).
Il va de soi que cette séparation des industries de transformation et des industries d'extraction, de la manufacture et de l'agriculture transforme l'agriculture elle-même en une industrie, c'est-à-dire en une branche économique qui produit des marchandises. La spécialisation des différentes formes de traitement des produits, qui aboutit à la création d’un nombre toujours croissant de branches industrielles, se retrouve dans l'agriculture : elle aboutit à la création de régions agraires spécialisées (et à des systèmes d'économie agricole) [3], et provoque des échanges non seulement entre les produits agricoles et les produits industriels, mais aussi entre les divers produits agricoles. Cette spécialisation de l’agriculture marchande (et capitaliste) que l'on observe dans tous les pays capitalistes et qui apparaît dans la division internationale du travail, se retrouve en Russie après l'abolition du servage, comme nous allons le montrer en détail plus loin.
La division sociale du travail est donc à la base de tout le processus de développement de l'économie marchande et du capitalisme. Selon les théoriciens du populisme, ce processus est provoqué par des mesures artificielles, il vient de ce qu'on a « dévié du droit chemin », etc., etc. Il est donc tout à fait naturel qu'ils aient tenté de dissimuler que la division du travail existe en Russie; qu'ils se soient efforcés d'affaiblir l'importance de ce fait. C'est ainsi que dans son article sur « La division du travail agricole et industriel en Russie » (Vestnik Evropy, 1884, n° 7), M. V. V. « « nie » qu'en Russie « ce soit le principe de la division sociale du travail qui prédomine » (p. 347) et proclame : « Chez nous, la division du travail n'est pas issue des couches profondes du peuple; on a cherché à l'introduire de l’extérieur » (p. 338). Quant à M. N.-on, il raisonne de la façon suivante à propos de l'augmentation de quantité de blé mise en vente : « Ce fait pourrait signifier, écrit-il dans ses Essais, que le blé qui a été produit est réparti d'une manière plus égale dans l'État et que le pêcheur d’Arkhangelsk consomme aujourd’hui le blé de Samara, tandis que l’agriculteur de Samara assaisonne son repas de poisson d'Arkhangelsk. En réalité, il ne se passe rien de pareil » (Essais sur notre économie sociale après l'abolition du servage. St.-Pétersbourg 1893, p. 37). Sans aucune preuve et en dépit de faits que tout le monde connaît, il décrète donc purement et simplement que la division sociale du travail n'existe pas en Russie! Mais si on veut développer la théorie populiste selon laquelle le capitalisme en Russie a un caractère « artificiel » on n'a pas le choix : il faut nier la division sociale du travail qui est le fondement même de toute l'économie marchande ou proclamer qu'elle est « artificielle ».
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] K. Marx, Le Capital, livre III, tome III. Editions Sociales, Paris 1960, p. 29. Toutes les références de Lénine au Capital, renvoient à l'édition allemande (tome I. deuxième édition. 1872, tome II, édition de 1885 et tome III, édition de 1894). [N.E.]
[2] Le Capital, t. XIII, p. 41, Paris 1930. [N.E.]
[3] Ainsi, par exemple, I. Stébout, dans ses Fondements de la culture des champs, classe les systèmes d'économie agricole selon leur principat produit destiné au marché. Il existe trois systèmes principaux : 1° celui de la culture des champs (culture des céréales, suivant l'expression de A. Skvortsov); 2° celui de l'élevage (le principal article destiné au marché est fourni par les produits de l'élevage) et 3° le système industriel (technique, suivant l'expression de A. Skvortsov) ; le principal article destiné au marché est constitué par les produits agricoles soumis à un traitement industriel. Voir A. Skvortsov : L'influence des transports à vapeur sur l'économie rurale. Varsovie 1890, pp. 68 et suivantes.