Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre VIII : LA FORMATION DU MARCHÉ INTÉRIEUR
III. L'EMPLOI ACCRU DU TRAVAIL SALARIÉ
Dans le problème du développement du capitalisme, le facteur le plus important est peut-être le degré de diffusion du travail salarié. Le capitalisme est le stade du développement de la production marchande où la force de travail devient, elle aussi, une marchandise. La tendance fondamentale du capitalisme veut que l'ensemble des forces de travail de l'économie nationale ne soient appliquées à la production qu'après avoir été achetées et vendues par les entrepreneurs. Nous avons essayé d'analyser en détail comment cette tendance s'était manifestée en Russie depuis l'abolition du servage et nous devons maintenant faire le bilan de ce problème. Pour cela. nous allons commencer par établir le total des données relatives aux vendeurs de force de travail que nous avons citées clans les chapitres précédents, puis (dans le paragraphe suivant) nous indiquerons quel est le nombre d'acheteurs de cette force.
Les vendeurs de force de travail se recrutent dans la population ouvrière du pays qui participe à la production des biens matériels. Cette population est évaluée à environ 15500000 ouvriers adultes du sexe masculin [1]. Dans le deuxième chapitre de cet ouvrage, nous avons montré que le groupe inférieur de la paysannerie n'était pas autre chose que le prolétariat rural. Et nous avons indiqué (note de la page 184) que les formes que revêt la vente de sa force de travail par le prolétariat seraient analysées plus loin. Si maintenant nous faisons le bilan des catégories d'ouvriers salariés que nous avons énumérées au cours de notre exposé, nous obtenons 1) environ 3500000 ouvriers agricoles salariés (pour l'ensemble de la Russie d'Europe) et 2) environ 1500000 ouvriers de fabrique et d'usine, de la métallurgie, des mines et des chemins de fer, soit en tout 5000000 d'ouvriers professionnels salariés. Nous trouvons ensuite 3) environ 1000000 d'ouvriers du bâtiment, 4) environ 2000000 [2] d'ouvriers employés dans l'industrie du bois (abattage, premiers traitements, flottage, etc.), aux travaux de terrassement, à la construction des chemins de fer, au chargement et au déchargement des marchandises et, d'une façon générale, à toutes sortes de gros travaux dans les centres industriels. Nous avons enfin 5) 2000000 d'ouvriers qui travaillent à domicile pour des capitalistes ou qui sont salariés dans une industrie de transformation que n'est pas classée dans «l'industrie des usines et fabriques».
Au total, le nombre des ouvriers salariés atteint donc environ 10000000. Si on retire les femmes et les enfants qui constituent près d'un quart de cet effectif [3], il reste 7500000 ouvriers salariés adultes du sexe masculin, soit environ la moitié de la population masculine du pays parvenue à l'âge adulte participe à la production des biens matériels [4]. Une partie de cette énorme masse de salariés n'a plus aucune attache avec la terre et vit uniquement de la vente de sa force de travail. Dans cette catégorie, on trouve l'immense majorité des ouvriers de fabriques et d'usines (ainsi, d'ailleurs, que des mines et des chemins de fer) et un certain contingent d'ouvriers du bâtiment, de mariniers, de manœuvres: enfin, une importante partie des ouvriers de la manufacture capitaliste et les habitants des centres non agricoles travaillant à domicile pour les capitalistes. Une autre partie, plus nombreuse que la première, reste encore liée à la terre, couvre une part de ses dépenses grâce aux produits de sa minuscule parcelle de terre et constitue ce type d'ouvrier salarié pourvu d'un lot que nous nous sommes efforcés de décrire en détail au chapitre II. Nous avons pu voir au cours de notre exposé, que cette énorme masse d'ouvriers salariés s'était, pour l'essentiel, formée après l'abolition du servage et qu'elle continuait à s'accroître à un rythme rapide.
Il faut également souligner à quel point est importante la conclusion à laquelle nous sommes parvenus quant au problème de la surpopulation relative (du contingent de l'armée de chômeurs de réserve) créée par le capitalisme. Les données qui portent sur le nombre total des ouvriers de toutes les branches d'industrie montrent de la façon la plus évidente que sur ce problème les économistes populistes commettent une erreur fondamentale. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler (dans nos Etudes, pages 38 et 42) [5] que cette erreur consistait à faire de grands discours sur l'«émancipation» des ouvriers par le capitalisme (voir Messieurs V. V., N.-on, etc.) sans même songer à analyser quelles sont les formes concrètes que prend la surpopulation capitaliste en Russie et sans même comprendre que cette énorme armée d'ouvriers de réserve était indispensable à l'existence même et au développement de notre capitalisme. A l'aide de phrases pitoyables et de calculs étranges sur le nombre des ouvriers «de fabriques et d'usines» [6], les populiste ont voulu présenter une des conditions essentielles du développement du capitalisme comme la preuve que ce dernier était impossible, erroné, inconsistant. La vérité, c'est que le capitalisme russe n'aurait jamais pu parvenir à son niveau et n'aurait pu subsister ne fût-ce qu'une année si l'expropriation des petits producteurs ne créait pas une masse de millions d'ouvriers salariés prêts à satisfaire, au premier appel, la demande maximum des entrepreneurs dans l'agriculture, le commerce et les industries de transformation, forestière, minière, du bâtiment, les transports, etc. Si nous parlons de demande maximum, c'est parce que le capitalisme ne peut se développer que par bonds et, partant, le nombre des producteurs qui cherchent à vendre leur force de travail doit toujours être supérieur à la demande moyenne du capitalisme. Quand nous avons établi quel était l'effectif total des différentes catégories d'ouvriers salariés, nous n'avons jamais voulu dire que le capitalisme était en mesure de les employer de façon permanente. Dans une société capitaliste, une telle régularité de l'emploi n'existe et ne peut exister pour aucune des catégories d'ouvriers. Sur les millions d'ouvriers, errants ou sédentaires, il y en a toujours une partie qui reste dans la réserve des chômeurs et celle-ci prend d'énormes proportions aux années de crise ou quand telle ou telle industrie de telle ou telle région est en décadence, ou quand un développement particulièrement rapide de la production mécanique provoque des licenciements. A d'autres moments, dans d'autres régions et d'autres branches d'industrie, on voit au contraire cette réserve atteindre un point minimum, et dans ce cas, il n'est pas rare que les patrons se plaignent du «manque» de main-d'œuvre. Faute de statistique un tant soit peu valable, il nous est impossible de déterminer ne fût-ce qu'approximativement quel est le nombre des chômeurs pendant une année moyenne. Mais il est indubitable que ce nombre doit être très élevé: il n'y a qu'à voir à quel point sont importantes les oscillations de l'industrie, du commerce et de l'agriculture capitalistes (nous en avons déjà parlé à maintes reprises) et à quel point il est courant que les budgets des paysans des groupes inférieurs soient en déficit (sur ce dernier point, il n'est besoin que de consulter la statistique des zemstvos). L'accroissement du nombre des paysans qui sont rejetés dans les rangs du prolétariat industriel et agricole et l'accroissement de la demande en travail salarié sont les deux faces d'une même médaille. Pour ce qui est des formes que prend le travail salarié, il faut dire que dans une société capitaliste où subsistent toutes sortes de vestiges et d'institutions du régime précapitaliste, elles sont extrêmement variées et il serait profondément erroné d'ignorer cette diversité. Or, c'est précisément dans cette erreur que tombent ceux qui, à l'exemple de Monsieur V. V. pensent que le capitalisme «s'est réservé un petit domaine avec un million, un million et demi d'ouvriers, et qu'il s'y confine» [7]. Ce dont il s'agit ici, ce n'est plus du capitalisme mais de la grande industrie mécanique. Mais combien il est arbitraire et artificiel d'isoler, comme le font les populistes, ces 1500000 ouvriers pour les cantonner dans un «domaine réservé», n'ayant soi-disant aucune liaison avec les autres domaines du travail salarié! La vérité, en effet, c'est que ce lien est extrêmement étroit et, pour le montrer, il suffit de citer deux des caractères fondamentaux de notre régime économique actuel: ce régime repose sur l'économie monétaire. Aussi bien dans l'industrie que dans l'agriculture, dans les villes que dans les campagnes, le «pouvoir de l'argent» se manifeste dans toute sa vigueur, mais ce n'est que dans la grande industrie mécanique que ce pouvoir atteint son développement maximum, élimine tous les vestiges de l'économie patriarcale, se concentre dans un petit nombre d'institutions gigantesques (les banques) et se lie directement à la grande production sociale. Deuxièmement, à la base de notre régime économique il y a l'achat et la vente de la force de travail. Même parmi les petits producteurs de l'industrie et de l'agriculture, ceux qui ne s'embauchent pas eux-mêmes ou qui n'embauchent pas d'autres personnes sont des exceptions. Mais, là encore. ce n'est que dans la grande industrie mécanique que ces rapports atteignent leur développement maximum et qu'ils se séparent complètement des anciennes formes économiques. C'est pourquoi «ce petit domaine» qui semble si insignifiant à tel populiste renferme en réalité la quintessence des rapports sociaux contemporains. Quant à la population de ce «petit domaine», c'est-à-dire le prolétariat, il ne constitue, au sens propre du terme, que l'avant-garde, le premier rang de la masse des travailleurs et des exploités [8]. On ne peut donc démêler quels sont les rapports fondamentaux existant entre les différents groupes participant à la production et, par suite, montrer quelle est la tendance fondamentale du développement du régime économique actuel que si on examine l'ensemble de ce régime du point de vue des rapports qui se sont formés dans le «petit domaine». Quiconque se détourne de ce «domaine» et examine les phénomènes économiques du point de vue de la petite production patriarcale est condamné par le cours même de l'histoire à n'être qu'un rêveur innocent ou un idéologue de la petite bourgeoisie et des agrariens.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Le chiffre 15546618 cité au Recueil des matériaux statistiques, etc., etc. (édition de la chancellerie du Comité des ministres, 1894) a été obtenu comme suit. On admet que la population urbaine est égale à celle qui ne prend pas part à la production des valeurs matérielles. La population paysanne masculine adulte a été diminuée de 7% (4,3% au service militaire et 2,5% au service des communes).
[2] On a vu plus haut que le nombre des seuls ouvriers forestiers est estimé à deux millions. Le nombre des ouvriers occupés aux deux dernières catégories de travaux que nous avons indiquées, doit être supérieur au total de l'émigration non agricole, puisqu'une partie des ouvriers du bâtiment, des manœuvres et surtout des ouvriers forestiers sont des ouvriers locaux et non émigrants. Or, on a vu que l'émigration non agricole se monte à 3 millions au moins.
[3] Les femmes et les enfants occupés dans les fabriques et usines forment, ainsi que nous l'avons vu, un peu plus du quart des ouvriers. Dans les industries minière et métallurgique, forestière, dans le bâtiment, etc., les femmes et les enfants sont très peu nombreux. Par contre, dans le travail à domicile pour les capitalistes leur part est probablement plus grande que celle des hommes.
[4] Pour éviter tout malentendu, faisons cette réserve que nous ne prétendons en aucune façon que ces chiffres soient statistiquement exacts et probants; nous voulons seulement montrer la diversité des formes du travail salarié et le grand nombre de ses représentants.
[5] Voir V. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 2, pp. 176-182. (N. R.)
[6] Rappelons les raisonnements de M. N.-on sur la «poignée» d'ouvriers, ainsi que le calcul véritablement classique de M. V. V. (Essais sur l'économie théorique, p. 131). Dans les 50 provinces de la Russie d'Europe, écrit ce dernier, on compte 15547000 ouvriers adultes du sexe masculin appartenant à la paysannerie, 1020000 d'entre eux sont «groupés par le capital» (853000 dans les fabriques et usines, plus 160000 ouvriers des chemins de fer); les autres forment «la population agricole». En cas de «capitalisation complète de l'industrie de transformation» «les fabriques et usines capitalistes» occuperont deux fois plus de bras (13,3% au lieu de 7,6% ; les autres 86,7% de la population «resteront à la terre et ne feront rien six mois sur douze»). Les commentaires ne peuvent assurément qu'affaiblir l'impression produite par ce remarquable échantillon de science économique et de statistique économique.
[7] Novoïé Slovo, 1896, n° 6, p. 21.
[8] En ce qui concerne les rapports entre les ouvriers salariés de la grande industrie mécanique et les autres salariés, on pourrait dire - mutatis mutandis - ce que disent les époux Webb des rapports entre les trade-unionistes d'Angleterre et les non-unionistes. «Les membres des trade-unions représentent environ 4% de la population ... Les trade-unions comptent dans leurs rangs environ 20% d'ouvriers adultes du sexe masculin vivant de leur travail manuel.» Mais «Die Gewerkschaftler... zählen ... in der Regel die Elite des Gewerbes in ihren Reihen. Der moralische und geistige Einfluss, den sie auf die Masse ihrer Berufsgenossen ausüben, steht deshalb ausser jedem Verhältniss zu ihrer numerischen Stärke» (S. & B. Webb: Die Geschichte des britischen Trade Unionismes, Stuttgart, Dietz, 1895, pp. 363, 365, 381). [Des trade-unions font partie, en règle générale, des groupes d'élite d'ouvriers de chaque branche. C'est pourquoi leur influence morale et spirituelle sur la masse des ouvriers n'est nullement proportionnée à leur nombre. (S. et B. Webb. Histoire du trade-unionisme britannique. Stuttgart, Dietz. 1895, pp. 363, 365, 381.)]