1905 |
Les controverses internes à la social-démocratie russe à la lumière de la révolution de 1905... |
Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique
VII.
La
tactique de l« élimination des conservateurs
du sein du gouvernement »
Larticle cité plus haut de l'organe du « comité » menchévik de Tiflis (le Social-Démocrate, n°1) s'intitule : « Le Zemski Sobor et notre tactique. » L'auteur n'a pas encore tout à fait oublié notre programme; il formule le mot d'ordre de République, mais il fait sur la tactique les réflexions suivantes :
On peut indiquer deux voies pour atteindre ce but (la République) : ou bien ne prêter aucune attention au Zemski Sobor convoqué par le gouvernement, et infliger les armes à la main une défaite à ce dernier, former un gouvernement révolutionnaire et convoquer l'Assemblée constituante. Ou clamer que le Zemski Sobor est le centre de notre action, en exerçant les armes à la main une pression sur sa composition et sur son activité, l'obliger par la force à se proclamer Assemblée constituante ou à faire convoquer celle ci, par son entremise. Ces deux tactiques diffèrent très nettement. Voyons donc laquelle des deux est la plus avantageuse pour nous.
Cest ainsi que les partisans de la nouvelle Iskra en Russie exposent les idées exprimées par la suite dans la résolution que nous avons analysée. Ces lignes étaient écrites, remarquez le bien, avant Tsou Shima [1] lorsque le « projet » Boulyguine navait pas encore vu le jour. Les libéraux eux-mêmes perdaient patience et marquaient leur défiance dans les colonnes de la presse légale; or, ici, le social démocrate néo-iskriste s'est montré plus confiant que les libéraux. Il annonce que le Zemski Sobor « est en voie de convocation » et témoigne une si grande confiance au qu'il propose de faire de ce Zemski Sobor encore inexistant (ou peut-être d'une « Douma d'Etat » ou d'une « assemblée législative consultative » ?) le centre de notre action. Plus franc et plus rectiligne que les auteurs de la résolution adoptée par la conférence, notre militant de Tiflis ne considère pas les deux « tactiques » (qu'il expose avec une candeur inimitable) comme identiques, mais déclare la seconde « plus avantageuse ». Ecoutez :
Première tactique. Comme vous le savez, la révolution qui vient est une révolution bourgeoise, c'est à dire qu'elle tend à une transformation du régime actuel telle qu'il réponde aux intérêts non seulement du prolétariat mais à ceux de la société bourgeoise tout entière. Toutes les classes sont opposées au gouvernement, jusqu'aux capitalistes eux-mêmes. En un certain sens le prolétariat en lutte et la bourgeoisie en lutte marchent ensemble et s'attaquent ensemble, de deux côtés différents, à l'autocratie. Le gouvernement ici est tout à fait isolé, il est privé des sympathies de la société. aussi est il très facile de l'anéantir. L'ensemble du prolétariat de Russie n'est pas encore assez conscient et organisé pour pouvoir faire la révolution à lui seul. Si d'ailleurs il le pouvait, il ferait une révolution prolétarienne (socialiste) et non bourgeoise. Nous avons donc intérêt que le gouvernement demeure sans alliés, ne puisse pas diviser l'opposition, ni se rallier à la bourgeoisie et isoler le prolétariat
Ainsi, il est de l'intérêt du prolétariat que le gouvernement du tsar ne puisse pas le séparer de la bourgeoisie. Nest-ce pas par erreur que l'organe géorgien a été appelé le Social-Démocrate, au lieu d'être appelé Osvobojdénié ? Et remarquez cette superbe philosophie de la révolution démocratique ! Ne voyons nous pas ici de nos yeux le pauvre militant de Tiflis complètement désaxé par l'interprétation casuistique et suiviste de l'idée de « révolution bourgeoise » ? Discutant la question de lisolement possible du prolétariat dans la révolution démocratique, il oublie il oublie un détail... la paysannerie ! Parmi les alliés possibles du prolétariat, il connaît et trouve à son gré les propriétaires fonciers des zemstvos, mais il ne connaît pas les paysans. Cela au Caucase ! Eh bien ! N'avions nous pas raison de dire que la nouvelle Iskra tombe, par ses raisonnements, au niveau de la bourgeoisie monarchiste au lieu d'élever jusqu'à elle, en qualité dalliée, la paysannerie révolutionnaire !
Dans le cas contraire, la défaite du prolétariat et la victoire du gouvernement sont inévitables. Et c'est là que tend justement l'autocratie. On nen peut douter, elle gagnera à soi, dans son Zemski Sobor, les représentants de la noblesse, des zemstvos, des villes, des universités et autres institutions bourgeoises. Elle s'efforcera de les séduire par de menues concessions et de se les concilier. Ainsi affermie, elle dirigera tous ses coups contre le peuple ouvrier demeuré isolé. Notre devoir est de parer à cette issue malheureuse. Mais peut on y réussir par le premier procédé ? Admettons que nous nayons fait aucune attention au Zemski Sobor, que nous ayons seuls commencé à nous préparer à l'insurrection et que nous soyons un beau jour descendus en armes dans la rue. Et voilà qu'au lieu d'un ennemi, nous en rencontrons deux : le gouvernement et le Zemski Sobor. Pendant que nous nous préparions, ils ont eu le temps de s'entendre, de passer un accord, d'élaborer une Constitution qui leur est avantageuse et de se partager le pouvoir. Cette tactique est nettement avantageuse au gouvernement, et nous devons la répudier avec la dernière énergie...
Voilà qui est franc ! Il faut renoncer résolument à la « tactique » de préparation de l'insurrection, parce que le gouvernement transigerait « pendant ce temps » avec la bourgeoisie ! Pourrait-on trouver, dans les anciens écrits de « l'économisme » le plus impénitent, quelque chose qui se rapprocherait de cette façon de déshonorer la social démocratie révolutionnaire ? C'est un fait que des soulèvements et des troubles éclatent çà et là parmi les ouvriers et les paysans. Le Zemski Sobor n'est qu'une promesse de Boulyguine. Et le Social-Démocrate de la ville de Tiflis de décider : renoncer à la tactique de préparation de l'insurrection et attendre qu'il y ait un « centre d'action », le Zemski Sobor...
La seconde tactique, au contraire, consiste à placer le Zemski Sobor sous notre surveillance, à ne pas lui permettre d'agir à son gré et de s'entendre avec le gouvernement [2].
Nous soutenons le Zemski Sobor dans la mesure où il combat Iautocraties et nous le combattons quand il s'accommode de l'autocratie. Par une intervention énergique et par la force nous divisions les députés [3], ralliant les radicaux autour de nous, écartant du gouvernement les conservateurs et engageant ainsi le Zemski Sobor tout entier dans la voie révolutionnaire. Grâce à cette tactique, le gouvernement restera tout le temps isolé, lopposition sera forte et l'institution d'un régime démocratique sera facilitée dautant.
Parfaitement ! Que l'on vienne dire maintenant que nous exagérons l'évolution des gens de la nouvelle Iskra vers une variété des plus vulgaires de l'économisme. Car enfin, n'est ce pas quelque chose comme la fameuse poudre tue mouches : vous attrapez la mouche, vous la saupoudrez et la voilà qui crève. Diviser par la force les députés du Zemski Sobor, « écarter du gouvernement les conservateurs », et le Zemski Sobor tout entier entrera dans la voie révolutionnaire... Cela sans la moindre insurrection armée « jacobine », en tout bien tout honneur, presque parlementairement, en « exerçant une pression » sur les membres du Zemski Sobor.
Pauvre Russie ! On dit d'elle qu'elle porte toujours les chapeaux démodés que l'Europe a jetés. Nous n'avons pas encore de Parlement, Boulyguine lui même ne nous l'a pas encore promis mais du crétinisme parlementaire, nous en avons tant et plus.
... Comment cette intervention doit elle se faire ? Avant tout, nous exigerons que le Zemski Sobor soit élu au suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret. La liberté complète de l'agitation électorale, c'est à dire la liberté de réunion, de parole et de presse, l'inviolabilité des électeurs électeurs et des élus et la remise en liberté de tous les criminels politiques, doivent être consacrées par la loi [4] en même temps que sera proclamé [5] ce régime électoral. La date des élections doit être reculée autant que possible, afin que nous ayons assez de temps pour informer et préparer le peuple. Etant donné que l'établissement du règlement relatif à la convocation du Zemski Sobor a été confié à une commission présidée par le ministre de l'Intérieur Boulyguine, nous devons également exercer une pression sur cette commission et sur ses membres [6]. Si la commission Boulyguine refuse de satisfaire nos revendications [7] et ne donne le droit d'élire des députés qu'aux possédants, nous devons intervenir dans ses élections, obliger par la voie révolutionnaire les électeurs à envoyer des candidats d'avant garde au Zemski Sobor, et là par des manifestations, par des grèves et, s'il le faut, par l'insurrection, obliger le Zemski Sobor à convoquer une Assemblée constituante ou à se proclamer telle. Le prolétariat en armes doit être le défenseur de lAssemblée constituante et tous deux [8] marcheront vers la République démocratique.
Telle est la tactique social démocrate, elle seule nous assurera la victoire.
Que le lecteur se garde de penser que cet incroyable galimatias nest qu'un essai de plume de quelque néo-iskriste irresponsable et sans influence. Non, ces choses là ont été écrites dans l'organe de tout un comité néo-iskriste, celui de Tiflis. Et ce nest pas tout. Ce gaIimatias est nettement approuvé par l'Iskra. Voici ce que nous lisons dans le n°100 de ce journal, à propos du Social-Démocrate :
« Le n°1 est rédigé dans un style vif et avec talent. On y sent la main habile, experte d'un rédacteur qui est un écrivain... On peut dire avec certitude que le journal s'acquittera brillamment de la tâche qu'il s'est assignée. »
Oui, si cette tâche est de montrer nettement à tous et à chacun lentière décomposition idéologique de la tendance de la nouvelle Iskra, alors en effet elle a été remplie « brillamment ». Nul n'aurait su marquer avec plus de « vivacité, de talent, et d'habileté » combien les gens de la nouvelle Iskra sont tombés au niveau de lopportunisme de la bourgeoisie libérale.
Notes
[1] Tsou Shima : bataille maritime de la guerre russo-japonaise où la flotte russe essuya de lourdes pertes (N.R.)
[2] Et quel moyen avez vous de ravir ainsi aux membres des zemstvos leur libre arbitre ? Ne serait ce pas un « papier de tournesol » d'un genre particulier ? (Note de Lénine)
[3] Grands dieux ! la voilà la tactique « approfondie » ! La force nous manque pour nous battre dans la rue, mais nous pouvons « diviser Ies députés » par la « force ». Voyons, camarade de Tiflis, mentez, mais ne dépassez pas la mesure (Note de Lénine)
[4] Par Nicolas ? (Note de Lénine)
[5] Dans l'Iskra ? (Note de Lénine)
[6] Voilà ce que signifie la tactique : « Ecarter du gouvernement les conservateurs » ! (Note de Lénine)
[7] Mais c'est impossible avec une tactique aussi juste et aussi profondément méditée de notre part ! (Note de Lénine)
[8] Le prolétariat en armes et les conservateurs « écartés du gouvernement ». (Note de Lénine)