1908 |
"Nombre d'écrivains qui se réclament du marxisme ont entrepris parmi nous, cette année, une véritable campagne contre la philosophie marxiste. (...) |
Matérialisme et empiriocriticisme
Préface à la première édition
Nombre d'écrivains qui se réclament du marxisme ont entrepris parmi nous, cette année, une véritable campagne contre la philosophie marxiste. En moins de six mois, quatre livres ont paru, consacrés surtout, presque entièrement, à des attaques contre le matérialisme dialectique. Ce sont tout d'abord les Essais sur [ ? il aurait fallu dire : contre] [1] la philosophie marxiste, SaintPétersbourg, 1908, recueil d'articles de Bazarov, Bogdanov, Lounatcharski, Bermann, Hellfond, Iouchkévitch, Souvorov; puis Matérialisme et réalisme critique, de Iouchkévitch; La Dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance, de Bermann; Les Constructions philosophiques du marxisme, de Valentinov..
Toutes ces personnes ne peuvent ignorer que Marx et Engels qualifièrent maintes fois, leurs conceptions philosophiques de matérialisme dialectique. Toutes ces personnes, qui se sont unies ‑ malgré les divergences accusées de leurs opinions politiques ‑ dans leur hostilité envers le matérialisme dialectique, se prétendent cependant des marxistes en philosophie ! La dialectique d'Engels est une « mystique », dit Bermann. Les conceptions d'Engels ont « vieilli », laisse tomber incidemment Bazarov, comme une chose qui va de soi. te matérialisme serait, paraît‑il, réfuté par ces hardis guerriers, qui invoquent fièrement la « théorie contemporaine de la connaissance », la « philosophie moderne » (ou « positivisme moderne »), la « philosophie des sciences de la nature contemporaines », voire même la « philosophie des sciences de la nature du XX° siècle ». Forts de toutes ces doctrines prétendument modernes, nos pourfendeurs du matérialisme dialectique en arrivent sans crainte à reconnaître purement et simplement le fidéisme [2] (on le voit bien mieux chez Lounatcharski, mais il n'est pas le seul ! [3]); ils perdent, par contre, toute hardiesse, tout respect de leurs propres convictions quand il s'agit de définir nettement leur attitude envers Marx et Engels. En fait, abandon complet du matérialisme dialectique, c'est‑à‑dire du marxisme. En paroles, des subterfuges sans fin, des tentatives de tourner le fond du problème, de masquer leur dérobade, de substituer un matérialiste quelconque au matérialisme en général, le refus net d'analyser de près les innombrables déclarations matérialistes de Marx et d'Engels. Véritable « révolte à genoux », selon la juste expression d'un marxiste. Révisionnisme philosophique typique, car seuls les révisionnistes se sont acquis une triste renommée en s'écartant des conceptions fondamentales du marxisme, trop conscients de leur crainte et impuissants à « régler leur compte » ouvertement, avec netteté, énergie et clarté, aux idées qu'ils ont abandonnées. Quand les marxistes orthodoxes avaient à combattre certaines conceptions vieillies de Marx (ainsi que l'a fait Mehring à l'égard de certaines affirmations historiques), ils l'ont toujours fait avec tant de précision, de façon tellement circonstanciée que jamais personne n'a pu relever dans leurs travaux la moindre équivoque.
On trouve d'ailleurs dans les Essais « sur » la philosophie marxiste une phrase qui ressemble à la vérité. C'est cette phrase de Lounatcharski : « Nous [il s'agit évidemment de tous, les auteurs des Essais] nous fourvoyons peut‑être, mais nous cherchons » (p. 161). Que la première moitié de cette phrase soit une vérité absolue, et la seconde une vérité relative, c'est ce que je m'efforcerai de démontrer complètement dans le présent ouvrage. je me bornerai pour l'instant à faire observer que si nos philosophes, au lieu de parler au nom du marxisme, parlaient au nom de quelques « chercheurs » marxistes, ils témoigneraient d'un plus grand respect d'eux‑mêmes et du marxisme.
En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. Plus précisément : je me suis donné pour tâche, dans ces notes, de rechercher où se sont égarés les gens qui nous offrent, sous couleur de marxisme, quelque chose d'incroyablement incohérent, confus et réactionnaire.
Septembre 1908. L'auteur.
Notes
[1] Dans le présent ouvrage, tout texte mis entre les crochets est dû à Lénine, sauf indication du contraire ‑ Note du traducteur.
[2]
Doctrine substituant la foi à la science ou, par extension,
attribuant à la foi une certaine importance. Lénine utillise ce
terme pour échapper à la censure. (Note de
l’auteur)
Dans une lettre à Oulianova‑Elizarova du 26 octobre (8
novembre 1908), Lénine écrivait : « ... si la censure se
montrait très sévère, on pourrait remplacer partout le mot «
cléricalisme » par le mot « fidéisme » avec une note
explicative (« Fidéisme : une doctrine substituant la foi
à la science ou, par extension, attribuant à la foi une
certaine importance »). Cela au cas où il serait nécessaire
d'expliquer le caractère des concessions que je
consentirais » (Œuvres, 4° éd. russe, t. 37, p.
316). Dans une autre lettre à sa sœur Lénine proposait de
remplacer le mot « cléricalisme » par le mot « chamanisme
», à quoi elle répondit : c Le « chamanisme » arrive trop tard.
Mais est‑ce mieux ? » (ibid., p. 586). Le texte
de Matérialisme et empiriocriticisme montre que le mot
« cléricalisme » qui était initialement dans le manuscrit de
Lénine avait été remplacé par le mot « fidéisme » ; toutefois,
dans certains passages le mot restait. La note proposée par
Lénine a été donnée dans la première édition du livre et
conservée dans les éditions ultérieures. (N.R.)
[3]
Allusion au courant de la « construction de Dieu »
courant qui prit naissance parmi certains intellectuels
bolchéviques durant la période consécutive à la défaite de la
révolution de 1905.
Ce courant cherchait à construire une religion
« socialiste », donc concilier marxisme et religion.
Ses principales têtes étaient Lounatcharski et Bazarov. Gorki
en était proche. (N.R.)