1908 |
"Nombre d'écrivains qui se réclament du marxisme ont entrepris parmi nous, cette année, une véritable campagne contre la philosophie marxiste. (...) |
Matérialisme et empiriocriticisme
Les philosophes idéalistes, frères d’armes et successeurs l'empiriocriticisme
Nous avons examiné jusqu'à présent l'empiriocriticisme pris à part. Il nous reste à le considérer dans son développement historique, dans sa liaison et ses rapports avec les autres tendances philosophiques. La question de l'attitude de Mach et d'Avenarius à l'égard de Kant se situe ici au premier plan.
Mach et Avenarius firent leur apparition dans l'arène philosophique entre 1870 et 1880, à une époque où le « retour à Kant ! » était de mode dans les milieux universitaires allemands. L'évolution philosophique des deux fondateurs de l'empiriocriticisme remontait justement à Kant. « Je dois reconnaître avec la gratitude la plus grande, écrit Mach, que c'est justement son idéalisme critique (celui de Kant) qui fut le point de départ de toute ma pensée critique. Mais il ne m'a pas été possible de lui demeurer fidèle. Je revins bien vite aux idées de Berkeley », et puis « j'arrivai à des conceptions voisines de celles de Hume... Aujourd'hui encore je tiens Berkeley et Hume pour des penseurs beaucoup plus conséquents que Kant » (Analyse des sensations, p. 292).
Mach reconnaît ainsi expressément qu'il a commencé par Kant pour continuer par Berkeley et Hume. Voyons Avenarius.
Avenarius note, dès la préface de ses Prolégomènes à la « Critique de l'expérience pure. » (1876), que les mots « critique de l'expérience pure » marquent son attitude envers la Critique de la raison pure de Kant, « et, bien entendu, son attitude d'antagonisme » envers Kant (p. IV, édit. de 1876). En quoi consiste cet antagonisme d'Avenarius à l'égard de Kant ? En ce que ce philosophe a, de l'avis d'Avenarius, insuffisamment « épuré l'expérience ». C'est de cette « épuration de l'expérience » que traite Avenarius dans ses Prolégomènes (§§ 56, 72 et beaucoup d'autres). De quoi Avenarius « épure‑t‑il » la doctrine de Kant sur l'expérience ? De l'apriorisme d'abord. « La question de savoir, dit‑il au § 56, s'il faut éliminer, comme superflus, du contenu de l'expérience, les « concepts a priori de la raison » et créer ainsi une expérience pure par excellence, se pose ici, autant que je le sache, pour la première fois. » Nous avons déjà vu qu'Avenarius a « épuré » de cette manière le kantisme de la reconnaissance de la nécessité et de la causalité.
Il a épuré ensuite le kantisme de l'hypothèse de substance (§ 95), c'est‑à‑dire de la chose en soi qui, d’après, Avenarius, « n'est pas donnée par le substratum réel de l'expérience, mais y est introduite par la pensée ».
Nous verrons tout à l'heure que cette définition donnée par Avenarius de sa tendance philosophique coïncide entièrement avec la définition de Mach, dont elle ne diffère que par un style alambiqué. Mais il faut d'abord noter qu'Avenarius énonce une contrevérité manifeste quand il dit avoir posé le premier, en 1876, la question relative à l'« épuration de l'expérience », c'est‑à‑dire à l'épuration de la doctrine de Kant de l'apriorisme et de l'hypothèse de la chose en soi. En réalité, le développement de la philosophie classique allemande a suscité aussitôt après Kant une critique du kantisme orientée précisément dans le sens voulu par Avenarius. Ce courant de la philosophie classique allemande est représenté par Schulze‑Aenesidemus, partisan de l'agnosticisme de Hume, et par J. G. Fichte, partisan du berkeleyisme, c'est‑à‑dire de l’idéalisme subjectif. Dès 1792, Schulze-Aenesidemus critiquait Kant justement pour avoir admis l'apriorisme (l.c., pp. 56, 141 et bien d'autres) et la chose en soi. Sceptiques ou disciples de Hume, disait Schulze, nous nions la chose en soi comme sortant « des limites de toute expérience » (p. 57). Nous nions la connaissance objective (p. 25) ; nous nions que l'espace et le temps aient une existence réelle extérieure à nous (p. 100) ; nous nions qu'il y ait dans l'expérience une nécessité (p. 112), une causalité, une force, etc. (p. 113). On ne peut pas leur attribuer de « réalité en dehors de nos idées » (p. 114). Kant démontre « dogmatiquement » l'apriorité en affirmant que, dès l'instant que nous ne pouvons penser autrement, c'est que la loi a priori de la pensée existe. « En philosophie, lui répond Schulze, cet argument a servi depuis longtemps à démontrer la nature objective de ce qui se situe en dehors de nos représentations » (p. 141). Raisonnant ainsi, on peut attribuer la causalité aux choses en soi (p. 142). « L'expérience ne nous apprend jamais (wir erfahren niemals) que l'action exercée sur nous par les choses objectives, crée des représentations. » Et Kant n'a pas prouvé du tout que « ce quelque chose, extérieur à notre raison, doive être considéré comme la chose en soi différente de notre sensation (Gemüt). La sensation ne peut être pensée que comme le fondement unique de toute notre connaissance » (p. 265). La critique de la raison pure de Kant « fonde ses raisonnements sur le principe suivant lequel toute connaissance commence par l'action des choses objectives sur nos organes des sens (Gemüt), et conteste ensuite la vérité et la réalité même de ce principe » (p. 266). Kant n'a réfuté en rien l'idéaliste Berkeley (pp. 268‑272).
On voit d'ici que Schulze, disciple de Hume, repousse la doctrine de Kant sur la chose en soi comme une concession inconséquente au matérialisme, c'est‑à‑dire à l'assertion « dogmatique » que la réalité objective nous est donnée dans la sensation ou, en d'autres termes, que nos représentations sont engendrées par l'action des choses objectives (indépendantes de notre conscience) sur nos organes des sens. L'agnostique Schulze reproche à l'agnostique Kant d'admettre la chose en soi, ce qui est en contradiction avec l'agnosticisme et mène au matérialisme. A son tour l'idéaliste subjectif Fichte critique Kant, mais plus résolument encore, en disant que l'admission par Kant de la chose en soi, indépendante de notre Moi, est du « réalisme » (Werke, I, p. 483), et que Kant ne distingue pas « nettement » entre « réalisme » et « idéalisme ». Fichte considère qu'en, admettant la chose en soi comme « fondement de la vérité objective » (p. 480), Kant et les kantiens commettent une inconséquence flagrante et contredisent ainsi l'idéalisme critique. « Pour vous, s'exclamait Fichte en s'adressant aux glossateurs réalistes de Kant, la baleine soutient la terre, et la terre soutient la baleine. Votre chose en soi, qui n'est qu'une pensée, agit sur notre Moi ! » (p. 483).
Ainsi donc, Avenarius se trompe gravement en s'imaginant être « le premier » à entreprendre une « épuration de l'expérience » kantienne de l'apriorisme et de la chose en soi, et à créer par là une « nouvelle » tendance en philosophie. Il ne fait en réalité que suivre la vieille orientation de Hume et de Berkeley, de Schulze‑Aenesidemus et de J.G. Fichte. Avenarius s'imaginait « épurer l'expérience » en général. Il ne faisait en réalité qu'épurer l'agnosticisme du kantisme. Il combattit non pas contre l'agnosticisme kantien (l'agnosticisme est la négation de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation), mais pour un agnosticisme plus pur. Il combattit pour éliminer ce qui chez Kant était contraire à l'agnosticisme; c'est‑à‑dire l'admission de la chose en soi, fut‑elle inconnaissable, intelligible, appartenant à l'au‑delà, l'admission de la nécessité et de la causalité, fussent‑elles a priori données dans la pensée et non dans la réalité objective. Il combattit Kant non pas de gauche comme le firent les matérialistes, mais de droite comme le firent les sceptiques et les idéalistes. Il croyait aller de l'avant ; or il reculait vers ce programme d'une critique de Kant que Kuno Fischer, parlant de Schulze-Aenesidemus, définissait avec esprit : « Une critique de la raison pure moins la raison pure » (c'est‑à‑dire l'apriorisme) « n'est que scepticisme. La critique de la raison pure moins la chose en soi n'est que l'idéalisme de Berkeley » (Histoire de la nouvelle philosophie, édit. allem., 1869, t. V, p. 115).
Nous abordons ici un épisode des plus curieux de toute notre « machiade », de toute la croisade des disciples russes de Mach contre Engels et Marx. La découverte la plus récente de Bogdanov et de Bazarov, de Iouchkévitch et de Valentinov, qu'ils vont claironnant sur tous les tons, c'est que Plékhanov fait « une tentative malencontreuse pour concilier Engels et Kant à l'aide d'un compromis : la chose en soi à peine connaissable » (Essais, p. 67 et bien d'autres). Cette découverte de nos disciples de Mach découvre devant nous un abîme vraiment insondable de confusion sans nom et de prodigieuse incompréhension de Kant, ainsi que de toute l'évolution de la philosophie classique allemande.
Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c'est qu'elle concilie le matérialisme et l'idéalisme, institue un compromis entre l'un et l'autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie. Lorsqu'il admet qu'une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste. Lorsqu'il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l'au-delà, il se pose en idéaliste. Reconnaissant dans l'expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, Kant oriente sa philosophie vers le sensualisme, et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme. Reconnaissant l'apriorité de l'espace, du temps, de la causalité, etc., Kant oriente sa philosophie vers l'idéalisme. Ce double jeu a valu à Kant d'être combattu sans merci tant par les matérialistes conséquents que par les idéalistes conséquents (y compris les « purs » agnostiques de la nuance Hume). Les matérialistes ont reproché à Kant son idéalisme, ils ont réfuté les caractères idéalistes de son système, démontré le caractère connaissable, l'en‑deçà de la chose en soi, l'absence d'une distinction de principe entre elle et le phénomène, la nécessité de déduire la causalité, etc., non des lois a priori de la pensée mais de la réalité objective. Agnostiques et idéalistes lui ont reproché l'admission de la chose en soi comme une concession au matérialisme, au « réalisme » ou au « réalisme naïf ». Ce faisant, les agnostiques ont repoussé la chose en soi, mais aussi l'apriorisme ; tandis que les idéalistes ont exigé que les formes a priori de l'intuition ne fussent pas seules logiquement déduites de la pensée pure, mais qu'on en déduisît tout l'univers en général (la pensée de l'homme s'élargissant jusqu'au Moi abstrait ou jusqu'à l'« idée absolue », ou encore jusqu'à la volonté universelle, etc., etc.). Or, nos disciples de Mach, « sans se rendre compte » qu'ils se sont mis à l'école de ceux qui critiquèrent Kant du point de vue du scepticisme et de l'idéalisme, déchirèrent leurs vêtements et se couvrirent la tête de cendres en voyant apparaître des monstres d'hommes qui critiquaient Kant d'un point de vue diamétralement opposé, répudiaient dans le système kantien tout élément d'agnosticisme (de scepticisme) et d'idéalisme, démontraient que la chose en soi était une réalité objective, parfaitement connaissable, située en deçà, qu'il n'y avait pas de différence de principe entre elle et le phénomène ; qu'elle devenait phénomène à chaque progrès de la conscience individuelle de l'homme et de la conscience collective de l'humanité. Et de clamer : Au secours ! c'est mêler de façon illicite le matérialisme et le kantisme !
Quand je lis les allégations de nos disciples de Mach qui prétendent critiquer Kant de façon bien plus conséquente et plus résolument que certains matérialistes vieillis, j'ai toujours l'impression de voir Pourichkévitch s'introduire parmi nous et clamer : j'ai critiqué les cadets [1] avec beaucoup plus d'esprit de conséquence et de résolution que vous, messieurs les marxistes ! Sans doute, M. Pourichkévitch [2], les hommes conséquents en politique peuvent critiquer les cadets et les critiqueront toujours à des points de vue diamétralement opposés ; mais il ne faudrait cependant pas oublier que vous avez critiqué les cadets parce qu'ils sont trop démocrates, et nous, parce qu'ils ne le sont pas assez. Les disciples de Mach critiquent Kant parce qu'il est trop matérialiste, et nous, parce qu'il ne l'est pas assez. Les disciples de Mach critiquent Kant de droite, et nous de gauche.
Schulze, disciple de Hume, et l'idéaliste subjectif Fichte fournissent, dans l'histoire de la philosophie classique allemande, des exemples de critique du premier genre. Ils s'efforcent, nous l'avons déjà vu, d'éliminer les éléments « réalistes » du kantisme. De même que Kant fut critiqué par Schulze et Fichte, les néo‑kantiens allemands de la seconde moitié du XIX° siècle le furent par les empiriocriticistes de la tendance Hume et par les idéalistes immanents subjectifs. On a vu reparaître la même tendance Hume‑Berkeley sous un vêtement verbal légèrement retouché. Si Mach et Avenarius ont fait grief à Kant, ce n'est point parce qu'il ne considère pas la chose en soi avec assez de réalisme, avec assez de matérialité, mais parce qu'il en admet l'existence ; ce n'est point parce qu'il se refuse à déduire de la réalité objective la causalité et la nécessité de la nature, mais parce qu'il admet, en général, une causalité et une nécessité quelconques (sauf peut‑être la causalité et la nécessité purement « logiques »). Les immanents ont marché de pair avec les empiriocriticistes et critiqué Kant, à leur tour, du point de vue de Hume et de Berkeley. Ainsi Leclair, en 1879, dans l'ouvrage même où, faisant l'éloge de Mach, il le qualifiait de philosophe remarquable, reprochait à Kant d'avoir manifesté, par sa conception de la « chose en soi », ce « résidu (Residuum) nominal du réalisme vulgaire », son « inconséquence et sa complaisance (Connivenz) à l'égard du réalisme » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, p. 9.) « Pour être plus cinglant », Leclair qualifiait le matérialisme de réalisme vulgaire. « A notre avis, écrivait‑il, tous les éléments constitutifs de la théorie de Kant qui tendent au realismus vulgaris doivent être éliminés comme inconséquences et produits hybrides (zwitterhaft) du point de vue de l'idéalisme » (p. 41). « Les inconséquences et les contradictions » de la doctrine de Kant proviennent « du mélange (Verquickung) du criticisme idéaliste et des résidus de dogmatique réaliste que l'on n'a pas su dépasser » (p. 170). C'est le matérialisme que Leclair appelle ici dogmatique réaliste.
Un autre immanent, Johannes Rehmke, a reproché à Kant de se séparer en réaliste de Berkeley, par la chose en soi (Johannes Rehmke. Die Welt als Wahrnehmung und Begriff, Berlin, 1880, p. 9). « L'activité philosophique de Kant eut, au fond, un caractère polémique : par la chose en soi il dirigeait sa philosophie contre le rationalisme allemand » (c'est‑à-dire contre le vieux fidéisme du XVIIIe siècle), « et par l'intuition pure, contre l'empirisme anglais » (p. 25). « Je comparerais volontiers la chose en soi de Kant à un piège mobile tendu sur un fossé : cela vous a un petit air d'innocence et de sécurité, mais dès qu'on y a mis le pied, on roule subitement à l'abîme du monde en soi » (p. 27). Voilà ce qui fait que les frères d'armes immanents de Mach et d'Avenarius n'aiment point Kant : celui‑ci se rapproche par endroits de l'« abîme » du matérialisme !
Et voici des exemples de critique adressée à Kant, du côté gauche. Feuerbach reproche à Kant non pas le « réalisme », mais l'idéalisme, et il qualifie son système d'« idéalisme fondé sur l'empirisme » (Werke, t. II, p. 296).
Le raisonnement suivant de Feuerbach sur Kant est particulièrement important. « Kant dit : « Si nous considérons les objets de nos sensations comme de simples phénomènes, comme on doit d'ailleurs les considérer, nous reconnaissons par là que la chose en soi constitue le fondement des phénomènes, bien que nous ne sachions pasce qu'elle est en elle-même et que nous n'en connaissions que les phénomènes, c'est‑à‑dire le procédé par lequel ce quelque chose d'inconnu affecte (affiziert) nos organes des sens. Ainsi, notre raison, du fait même qu'elle admet l'existence des phénomènes, reconnaît implicitement l'existence des choses en soi ; et nous pouvons dire pour autant, qu'il est non seulement permis, mais encore nécessaire de se représenter des essences situées à la base des phénomènes, c'est‑à‑dire qui ne sont que des essences mentales »... Ayant fait choix d'un texte de Kant où la chose en soi est considérée simplement comme chose pensée, comme substance mentale, et non comme réalité, Feuerbach concentre sur ce texte toute sa critique. « ... Ainsi, dit‑il, les objets des sensations, les objets de l'expérience ne sont pour la raison que des phénomènes, et non la vérité »... « Les réalités mentales, voyez‑vous, ne sont pas pour la raison des objets réels ! La philosophie de Kant est une antinomie entre le sujet et l'objet, l'essence et l'existence, la pensée et l'être. L'essence est attribuée ici à la raison, l'existence aux sensations. L'existence dépourvue d'essence » (c'est‑à‑dire l'existence de phénomènes sans réalité objective) « n'est que simple phénomène, ce sont des choses sensibles ; l'essence sans existence, ce sont des essences mentales, des noumènes ; on peut et on doit les penser, mais l'existence, l'objectivité leur fait défaut, tout au moins pour nous ; ce sont des choses en soi, des choses vraies, mais ce ne sont pas des choses réelles... Quelle contradiction : séparer la vérité de la réalité, la réalité de la vérité ! » (Werke, t. II, pp. 302‑303). Feuerbach reproche à Kant non pas d'admettre les choses en soi, mais de n'en point admettre la réalité, c'est‑à‑dire la réalité objective, de ne les considérer que comme une simple pensée, comme des « essences mentales », et non comme des « essences douées d'existence », c'est‑à‑dire ayant une existence réelle, effective. Feuerbach reproche à Kant de s'écarter du matérialisme.
« La philosophie de Kant est une contradiction, écrivait Feuerbach le 26 mars 1858 à Bolin ; elle mène avec une nécessité impérieuse à l'idéalisme de Fichte ou au sensualisme » ; la première conclusion « appartient au passé », la seconde « au présent et au futur » (Grün, l.c., t. II, p. 49). Nous avons déjà vu que Feuerbach défend le sensualisme objectif, c'est‑à‑dire le matérialisme. La nouvelle évolution qui ramène de Kant à l'agnosticisme et à l'idéalisme, à Hume et à Berkeley, est incontestablement réactionnaire même du point de vue de Feuerbach. Et son fervent disciple Albrecht Rau, héritier des mérites de Feuerbach en même temps que de ses défauts ‑ défauts que Marx et Engels devaient surmonter, ‑ a critiqué Kant entièrement dans l'esprit de son maître : « La philosophie de Kant est une amphibolie (une équivoque) ; elle est en même temps matérialiste et idéaliste, et c'est dans cette double nature qu'il faut en rechercher la clé. Matérialiste ou empiriste, Kant ne peut faire autrement que reconnaître aux objets une existence (Wesenheit) extérieure à nous. Idéaliste, il n'a pu se défaire du préjugé que l'âme est quelque chose d'absolument différent des choses senties. Des choses réelles existent ainsi que l'esprit humain qui les conçoit. Comment cet esprit se rapproche‑t‑il donc de choses absolument différentes de lui ? Kant use du subterfuge suivant : l'esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu'elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. Car l'esprit qui demeure en nous n'est pas autre chose que l'esprit de Dieu et, de même que Dieu a tiré le monde du néant, l'esprit de l'homme crée en opérant sur les choses ce qu'elles ne sont pas en elles-mêmes. Kant assure ainsi aux choses réelles l'existence en qualité de « choses en soi ». L'âme est nécessaire à Kant, l'immortalité étant pour lui un postulat moral. La « chose en soi », messieurs, dit Rau en s'adressant aux néo‑kantiens en général et spécialement au confusionniste A. Lange, falsificateur de l'Histoire du matérialisme, est ce qui sépare l'idéalisme de Kant de l'idéalisme de Berkeley : elle sert de pont entre l'idéalisme et le matérialisme. Telle est ma critique de la philosophie de Kant ; la réfute qui peut... Aux yeux du matérialiste la distinction des connaissances a priori et de la « chose en soi » est absolument superflue ; il n'interrompt nulle part l'enchaînement dans la nature, il ne considère pas la matière et l'esprit comme des choses foncièrement différentes ; il n'y voit que des aspects de recourir à des artifices pour rapprocher l'esprit des choses [3]. »
Engels reproche à Kant, comme nous l'avons vu, d'être agnostique et non point de dévier de l'agnosticisme conséquent. Elève d'Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) :
« ... Au commencement du siècle la Bourgeoisie, ayant achevé son œuvre de démolition révolutionnaire, reniait sa philosophie voltairienne et libre‑penseuse ; on remettait à la mode le catholicisme, que le maître‑décorateur Chateaubriand peinturlurait d'images romantiques, et Sébastien Mercier importait l'idéalisme de Kant pour donner un coup de grâce au matérialisme des Encyclopédistes, dont Robespierre avait guillotiné les propagandistes.
« A la fin de ce siècle qui, dans l'histoire, portera le nom dé siècle de la Bourgeoisie, les intellectuels essaient d'écraser, sous la philosophie kantienne, le matérialisme de Marx et d'Engels. Le mouvement de réaction a débuté en Allemagne, n'en déplaise aux socialistes‑intégralistes qui voudraient en rapporter l'honneur à leur chef, Malon : mais Malon avait été à l'école de Hüchberg, Bernstein et autres disciples de Dühring, qui réformaient à Zürich le marxisme. » (Lafargue parle ici d'un certain mouvement d'idées au sein du socialisme allemand vers 1875‑80 [4]). « Il faut s'attendre à voir Jaurès, Fournière et nos intellectuels nous servir du Kant, dès qu'ils seront familiarisés avec sa terminologie... Rappoport se trompe quand il assure que pour Marx « il y a identité de l'idée et de la réalité ». D'abord nous ne nous servons jamais de cette phraséologie métaphysique. Une idée est aussi réelle que l'objet dont elle est la réflexion cérébrale... Afin de récréer un peu les camarades qui doivent se mettre au courant de la philosophie, je vais leur exposer en quoi consiste ce fameux problème qui a tant préoccupé les cervelles spiritualistes.
« Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu'il est volé par le patron et qu'il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s'appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi...
« Le problème est mal posé, c'est ce qui en fait toute la difficulté...
« L'homme pour connaître un objet doit d'abord vérifier si ses sens ne le trompent pas... Les chimistes sont allés plus loin, ils ont pénétré dans les corps, les ont analysés, les ont décomposés en leurs éléments, puis ils ont fait un travail inverse, ils ont fait leur synthèse, ils les ont recomposés avec leurs éléments : du moment que l'homme peut, avec ces éléments, produire des corps pour son usage, il peut, ainsi que le dit Engels, penser qu'il connaît les corps en eux‑mêmes. Le Dieu des chrétiens, s'il existait et s'il avait créé l'univers, n'en saurait pas davantage [5]. »
Nous nous sommes permis de produire ici cette longue citation afin de montrer comment Lafargue comprenait Engels et critiquait Kant de gauche, non en raison des traits par lesquels le kantisme se distingue de la doctrine de Hume, mais en raison des traits communs à Kant et à Hume ; non en raison de l'admission de la chose en soi, mais en raison de la conception insuffisamment matérialiste de celle‑ci.
K. Kautsky, enfin, dans son Ethique, critique Kant d'un point de vue diamétralement opposé à celui de Hume et de Berkeley. « Le fait que je vois le vert, le rouge, le blanc s'explique par les particularités de ma faculté visuelle, écrit-il en s'élevant contre la gnoséologie de Kant. Mais la différence du vert et du rouge atteste quelque chose qui est dehors de moi, une différence réelle entre les choses... Les rapports et les différences des choses elles‑mêmes que m'indiquent des représentations mentales isolées dans l'espace et dans le temps... sont des rapports et des différences réels du monde extérieur ; ils ne sont pas déterminés par les particularités de ma faculté de connaître... dans ce cas » (si la doctrine de Kant sur l'idéalité du temps et de l'espace était vraie), « nous ne pourrions rien savoir du monde situé hors de nous, nous ne pourrions même pas savoir s'il existe » (pp. 33 et 34 de la trad. russe).
Ainsi toute l'école de Feuerbach, de Marx et d'Engels, s'est écartée de Kant à gauche, vers la négation complète de tout idéalisme et de tout agnosticisme. Et nos disciples de Mach ont suivi le courant réactionnaire en philosophie ; ils ont suivi Mach et Avenarius qui critiquèrent Kant du point de vue de Hume et de Berkeley. Certes, tout citoyen, et tout intellectuel d'abord, a le droit sacré de se mettre à la remorque de n'importe quel idéologue réactionnaire. Mais si des hommes qui ont rompu complètement avec les principes mêmes du marxisme en philosophie, se mettent ensuite à se démener, à confondre toutes choses, à biaiser, à assurer qu'ils sont « eux aussi » marxistes en philosophie, qu'ils sont « quasiment » d'accord avec Marx et ne font que le « compléter » un tout petit peu, ce spectacle devient tout à fait désagréable.
Notes
[1] Les cadets, membres du parti constitutionnel démocrate, parti dirigeant de la bourgeoisie libéralo‑monarchiste en Russie. Fondé en octobre 1905, ce parti comprenait les représentants de la bourgeoisie, des intellectuels bourgeois et les dirigeants des zemstvos appartenant au milieu des propriétaires fonciers. Les leaders des cadets étaient P. Milioukov, S. Mourointsev, V. Maklakov, A. Chingarev, P. Strouvé, F. Roditchev, etc. Ils n'allaient pas au‑delà de la revendication de la monarchie constitutionnelle. (N.R.)
[2] V. Pourichkévitch, représentant des partis d'extrême-droite à la Douma d'État, gros propriétaire foncier, réactionnaire forcené. (N.R.)
[3] Albrecht Rau, Ludwig Feuerbach's Philosophie, die Naturforschung und die philosophische Kritik der Gegenwart, Leipzig, 1882, pp. 87‑89.
[4] Il
s'agit d'un courant opportuniste qui s'est formé à
l'intérieur du parti social‑démocrate d'Allemagne
dans la seconde moitié des années 70 autour de : K. Höchberg,
E. Bernstein, K. Schramm, qui subissaient l'influence de
Dühring. Höchberg voulait faire du socialisme un mouvement «
universellement humain », fondé sur le « sentiment
d'équité » tant des classes opprimées que des représentants
des « classes supérieures ».
Sur l'initiative de Viereck on fonda à Berlin un « Club
des Maures », qui se donnait pour but d'associer les «
personnes instruites » au « socialisme », de rechercher la
collaboration de classe entre ouvriers et bourgeoisie.
Le caractère opportuniste d’Höchberg s’illustra
lors de la création à Zürich d'un organe central du parti
social‑démocrate allemand : ses partisans estimaient
que le journal ne devait pas la politique révolutionnaire du
parti, qu'il devait se contenter d'une propagande
abstraite des idéaux socialistes.
En juillet 1879, la revue Jahrbuch fur
Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, publiait un article
« Coup d’œil rétrospectif sur le mouvement
socialiste en AIlemagne », traitant de la tactique
révolutionnaire du parti alors sous le coup de mesures
d’exception. Les signataires de l'article, Höchberg,
Schramm et Bernstein, reprochaient au parti d'avoir
provoqué la loi d'exception par, leurs attaques contre la
bourgeoisie ; ils appelaient à s'associer à celle‑ci,
estimant que la classe ouvrière n'était pas à même de se
libérer par ses propres forces. Ces vues opportunistes,
réformistes, suscitèrent la plus vive protestation de Marx et
d'Engels, ce qui aboutit à la mise à l’écart
d’Höchberg. (N.R.)
[5]
Paul Lafargue, « Le matérialisme de Marx et l'idéalisme
de Kant », article publié dans Le Socialiste (25
février 1900).
« Le Socialiste », hebdomadaire du Parti ouvrier
français (guesdiste) ; paraît sous diverses formes de 1895 à
1915 (à partir de 1905, le journal devient l'organe du
Parti socialiste français). Le Socialiste était alors
le principal journal marxiste français. (N.R.)