1910 |
Suite à la révolution de 1905, en plein reflux, la social-démocratie russe se réunifie pour un temps. |
Notes d'un publiciste
II. La « crise d’unification » à l’intérieur de notre parti
Essayons maintenant d'élucider ce qui s'est passé après le plénum. Sur ce point, Trotsky et Ionov s'accordent à donner la simple réponse suivante : « Pas plus dans les conditions externes de la vie politique que dans les relations au sein de notre parti, déclare la résolution de Vienne, il ne s'est produit, après le plénum, aucun changement réel susceptible de gêner le travail de construction du parti »... Récidive fractionniste, séquelle inévitable des rapports entre fractions, voilà tout.
Ionov donne la même explication, mais avec des noms.
« Le plénum a pris fin. Ses participants se sont dispersés... Les dirigeants des anciennes fractions se sont retrouvés en liberté, se sont affranchis de toutes les influences et pressions extérieures. En outre, ils voyaient arriver des renforts non négligeables. Pour certains, ce fut en la personne du camarade Plékhanov qui, ces derniers temps, demandait avec insistance que la loi martiale fût proclamée dans le parti. Pour d'autres, ce fut en la personne de seize « anciens militants du parti, bien connus de la rédaction du Goloss Sotsial-Démockata » (cf. la « Lettre ouverte » du n°19-20). « Comment, dans de telles conditions, ne pas se jeter dans la mêlée ? Et c'est ainsi qu'on s'est remis, au vieux « travail » d'extermination réciproque » (Echo du Bund, n°4, p.22).
Les fractionnistes ont vu arriver des renforts et ç'a été de nouveau la bataille, voilà tout. Il est vrai que le renfort reçu par les bolcheviks a été celui d'un menchevik pro-parti, Plékhanov , « arrivé » pour faire la guerre aux liquidateurs, mais tout cela laisse Ionov indifférent. Il est évident que la polémique de Plékhanov avec Potressov, le camarade I [33]. (qui a proposé de « tout dissoudre »), etc., n'a pas l'heur de plaire à lonov. Il a bien le droit, sans doute, de blâmer cette polémique. Mais comment peut-il la qualifier de « proclamation de la loi martiale dans le parti » ? La guerre avec les liquidateurs signifie la proclamation de la loi martiale dans le parti, souvenons-nous de cette « philosophie » du camarade Ionov.
Pour les mencheviks de l'étranger, ce sont les mencheviks russes qui ont joué le rôle de renfort. Mais cette circonstance ne semble pas du tout inciter le camarade Ionov la réflexion.
Il est facile de voir quelle conclusion pratique découle d'une « analyse du moment » comme celle de Trotsky et d'Ionov. Il ne s'est rien produit de particulier. Une simple bagarre entre fractions. Que l'on fasse appel à de nouveaux neutralisateurs, et l'affaire est dans le sac. Tout peut être expliqué du point de vue de la diplomatie de cénacle. Toutes les recettes pratiques ne sont autre chose que de la diplomatie de cénacle. On a ceux qui « se jettent dans la mêlée », on a ceux qui souhaitent « concilier » : exclure ici tout rappel des « fondements », introduire quelqu'un dans l' « institution », faire ailleurs des « concessions » aux légalistes sur les modes de convocation de la conférence... Ô la vieille mais toujours neuve histoire des coteries de l'étranger !
Notre point de vue sur ce qui s'est passé après le plénum est différent.
En obtenant des résolutions unanimes, en écartant toutes les accusations chicanières, le plénum a mis les liquidateurs au pied du mur de façon définitive. Plus possible de se dissimuler derrière quelque intrigue. Plus possible de parler d'obstination et de la « répression mécanique » (autres versions : police renforcée, proclamation de la loi martiale, état de siège, etc.). S'écarter du parti n'est plus possible que par liquidationnisme (de même que les gens de « Vpériod » ne peuvent plus s'en écarter que par otzovisme et par philosophie antimarxiste).
Acculés au mur, les liquidateurs ont montré leur vrai « visage ». Leur centre russe - peu importe qu'il soit formel ou non, qu'il soit semi-légal (Mikhaïl et Cie) ou totalement légal (Potressov et Cie) - a répondu par un refus quand on l'a appelé à réintégrer le parti. Les liquidateurs-légalistes russes ont définitivement rompu avec le parti en se rassemblant dans le groupe des socialistes indépendants (indépendant du socialisme et dépendant du libéralisme, sans aucun doute). La réponse formulée par Mikhaïl et Cie, d'une part, les interventions de Nacha Zaria et de Vozrojdénié, d'autre part, indiquent plus précisément un rassemblement des coteries antiparti de « social-démocrates » (plus exactement : prétendument social-démocrates) dans un groupe de socialistes indépendants. C'est pourquoi les tentatives « conciliatrices » de Trotsky et d'Ionov sont maintenant ridicules et pitoyables. Seule une incompréhension complète de ce qui se passe peut expliquer ces efforts, qui sont maintenant inoffensifs, car il n'y a rien derrière eux, sauf les diplomates de cénacle à l'étranger, sauf des gens qui ne savent ni ne comprennent rien dans quelque coin perdu.
Les conciliateurs à la Trotsky-lonov ont commis l'erreur de considérer les conditions particulières qui ont permis l'épanouissement au plénum de la diplomatie conciliatrice, comme les conditions générales régissant la vie actuelle du parti. Ils ont commis l'erreur de croire que la diplomatie qui a joué son rôle au plénum, grâce à l'existence de conditions ayant suscité de profonds courants en faveur de la conciliation (c'est-à-dire en faveur de l'unification du parti) dans chacune des deux fractions principales, ils ont commis l'erreur de croire que cette diplomatie constituait un but en soi, un instrument durable dans le jeu qui se jouait entre « des personnes des groupes et des institutions déterminés ».
Au plénum, il y avait effectivement place pour la diplomatie, car l'unification des bolcheviks du parti et des mencheviks pro-parti était indispensable; or sans concessions, sans compromis, elle était impossible. Quand il s’est agit de déterminer l'étendue des concessions, d'« honnêtes courtiers » ont forcément pris place au premier rang, forcément, car pour les mencheviks pro-parti et les bolcheviks du parti la question de l'étendue des concessions était secondaire, tant que la base de principe de toute l'unification restait en vigueur. Parvenus au premier rang au plénum, ayant reçu la possibilité de jouer le rôle de « neutralisateurs », d'« arbitres », pour éliminer les querelles et satisfaire les « revendications », dirigées contre le Centre bolchévique, les « conciliateurs » à la Trotsky-lonov se sont imaginés qu'il leur serait toujours possible de jouer ce rôle tant qu'existeraient « des personnes, des groupes et des institutions déterminés ». Egarement comique ! Les courtiers sont nécessaires lorsqu'on a besoin de fixer l'étendue des concessions indispensables pour que l'unanimité se fasse. On doit spécifier l'étendue des concessions lorsqu'il existe notoirement une base de principe commune pour l’unification. La question de savoir qui entrerait dans cette union lorsque toutes ces concessions seraient faites, était alors en suspens, car il fallait, en principe, supposer que tous les social-démocrates souhaiteraient entrer au parti, tous les mencheviks souhaiteraient appliquer loyalement une résolution antiliquidatrice et tous les partisans de « Vpériod », une résolution antiotzoviste.
Mais, maintenant, les courtiers ne sont plus nécessaires, ils n'ont plus leur raison d'être, puisque la question de l'étendue des concessions ne se pose plus. Elle ne se pose plus car il n'est plus question de faire quelque concession que ce soit. Toutes les concessions (parfois même excessives) ont été faites au plénum. Actuellement, il s'agit exclusivement de savoir sur quelle position de principe reposera la lutte contre le courant liquidateur, et non point, d'ailleurs, contre les liquidateurs en général, mais spécialement contre le groupe des liquidateurs indépendants, contre le groupe de Mikhaïl et Cie, contre le groupe de Potressov et Cie. Si Trotsky et lonov s'avisent maintenant de « réconcilier » le parti avec ces personnes, ces groupes et ces institutions, ils seront alors pour nous, les bolcheviks du parti, et pour tous les mencheviks pro-parti des traîtres vis-à-vis du parti, et rien de plus.
Si les diplomates conciliateurs étaient « puissants » plénum, c'est uniquement parce que les bolcheviks du parti et les mencheviks pro-parti voulaient la paix, et parce qu'ils n'attribuaient à la question des conditions de cette paix qu'une importance secondaire par rapport à celle de la tactique antiliquidatrice et antiotzoviste du parti. En ce qui me concerne, par exemple, j'ai trouvé les concessions excessives et j'ai livré bataille à propos de leur étendue (c'est ce à quoi fait allusion le Goloss dans son n°19-20 et ce dont parle directement lonov). J'étais prêt, pourtant, à admettre des concessions excessives et je serais toujours prêt à le faire, tant que la ligne du parti ne s'en trouve pas compromise, tant que ces concessions n'aboutissent pas à la négation de cette ligne, tant que ces concessions peuvent servir à rallier au parti les adeptes de l'otzovisme et du liquidationnisme. Mais, après le regroupement et les interventions de Mikhaïl et Cie, de Potressov et Cie contre le parti et contre le plénum, je me refuse à toute négociation et à toute concession, car le parti est maintenant obligé de rompre avec ces indépendants, est obligé de lutter résolument contre eux, parce qu'ils ont pleinement et définitivement embrassé le liquidationnisme. Et il m'est possible de m'exprimer avec assurance, non seulement pour mon propre compte, mais aussi pour celui de tous les bolcheviks du parti. Les mencheviks pro-parti se sont exprimés en ce sens avec une clarté suffisante, par la voix de Plékhanov et d'autres. Aussi, en présence d'une telle situation dans le parti, les diplomates « conciliateurs » à la Trotsky-lonov doivent ou bien renoncer à leur diplomatie ou bien abandonner le parti pour rejoindre les indépendants.
Pour se convaincre du regroupement définitif des légalistes en socialistes indépendants, il suffit de jeter un coup d'oeil d'ensemble sur les événements qui ont suivi le plénum, il suffit de juger ces événements dans ce qu'ils ont d'essentiel, et non du point de vue mesquin et fragmentaire de l'histoire des « conflits », à laquelle Ionov a le tort de se limiter.
1. Mikhaïl, Roman et louri considèrent comme nocives, à la fois les résolutions prises par le Comité central (du plénum) et l'existence de ce dernier. Deux mois environ se sont écoulés depuis que ce fait a été publié, et il n'a toujours pas été démenti. Il est donc clair qu'il est exact [34].
2. Seize mencheviks russes, parmi lesquels deux, au moins, des membres du trio mentionné ci-dessus et un certain nombre de publicistes menchéviques très en vue (Tchévévanine, Koltsov, etc.), interviennent dans le Goloss, avec l'approbation de la rédaction, pour justifier l'abandon du parti par les mencheviks, interviennent avec un manifeste purement liquidateur.
3. Le journal menchévique légal Nacha Zaria reproduit l'article-programme de M. Potressov dans lequel il est dit nettement qu'« il n'existe pas de parti envisagé comme une hiérarchie complète et organisée d'institutions (n°2, p.61), qu'on ne saurait liquider « ce qui, en fait, n'existe déjà plus en tant qu'ensemble organisé » (ibidem). Au nombre des collaborateurs de ce journal, on trouve Tchérévanine, Koltsov, Martynov, Avgoustovski, Maslov et Martov - ce même L. Martov, qui peut simultanément occuper une place dans la « hiérarchie organisée d'institutions » d'un parti légal, en possession d'un centre, comme tout « ensemble organisé », et figurer par ailleurs dans un groupe légal qui, avec la gracieuse permission de Stolypine déclare que ce parti illégal n'existe pas.
4. Dans le journal populaire menchévique Vozrojdénié (n°5, 30 mars 1910), qui possède la même équipe de collaborateurs, un article non signé, c'est-à-dire émanant de la rédaction, comble d'éloges l'article précédemment mentionné de M. Potressov dans Nacha Zaria, et ajoute, après avoir reproduit le même extrait que j'ai cité plus haut : « Il n'y a rien à liquider; et nous ajouterons » (nous, c'est-à-dire la rédaction de Vozrojdénié), « que le rêve de restauration de cette hiérarchie, sous son ancienne forme clandestine, est une chose tout simplement nocive, une utopie réactionnaire qui atteste une perte du sens politique chez les représentants du parti, il fut un temps, le plus réaliste » (p.51).
Celui qui considère tous ces faits comme dus au hasard, refuse de toute évidence de voir la vérité en face. Celui qui veut expliquer tous ces faits par une « récidive du fractionnisme » se berce de paroles. Que viennent faire ici le fractionnisme et la lutte fractionnelle ? Le groupe de Mikhaïl et Cie, le groupe de Potressov et Cie ne s'en sont-ils écartés depuis longtemps ? Non, pour celui qui ne veut pas fermer exprès les yeux, aucun doute n'est ici possible. Le plénum a écarté tous les obstacles (réels ou imaginaires) qui s'opposaient au retour au parti des légalistes pro-parti, il a écarté tous les obstacles qui s'opposaient à la construction d'un parti illégal tenant compte des conditions nouvelles et des formes nouvelles d'utilisation des possibilités légales. Quatre mencheviks membres du Comité central, ainsi que deux rédacteurs du Goloss, ont reconnu que tous les empêchements au travail de parti commun avaient été écartés. Le groupe des légalistes russes a donné sa réponse au plénum. Cette réponse est négative : nous nous refusons à travailler à la restauration et à la consolidation d'un parti illégal, car c'est une utopie réactionnaire.
Cette réponse est un fait politique majeur dans l'histoire du mouvement social-démocrate. Le groupe des socialistes-indépendants (vis-à-vis du socialisme) s'est définitivement regroupé et a définitivement rompu avec le parti social-démocrate. Dans quelle mesure ce groupe est-il doté d'une forme définie, se compose-t-il d'une organisation unique ou d'une série de cercles distincts liés entre eux d'une manière très lose (libre, lâche), c'est là ce que nous ne savons pas pour l'instant et qui d'ailleurs n'a pas d'importance. Ce qui est important, c'est que les tendances à la constitution de groupes indépendants du parti - tendances qui existaient depuis longtemps chez les mencheviks – ont donné naissance à une configuration politique nouvelle. Et désormais tous les social-démocrates russes qui ne veulent pas se leurrer, devront considérer comme un fait acquis l’existence de ce groupe d'indépendants.
Pour rendre claire la signification de ce fait, rappelons avant tout l'exemple des « socialistes indépendants » de France, qui, dans un Etat bourgeois évolué, affranchi des sujétions du passé, conduisirent jusqu'à leur fin extrême les tendances de cette orientation politique. Millerand, Viviani, Briand appartenaient au parti socialiste, mais, à maintes reprises, ils avaient agi indépendamment de ses décisions, en dépit de ces décisions, et, lorsque Millerand entra dans le ministère bourgeois sous prétexte de sauvegarder la république et de protéger les intérêts du socialisme, ce fut la rupture avec le parti. La bourgeoisie récompensa ceux qui trahissaient le socialisme en leur conférant des fonctions ministérielles. Le trio des renégats français continuent de se désigner, eux et leur groupe, sous nom de socialistes indépendants et persistent à justifier leur comportement par les intérêts de la classe ouvrière et de la réforme sociale.
Assurément, notre société bourgeoise ne peut récompenser aussi promptement nos indépendants : les conditions dans lesquelles ils commencent à opérer sont incomparablement moins évoluées, il leur faut se contenter de louanges et du secours que leur fournit la bourgeoisie libérale (qui soutient depuis longtemps les aspirations menchéviques à l' « indépendance »). Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, la tendance fondamentale est la même : l'indépendance vis-à-vis du parti socialiste est motivée par les intérêts du mouvement ouvrier : « la lutte pour la légalité » (slogan emprunté à Dan et repris avec zèle dans le périodique renégat Vozrojdénié, n° 5, p.7) est érigée au rang de mot d'ordre de la classe ouvrière; on assiste à la constitution de groupements d'intellectuels bourgeois (parlementaires en France, publicistes chez nous) qui agissent en conjonction avec les libéraux; on répudie la soumission au parti; ce dernier est déclaré insuffisamment « réaliste » par Millerand et Cie.... par le Vozrojdénié et le Goloss; on dit du parti qu'il est une « dictature de cercles fermés clandestins » (Goloss), qu'il se transforme en association étroitement révolutionnaire, nuisible à un large progrès (Millerand et Cie).
Considérez aussi, pour éclaircir les positions de nos indépendants, l'histoire de la formation de notre « parti socialiste-populiste russe ». Cette histoire aidera à faire comprendre le fond de l'affaire à ceux qui ne voient pas la parenté de nos indépendants avec Millerand et Cie, en raison de la différence énorme qui sépare les conditions externes de leur « travail ». Que nos socialistes-populistes représentent l'aile légale et modérée de la démocratie petite-bourgeoise, c'est un fait universellement connu, et, parmi les marxistes, personne, semble-t-il, n'en a jamais douté. Au congrès des socialistes-révolutionnaires de la fin de 1905, les socialistes-populistes sont intervenus comme des liquidateurs du programme, de la tactique et de l'organisation du parti révolutionnaire des démocrates petits-bourgeois; ils ont, en étroite cohésion avec les socialistes-révolutionnaires, écrit dans les journaux pendant les journées de liberté, en automne 1905 et au printemps 1906. Puis, à l'automne 1906, ils ont acquis une existence légale et se sont constitués en parti indépendant, ce qui ne les a point empêché, par instants, de fusionner presque entièrement avec les socialistes-révolutionnaires durant les élections à la Ile Douma et au sein de cette dernière.
A l'automne 1906, j'eus l'occasion de parler des socialistes-populistes dans le Prolétari et je les ai appelés alors « mencheviks socialistes-révolutionnaires [35] ». Trois ans et demi se sont écoulés depuis, et Potressov et Cie ont su montrer aux mencheviks pro-parti que j'avais raison. On doit pourtant reconnaître que même M. Péchékhonov et Cie ont agi d'une manière plus politiquement honnête que M. Potressov et son groupe, lorsque, après une série d'actes politiques indépendants du parti socialiste-révolutionnaire ils se sont constitués ouvertement en un parti politique distinct, indépendant des socialistes-révolutionnaires. Assurément, cette « honnêteté » était conditionnée, entre autres choses, par un rapport de forces : Péchékhonov considérait que le parti socialiste-révolutionnaire était impuissant et estimait que son union non formelle avec ce parti était désavantageuse pour lui; Potressov, lui, estime que l'« azéfisme [36] » politique est avantageux, et il continue à se proclamer social-démocrate, tout en étant, en fait, indépendant du parti social-démocrate.
M. Potressov et Cie estiment qu'il est actuellement plus avantageux de se dissimuler sous un nom étranger, de se servir furtivement du prestige du P.O.S.D.R., tout en le minant à l'intérieur, tout en agissant non seulement indépendamment de lui, mais en fait contre lui. Il se peut que le groupe de nos indépendants s'efforce de se parer des plumes d'autrui le plus longtemps possible; il est possible que si un coup dur était porté au parti, si l'organisation illégale venait à subir quelque fiasco, ou si une conjoncture particulièrement séduisante se présentait comme, par exemple, la possibilité d'entrer à la Douma indépendamment du parti, se peut qu'alors les indépendants lèvent leur masque; nous ne pouvons prévoir toutes les phases par lesquelles passera leur charlatanisme politique.
Pourtant, il y a une chose que nous savons de manière sûre et certaine : c'est que l'activité cachée des indépendants est une chose nocive et funeste au parti de la classe ouvrière, au P.O.S.D.R., et que nous devons coûte que coûte la démasquer, que nous devons montrer les indépendants sous leur vrai jour et faire savoir qu'ils ont rompu tout lien avec le parti. Le plénum a accompli un immense pas en avant sur cette voie; aussi étonnante que la chose puisse paraître au premier abord, c'est justement l'accord (hypocrite ou inconscient) de Martov et de Martynov, ce sont justement les concessions maximum, excessives même, qui leur ont été faites, qui ont contribué à crever l'abcès du liquidationsme, l'abcès de l'« indépendantisme » qui s'était formé re parti. Il n'est aucun social-démocrate de bonne foi, aucun membre du parti, quelle que soit la fraction avec quelle il sympathise, qui puisse actuellement nier que le groupe de Mikhaïl et Cie, que le groupe de Potressov et Cie, soient des indépendants, qu'ils ne reconnaissent pas en fait le parti, qu'ils ne veulent pas de lui, qu'ils travaillent contre lui.
La rapidité ou la lenteur avec laquelle s'accomplira ce processus de scission des indépendants et leur constitution en un parti distinct, relèvent, bien sûr, de nombreux facteurs et circonstances dont il est impossible de tenir compte. Les socialistes-populistes possédaient leur propre groupe dès avant la révolution, et la dissociation de ce groupe, qui s'était temporairement et incomplètement rapproché des socialistes-révolutionnaires, avait été chose particulièrement aisée. Nos indépendants ont encore leurs traditions personnelles, des liens qui les unissent au parti et qui freinent le processus de scission; cependant, ces traditions vont en s'affaiblissant, et, par surcroît, la révolution et la contre-révolution poussent en avant des hommes nouveaux, libres de traditions révolutionnaires et du parti. Au contraire, l'atmosphère environnante, saturée de l'esprit des Viékhi, pousse à l'« indépendantisme », sur un rythme accéléré, une intelligentsia dépourvue de caractère. La « vieille » génération des révolutionnaires quitte la scène; Stolypine traque par tous les moyens les représentants de cette génération, dont la plupart ont dévoilé tous leurs pseudonymes et toute leur conspiration au moment des journées de liberté, au moment de la révolution. La prison, l'exil, le bagne, l'émigration accroissent sans cesse le nombre de ceux qui sortent du rang, tandis que la nouvelle génération progresse lentement. Chez les intellectuels, surtout chez ceux qui se sont « casés » dans telle ou telle activité légale, on voit se développer un scepticisme total envers le parti illégal, un refus de gâcher des forces dans un travail particulièrement difficile et particulièrement ingrat dans les temps actuels. « Les amis se reconnaissent dans l'infortune », et la classe ouvrière qui traverse de dures années d'une poussée exercée à la fois par les forces anciennes et nouvelles de la contre-révolution, verra infailliblement se détacher d'elle un nombre considérable d'intellectuels « amis d'un jour », amis du temps de fête, amis du temps de la révolution seulement,- amis qui furent des révolutionnaires à l'époque de la révolution, mais qui se laissent aller au découragement en période de déclin et sont prêts à déclarer la « lutte pour la légalité» dès les premiers succès de la contre-révolution.
Dans un certain nombre de pays européens, les forces contre-révolutionnaires ont réussi à éliminer complètement les débris des organisations révolutionnaires et socialistes du prolétariat après 1848, par exemple. L'intellectuel bourgeois qui, dans sa jeunesse, s'était rapproché de la social-démocratie, est enclin à renoncer à tout, en vertu de sa psychologie philistine : ce qui fut sera; défendre l'ancienne organisation illégale est une entreprise désespérée; à plus forte raison en constituer une nouvelle; d'une manière générale, nous avons « exagéré » les forces du prolétariat dans la révolution bourgeoise, nous avons eu le tort d'attribuer au rôle du prolétariat une valeur « universelle ». Toutes ces élucubrations du Mouvement social renégat incitent directement ou indirectement à renier le parti illégal. Une fois sur la pente, l'indépendant ne voit pas qu'il glisse de plus en plus bas, ne voit pas qu'il fait équipe avec Stolypine : Stolypine démantèle le parti illégal en mettant jeu la force physique, la police, la potence et le bagne; les libéraux font exactement la même chose en propageant ouvertement les idées des Viékhi; les indépendants parmi les social-démocrates y contribuent indirectement en criant à sa « nécrose », en refusant de lui venir en aide, en justifiant ceux qui l'abandonnent (cf. la lettre des seize, dans le n°19-20 du Goloss). Une descente par palier.
Nous ne nous dissimulons pas que la lutte pour le parti deviendra pour nous d'autant plus dure que se prolongera davantage la période de contre-révolution. Que les membres du parti ne minimisent pas le danger, qu'ils le regardent bien en face, c'est ce que montre, par exemple, l'article du camarade K. dans le n°13 de l'Organe central. Néanmoins, la reconnaissance formelle et directe de la faiblesse du parti, du déclin des organisations et de la difficulté de la situation ne suscite pas chez le camarade K.- pas plus, d'ailleurs, que chez aucun des pro-parti -, la moindre hésitation sur la question de savoir si le parti présente quelque utilité, s’il y a lieu de travailler à sa reconstruction. Plus notre situation devient difficile, plus s'accroît le nombre de nos ennemis - avant-hier s'y sont joints les adeptes de Viékhi, hier ce fut le tour des socialistes-populistes, aujourd'hui, c’est celui des social-démocrates indépendants -, plus les social-démocrates resserreront les rangs, sans distinction de nuances, afin d'assurer la défense du parti. Beaucoup de social-démocrates que pouvait diviser la question de savoir comment mener à l'assaut les masses animées par l'esprit révolutionnaire et la foi dans la social-démocratie ne pourront pas ne pas se rallier sur la question de savoir s'il y a obligatoirement lieu de lutter pour le maintien et le renforcement du parti ouvrier social-démocrate illégal créé au cours des années 1895-1910.
En ce qui concerne le Goloss et ses adeptes, on peut dire qu'ils ont remarquablement confirmé ce qu'avait exprimé, à leur endroit, la résolution de la rédaction élargie du Prolétari, l'an dernier au mois de juin. « Dans le camp menchévique du parti - déclare cette résolution (cf. le Supplément au n°46 du Prolétari, p.6) -, l'organe officiel de la fraction, le Goloss Sotsial-Démokrata, étant entièrement aux mains des mencheviks-liquidateurs, une minorité de la fraction, ayant fait jusqu'au bout l'expérience de la voie de la liquidation, commence à protester contre cette vole et cherche à replacer son activité sur un terrain de parti [37] ... » Pour aller jusqu'au « terme » de la voie liquidatrice, la distance était plus grande que nous ne le pensions alors, mais depuis, les faits ont démontré la justesse de l'idée fondamentale contenue dans la citation ci-dessus. En particulier, la formule « accaparé par les liquidateurs » s'est trouvée confirmée en ce qui concerne le Goloss Sotsial-Démokrata. Il s'agit, bien précisément, de prisonniers des liquidateurs, qui n'osent ni défendre ouvertement ce courant ni s'insurger directement contre lui, même les résolutions qu'ils ont adoptées à l'unanimité au plénum ne sont pas celles d'individus libres, mais celles de prisonniers, qui ont reçu de leurs « gardiens » une permission pour un temps très court, et qui ont retrouvé leur servitude dès le lendemain du plénum. N'étant pas en situation de défendre la tendance liquidatrice, ils ont insisté, de toutes leurs forces, sur tous les obstacles possibles (tous imaginaires) qui n'étaient pas liés aux questions de principe, mais qui les empêchaient de renier le liquidationnisme. Et lorsque tous ces « obstacles » eurent été écartés, lorsqu'on eut satisfait tous leurs desiderata accessoires, d'ordre personnel, organisationnel, financier ou autre, ils ont « voté », contre leur volonté, pour l'abandon du courant liquidateur. Les pauvres ! Ils ignoraient que, pendant ce temps, le manifeste des seize était déjà en route pour Paris, ils ne savaient pas que le groupe de Mikhaïl et Cie, le groupe de Potressov et Cie, avaient renforcé leur défense du liquidationnisme. Alors, docilement, à la suite des seize, de Mikhaïl, de Potressov, ils se sont de nouveau tournés vers le liquidationnisme !
Le crime majeur de ces « conciliateurs » veules, dans le genre d'lonov et de Trotsky, qui défendent ou justifient ces gens, consiste dans ce fait qu'ils causent leur perdition, en accentuant leur dépendance envers le liquidationnisme. Alors qu'une intervention catégorique de tous les social-démocrates non fractionnistes contre Mikhaïl et Cie, contre Potressov et Cie (voilà des groupes, assurément, que ni Trotsky ni Ionov n'osent défendre), alors qu'une telle intervention aurait pu avoir pour effet de ramener au parti tel ou tel des adeptes du Goloss prisonniers du liquidationnisme, les minauderies et les simagrées des « conciliateurs », loin de réconcilier le parti avec les liquidateurs, ne font que donner aux adeptes du Goloss des « espérances insensées ».
Il n'est d'ailleurs pas douteux que ces simagrées et ces minauderies puissent également être expliquées, dans une grande mesure, par une simple inintelligence de la situation. Seule cette incompréhension peut inciter le camarade lonov à se borner à la question de l'insertion ou de la non-insertion de l'article de Martov, peut inciter les adeptes viennois de Trotsky à ramener la question à celles des « conflits » existant à l'Organe central. L'article de Martov (« Sur la bonne voie »... qui mène au liquidationnisme) aussi bien que les conflits à l'intérieur de l'Organe central ne sont que des épisodes particuliers qu'il est impossible de comprendre si on les détache du tout auquel ils appartiennent. C'est ainsi que l'article de Martov nous a clairement montré, à nous qui avons étudié, une année durant, toutes les nuances du courant liquidateur et du golossisme, que Martov a changé d'orientation ou qu'il a été poussé à le faire). Il est impossible que ce seul et même Martov ait signé la « Lettre » du Comité central relative à la conférence et qu'il ait également écrit l'article : « Sur la bonne voie ». En détachant l'article de Martov de la succession des événements, en le détachant de la « Lettre » au Comité central qui l'avait précédé, du n°19-20 du Goloss qui l'a suivi, du manifeste des seize, des articles de Dan (« La lutte pour la légalité »), de Potressov et du Vozrojdénié, en isolant aussi de cet ensemble d'événements les « conflits » survenus au Comité central, Trotsky et Ionov se privent de la possibilité de comprendre ce qui se passe [38]. Et, inversement, tout devient parfaitement compréhensible dès l'instant où l'on a centré son attention sur ce qui réside à la base de tout, à savoir : le regroupement définitif des indépendants russes et leur rupture définitive avec l'« utopie réactionnaire » qu'est la reconstitution et la consolidation du parti illégal.
Notes
[33] B. Gorev-Goldman (menchevik-liquidateur).
[34] Le n° 21 du Goloss Sotsial-Démokrata vient de paraître. A la page 16, Martov et Dan confirment l'authenticité du fait, en parlant du « refus de trois camarades (??) d'entrer au Comité central ». Comme de juste, ils dissimulent sous d'énormes injures à l'adresse de « Tyszka-Lénine », le fait que le groupe de Mikhail et Cie s'est définitivement transformé en un groupe d'indépendants. (Note de l’auteur).
[35] Voir V. Lénine, œuvres, Paris-Moscou, t. 11, pp.197-207.
[36] Trahison à la Azev : trahison politique tirant son nom de celui d’un des dirigeants socialistes -révolutionnaires.
[37] Voir V. Lénine, œuvres, Paris-Moscou, t, 15, p.479. (N.R.)
[38] Considérez encore, à titre d'exemple, la « théorie de l'égalité en droits » des isolés légaux du parti illégal. N'est-il pas évident après les interventions de Mikhaïl et Cie, de Potressov et Cie, que le sens et la signification de cette théorie, c'est la reconnaissance du groupe des indépendants-légalistes et la subordination du parti à ce groupe ? (Note de l’auteur)