1913 |
"Le principe de la nationalité est historiquement inéluctable dans la société bourgeoise, et, compte tenu de cette société, le marxiste reconnaît pleinement la légitimité historique des mouvements nationaux. Mais, pour que cette reconnaissance ne tourne pas à l'apologie du nationalisme, elle doit se borner très strictement à ce qu'il y a progressif dans ces mouvements, afin que cette reconnaissance ne conduise pas à obscurcir la conscience prolétarienne par l'idéologie bourgeoise." |
Notes critiques sur la question nationale
L’autonomie « nationale culturelle »
Le mot d'ordre de la « culture nationale » est pour les marxistes d'une importance capitale, non seulement parce qu'il définit le contenu idéologique de toute notre propagande et de notre agitation dans la question nationale, en soulignant ce qui les différencie de la propagande bourgeoise, mais aussi parce que tout un programme de la fameuse autonomie nationale culturelle est basé sur ce mot d'ordre.
Le défaut essentiel de ce programme, son défaut de principe, c'est qu'il s'efforce de mettre en pratique le nationalisme le plus raffiné et le plus absolu, poussé jusqu'à son terme, chaque citoyen se fait inscrire dans une nation ou une autre, et chaque nation forme un tout juridique, ayant tout pouvoir d'imposer des charges fiscales à ses membres, possédant un Parlement national (diète) et des « secrétaires d'Etat » nationaux (ministres).
Cette idée, appliquée à la question nationale ressemble l'idée de Proudhon appliquée au capitalisme. Ne pas supprimer le capitalisme et la production marchande qui en est la base, mais débarrasser cette base des abus, des excroissances, etc.; ne pas supprimer l'échange et la valeur d'échange, mais, au contraire, la « constituer », la rendre générale, absolue, « juste », privée d'hésitations, de crises, d'abus. Telle est l'idée de Proudhon.
Autant Proudhon est petit‑bourgeois, autant sa théorie érige en absolu, en chef-d’œuvre de la création, l'échange et la production marchande, et autant sont petit‑bourgeois la théorie et le programme de l'« autonomie nationale‑culturelle » qui érige le nationalisme bourgeois en absolu, en chef-d’œuvre de la création, en le débarrassant de la des injustices, etc.
Le marxisme est inconciliable avec le nationalisme, fût‑il le plus « juste », le plus « pur », le plus fin et le plus civilisé. A la place de tout nationalisme, le marxisme met l'internationalisme, la fusion de toutes les nations dans une unité suprême qui se développe sous nos yeux avec chaque nouvelle verste de chemin de fer, chaque nouveau trust international, chaque association ouvrière (internationale par son activité économique et aussi par ses idées, ses aspirations).
Le principe de la nationalité est historiquement inéluctable dans la société bourgeoise, et, compte tenu de cette société, le marxiste reconnaît pleinement la légitimité historique des mouvements nationaux. Mais, pour que cette reconnaissance ne tourne pas à l'apologie du nationalisme, elle doit se borner très strictement à ce qu'il y a progressif dans ces mouvements, afin que cette reconnaissance ne conduise pas à obscurcir la conscience prolétarienne par l'idéologie bourgeoise.
Le réveil des masses sortant de la torpeur féodale est progressif, de même que leur lutte contre toute oppression pour la souveraineté du peuple, pour la souveraineté de la nation. De là, le devoir absolu pour le marxiste de défendre le démocratisme le plus résolu et le plus conséquent, dans tous les aspects du problème national. C'est là une tâche surtout négative. Le prolétariat ne peut aller au‑delà quant au soutien du nationalisme, car plus loin commence l'activité « positive » de la bourgeoisie quivise à renforcer le nationalisme.
Secouer tout joug féodal, toute oppression des nations, tous les privilèges pour une des nations ou pour une des langues, c'est le devoir absolu du prolétariat en tant que force démocratique, l'intérêt absolu de la lutte de classe prolétarienne, laquelle est obscurcie et retardée par les querelles nationales. Mais aider le nationalisme bourgeois au-delà de ce cadre strictement limité et situé dans un contexte historique nettement déterminé, c'est trahir le prolétariat et se ranger aux côtés de la bourgeoisie. Il y a là une ligne de démarcation souvent très mince et que les national‑sociaux bundistes et ukrainiens oublient tout à fait.
La lutte contre tout joug national ? Oui, certainement. La lutte pour tout développement national, pour la « culture nationale » en général ? Non, certainement. Le développement économique de la société capitaliste nous montre dans le monde entier des exemples de mouvements nationaux incomplètement développés, des exemples de constitution de grandes nations par la fusion ou au détriment de certaines petites, des exemples d'assimilation des nations. Le principe du nationalisme bourgeois, c'est le développement de la nationalité en général, d'où le caractère exclusif du nationalisme bourgeois, les querelles nationales sans issue. Quant au prolétariat, loin de vouloir défendre le développement national de toute nation, il met au contraire les masses en garde contre de telles illusions, préconise la liberté la plus complète des échanges capitalistes et salue toute assimilation des nations, excepté l'assimilation par la contrainte ou celle qui s'appuie sur des privilèges.
Consacrer le nationalisme en le contenant dans de « justes limites », « constituer » le nationalisme, dresser des barrières solides et durables entre toutes les nations au moyen d'un organisme d'Etat particulier : telle est la base idéologique et le contenu de l'autonomie nationale culturelle. Cette idée est bourgeoise de bout en bout et fausse de bout en bout. Le prolétariat ne peut donner son soutien à aucune consécration du nationalisme; au contraire, il soutient tout ce qui aide à effacer les distinctions nationales et à faire tomber les barrières nationales, tout ce qui rend la liaison entre nationalités de plus en plus étroite, tout ce qui mène à la fusion des nations. Agir autrement, c'est se ranger aux côtés de la petite bourgeoisie nationaliste réactionnaire.
Lorsque le projet d'autonomie nationale culturelle vint discussion au congrès de Brünn (en 1899) des social‑démocrates autrichiens, on ne prêta aucune attention ou presque à l'examen théorique de ce projet. Il est cependant significatif que ce programme ait soulevé les deux objections suivantes : 1° il entraînerait un renforcement du cléricalisme; 2° « Il aurait pour résultat de perpétuer le chauvinisme, de l'introduire dans chaque petite communauté, dans chaque petit groupe » (p. 92 des procès‑verbaux officiels du congrès de Brünn en langue allemande. Il existe une traduction russe éditée par le parti nationaliste juif « S.E.R.P [1]. ».)
Il est hors de doute que la « culture nationale » dans l'acceptation ordinaire du mot, c'est‑à‑dire l'école, etc., se trouve actuellement sous l'influence dominante des cléricaux et des chauvins bourgeois dans tous les pays du monde. Lorsque les bundistes, défendant l'autonomie « nationale‑culturelle », disent que la constitution des nations aura pour effet d'épurer la lutte des classes se déroulant dans leur sein de toutes considérations étrangères, ils énoncent un sophisme évident et ridicule. Dans toute société capitaliste, la lutte des classes ‑ véritablement sérieuse ‑ se déroule avant tout dans le domaine économique et politique. Faire un sort à part au domaine scolaire, c'est en premier lieu, une utopie absurde, car il est impossible de détacher l'école (comme aussi la « culture nationale » en général) de l'économie et de la politique; en second lieu, c'est précisément la vie économique et politique du pays capitaliste qui oblige, à chaque instant, à abattre les cloisons et les préjugés d'ordre national, absurdes et surannés; en mettant à part l'école, etc., on ne ferait que conserver, aggraver et renforcer le cléricalisme « pur » et le « pur » chauvinisme bourgeois.
Dans les sociétés par actions, des capitalistes de différentes nations siègent de concert, en parfaite communion. A la fabrique, des ouvriers de différentes nations travaillent ensemble. Dans toute question politique vraiment sérieuse et profonde, le groupement se fait par classes, et non par nations. « Eliminer du ressort de l'Etat » l'école et les autres domaines similaires et les remettre aux nations, c'est précisément tenter de séparer de l'économie, qui fusionne entre elles les nations, le domaine pour ainsi dire le plus idéologique de la vie sociale et qui se prête le plus facilement à la culture nationale « pure » ou à l'épanouissement sur la base nationale du cléricalisme et du chauvinisme.
Dans son application pratique, le plan d'autonomie « exterritoriale » (non liée au territoire sur lequel vit telle ou telle nation) ou « nationale culturelle » ne signifierait qu'une chose : la division de l'école par nationalités, c'est‑à‑dire l'introduction de curies nationales dans le domaine scolaire. Il suffit de se représenter clairement ce qu'est réellement le fameux plan bundiste pour en comprendre tout le caractère réactionnaire, même du point de vue de la démocratie, sans même parler du point de vue de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme.
Un exemple et un projet de « nationalisation » de l'école montreront clairement de quoi il s'agit. Dans toute la vie des Etats‑Unis d'Amérique du Nord subsiste encore la division du pays en Etats du Nord et du Sud; dans les premiers prédominent les traditions de liberté et de lutte contre les propriétaires d'esclaves; dans les seconds prédominent les traditions esclavagistes, avec les vestiges de la persécution des Nègres sur qui pèsent l'oppression économique, le retard culturel (44 % d'illettrés parmi les Nègres et 6 % parmi les blancs), etc. Eh bien, dans les Etats du Nord, Nègres et blancs vont à la même école. Dans le Sud, il existe des écoles particulières ‑ « nationales » ou raciales, comme vous voudrez ‑ pour les Nègres. C'est là, ce me semble, le seul exemple pratique de « nationalisation » de l'école.
Dans l'Est européen, il existe un pays où sont encore possibles des affaires Beylis [2], où les Juifs sont voués par les Pourichkévitch à un sort pire que celui des Nègres. Dans ce pays, un ministère a établi dernièrement un projet de nationalisation de l'école juive. Heureusement, cette utopie réactionnaire n'a guère de chances de se réaliser, de même que celle des petits bourgeois autrichiens qui, désespérant de voir se réaliser la démocratie conséquente et cesser les dissensions nationales, ont inventé de mettre les nations sous globe dans le domaine scolaire, afin qu'elles ne puissent s'entre‑déchirer au sujet du partage des écoles..., mais qu'elles « constituent » en vue de dissensions éternelles entre « cultures nationales ».
En Autriche, l'autonomie nationale culturelle est restée essentiellement, une invention de littérateur, que les social‑démocrates autrichiens eux‑mêmes n'ont pas prise au sérieux. En revanche, en Russie, elle a été inscrite au programme de tous les partis bourgeois juifs et de quelques éléments petits‑bourgeois et opportunistes de différentes nations, comme les bundistes, les liquidateurs caucasiens, la conférence des partis nationaux de Russie appartenant à la tendance populiste de gauche. (Cette conférence ‑ notons‑le entre parenthèses ‑ eut lieu en 1907, et la décision fut votée à la majorité, tandis que les socialistes‑révolutionnaires russes et les social-patriotes polonais du P.S.P. [3] s'abstenaient. Cette abstention trahit une attitude singulièrement caractéristique des socialistes-révolutionnaires et des P.S.P. à l'égard d'une question de principe aussi importante concernant le programme national !)
En Autriche, c'est précisément Otto Bauer, le principal théoricien de l'« autonomie nationale culturelle », qui a consacré tout un chapitre de son livre à démontrer l'impossibilité de proposer un tel programme pour les Juifs. En Russie, précisément parmi les Juifs, tous les partis bourgeois et leur sous‑fifre le Bund ont adopté ce programme [4]. Qu'est‑ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l'histoire a dénoncé par l'exemple concret de la politique d'un autre Etat l'absurdité de, l'invention de Bauer, exactement comme les bernsteiniens russes (Strouvé, Tougan‑Baranovski, Bediaïev et Cie) ont dénoncé, par leur rapide évolution du marxisme au libéralisme, le véritable contenu idéologique de la bernsteiniade allemande.
Ni les social‑démocrates autrichiens, ni les social‑démocrates russes n'ont inclus l'autonomie « nationale‑culturelle » dans leur programme. Mais les partis bourgeois juifs du pays le plus arriéré et, plusieurs groupes petits‑bourgeois prétendument socialistes l'ont adoptée pourporter sous une forme raffinée les idées du nationalisme bourgeois dans le milieu ouvrier. Ce fait parle de lui-même.
Puisque nous en sommes venus à parler du programme autrichien sur la question nationale, force nous est de rétablir la vérité, si souvent altérée par les bundistes. Au congrès de Brünn a étéprésenté un programme pur d'« autonomie nationale culturelle ». C'est le programme du parti social‑démocrate des Slaves méridionaux, dont le paragraphe 2 est ainsi rédigé :
« Tout peuple habitant l'Autriche, sans égard au territoire occupé par ses membres, constitue un groupe autonome qui règle d'une façon pleinement indépendante toutes ses affaires nationales (ressortissant à la langue et à la culture). »
Ce programme a été défendu non seulement par Kristan, mais aussi par l'influent Ellenbogen. Pourtant, il fut retiré, car il n'y eut pas une seule voix en sa faveur. On adopta un programme territorialiste, c'est‑à‑dire ne créant aucun groupe national « sans égard au territoire occupé par les membres de la nation ».
Le paragraphe 3 du programme adopté porte :
« Les régions à administration autonome d'une seule et même nation forment ensemble une union nationale unique qui règle ses affaires nationales en toute indépendance » (cf. Prosvéchtchénié [5], 1913, n°4, p. 28) .
Il est clair que ce programme de compromis est également erroné. Expliquons‑nous par un exemple. La communauté des colons allemands de la province de Saratov, plus le faubourg allemand des ouvriers de Riga ou de Lodz, plus la bourgade allemande aux environs de Pétersbourg, etc., formeront un « ensemble national unique » des Allemands de Russie. Il est évident que les social‑démocrates ne peuvent pas exiger une chose pareille et consacrer une telle union, encore qu'ils ne nient aucunement, bien entendu, la liberté de toute association, y compris l'association de toutes les communautés qu'on voudra de n'importe quelle nationalité dans un Etat donné. Quant à rassembler spécialement, en vertu dune loi d'Etat, les Allemands, par exemple, des différentes localités et classes de Russie en un ensemble national allemand unique, seuls peuvent s'atteler à cette tâche les popes, les bourgeois, les petits bourgeois, n'importe qui, mais pas les social‑démocrates.
Notes
[1] S.E.R.P. : Parti Ouvrier Socialiste Juif, organisation nationaliste, proche des socialistes révolutionnaires. Le cœur de son programme était la promulgation de parlements (Diètes) juifs extra-territoriaux. (N.R.)
[2] L’affaire Beylis fut le procès d’un juif organisé à Kiev en 1913 sous la charge de crime rituel contre un jeune chrétien. Il s’agissait d’une provocation visant à attiser l’antisémitisme et le procès eût un écho immense à travers le monde. (N.R.)
[3] P.S.P. : Parti Socialiste Polonais, nationaliste. Fondé en 1892, son action visait à séparer les travailleurs polonais des ouvriers russes et juifs dans la lutte contre l’autocratie. En 1906, une aile gauche s’en dégagea.
[4] Que les bundistes nient souvent avec une ardeur invraisemblable, le fait de l'adoption de l'« autonomie nationale‑culturelle » par tous les partis bourgeois juifs, cela se conçoit. Ce fait révèle avec trop d'évidence le vrai rôle du Bund. Lorsqu'un des bundistes, M. Manine, a essayé dans le Loutch de le nier une fois de plus, N. Skop l'a parfaitement démasqué (voir Prosvéchtchénié n° 3).Mais lorsque M. Lev lourkévitch dans le Dzvin (1913,n° 7-8, p. 92),cite la phrase de N. Sk. tirée du Prosvéchtchénié n°3, p. 78 : « Les bundistes de concert avec tous les partis et groupes juifs bourgeois, préconisent depuis longtemps l'autonomie « nationale‑culturelle » et qu'il déforme cette citation en retranchant le mot « bundistes » et en remplaçant les mots « l'autonomie nationale culturelle » par les mots « les droits nationaux », on ne peut que hausser les épaules !! M. Lev lourkévitch n'est pas seulement un nationaliste et un homme affligé d'une ignorance stupéfiante en matière d'histoire de la social‑démocratie et de son programme, il va jusqu'à truquer purement et simplement les citations au profit du Bund. Il faut croire que la situation du Bund et des lourkévitch n'est pas des plus brillantes ! (Note de l’auteur)
[5] Prosvéchtchénié [L’Instruction] : revue légale bolchévique publiée de décembre 1911 à juin 1914. C’est dans cette revue que parut l’article de Staline : « Le marxisme et la question nationale ».