1917 |
Paru les 6, 9 et 10 mai (23, 26 et 27 avril) 1917 |
Lénine Les partis politiques en Russie et les tâches du prolétariat |
1ère partie
On a tenté dans ces pages de formuler d'abord les questions et les réponses essentielles, puis d'autres, moins importantes, qui caractérisent la situation politique actuelle en Russie et l'appréciation qu'en donnent les différents partis.
Questions :
1. - Quels sont, en Russie, les principaux groupements de partis politiques ?
Réponses :
A - (à droite des cadets). Les partis et les groupes qui se situent à droite des cadets.
B - (cadets). Le parti constitutionnel-démocrate (les cadets, le parti de la liberté du peuple) et les groupements apparentés.
C - (s.-d. et s.-r.). Les social-démocrates, les socialistes-révolutionnaires et les groupements apparentés.
D - (« bolchéviks »). Le parti qui devrait s'appeler Parti communiste et qui s'appelle aujourd'hui « Parti ouvrier social-démocrate de Russie groupé autour du Comité central » ou, plus couramment, les « bolchéviks ».
2. - Quelles classes ces partis représentent-ils ? De quelles classes expriment-ils les opinions ?
A - (à droite des cadets). Les grands propriétaires fonciers archiréactionnaires et les éléments les plus rétrogrades de la bourgeoisie (des capitalistes).
B - (cadets). Toute la bourgeoisie, autrement dit la classe des capitalistes et des grands propriétaires fonciers embourgeoisés, c'est-à-dire devenus capitalistes.
C - (s.-d. et s.-r.). Les petits patrons, les petits et moyens paysans, la petite bourgeoisie, et aussi cette partie des ouvriers qui est influencée par la bourgeoisie.
D - (« bolchéviks »). Les prolétaires conscients, les ouvriers salariés et les paysans pauvres (semi-prolétaires), qui touchent de près aux ouvriers.
3. - Quelle est leur attitude envers le socialisme ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Entièrement hostile, le socialisme mettant en péril les bénéfices des capitalistes et des grands propriétaires fonciers.
C - (s.-d. et s.-r.). Sont pour le socialisme, mais estiment qu'il serait prématuré d'y penser et de prendre dès à présent des mesures pratiques pour le réaliser.
D - (« bolchéviks »). Sont pour le socialisme. Les Soviets des députés ouvriers et autres doivent prendre immédiatement toutes les mesures pratiquement réalisables pour faire triompher le socialisme.
4 . - Quelle forme de gouvernement veulent-ils en ce moment ?
A - (à droite des cadets). Une monarchie constitutionnelle ; un corps de fonctionnaires et une police tout-puissants.
B - (cadets). Une république parlementaire bourgeoise, c'est-à-dire l'affermissement de la domination des capitalistes, avec maintien de l'ancien corps de fonctionnaires et de la police.
C - (s.-d. et s.-r.). Une république parlementaire bourgeoise et des réformes en faveur des ouvriers et des paysans.
D - (« bolchéviks »). Une république des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc. Abolition de l'armée permanente et de la police, auxquelles serait substitué l'armement du peuple tout entier ; élection, mais aussi révocabilité des fonctionnaires, dont les traitements ne devront pas être supérieurs au salaire d'un bon ouvrier.
5. - Quelle est leur attitude à l'égard d'une restauration de la monarchie des Romanov ?
A - (à droite des cadets). Sont pour, mais agissent en secret et avec circonspection par crainte du peuple.
B - (cadets). Quand les Goutchkov semblaient une force, les cadets étaient d'avis de mettre sur le trône le frère ou le fils de Nicolas ; quand le peuple a paru devenir une force, ils ont été d'un avis contraire.
C - (s.-d. et s.-r.) et D - (« bolchéviks »). Irréductiblement hostiles à toute restauration de la monarchie.
6. - Quelle est leur attitude envers la prise du pouvoir ? Qu'entendent-ils par ordre et par anarchie ?
A - (à droite des cadets). Si le tsar ou un brave général prend le pouvoir, c'est que Dieu le veut, c'est l'ordre. Le reste est anarchie.
B - (cadets). Si les capitalistes prennent le pouvoir, même par la force, c'est l'ordre. Prendre le pouvoir contre les capitalistes serait de l'anarchie.
C - (s.-d. et s.-r.). Si les Soviets des députés ouvriers, soldats, etc., prennent seuls tout le pouvoir, il en résultera une menace d'anarchie. Qu'en attendant les capitalistes gardent le pouvoir, et les Soviets des députés ouvriers et soldats leur « commission de contact » [1].
D - « bolchéviks »). Les Soviets de députés des ouvriers, soldats, paysans, salariés agricoles, etc., et eux seuls, doivent détenir la totalité du pouvoir. Toute la propagande, l'agitation et l'organisation de millions et de millions d'hommes doit être immédiatement orientée vers ce but [2].
7. - Faut-il soutenir le gouvernement provisoire ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Oui, absolument, car il est le seul qui puisse, à l'heure actuelle, protéger les intérêts des capitalistes.
C - (s.-d. et s.-r.). Oui, mais à la condition qu'il respecte l'accord conclu avec le Soviet des députés ouvriers et soldats et assiste aux séances de la « commission de contact ».
D - (« bolchéviks »). Non. Que les capitalistes le soutiennent. Nous devons, quant à nous, préparer le peuple tout entier au pouvoir unique et total des Soviets de députés ouvriers, soldats, etc.
8. - Pour un pouvoir unique ou pour la dualité du pouvoir ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Pour le pouvoir unique des capitalistes et des grands propriétaires fonciers.
C - (s.-d. et s.-r.). Pour la dualité du pouvoir. Pour le « contrôle » du Gouvernement provisoire par les Soviets des députés ouvriers et soldats. Il serait nuisible de se demander si un contrôle sans pouvoir est effectif.
D - (« bolchéviks »). Pour le pouvoir unique des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc., de la base au sommet et dans tout le pays.
9 - Faut-il convoquer l'Assemblé Constituante ?
A - (à droite des cadets). Non, car elle peut nuire aux grands propriétaires fonciers. Les paysans pourraient bien décider à l'Assemblée constituante de confisquer tous les domaines des grands propriétaires fonciers.
B - (cadets). Oui, mais sans fixer de date. Délibérer à ce sujet le plus longuement possible avec de savants juristes, car 1° Bebel disait déjà que les juristes sont les gens les plus réactionnaires qui soient et 2° l'expérience de toutes les révolutions nous apprend que la cause de la liberté du peuple est perdue dès qu'on la confie à des professeurs.
C - (s.-d. et s.-r.). Oui, et au plus tôt. Il faut en fixer la date ; nous en avons déjà parlé deux cents fois à la commission de contact, et nous en reparlerons dès demain pour la deux cent et unième fois à titre définitif.
D - (« bolchéviks »). Oui, et au plus tôt. Mais la garantie de son succès et de sa convocation réside uniquement dans l'accroissement du nombre et dans la consolidation des forces des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc. ; l'organisation et l'armement des masses ouvrières : telle est la seule garantie.
10. - Faut-il à l'Etat une police du type habituel et une armée permanente ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Oui, certainement et absolument, car telle est la seule garantie sérieuse de la domination des capitalistes ; en outre, l'expérience de tous les pays nous enseigne que le retour de la république à la monarchie s'en trouve, le cas échéant, considérablement facilité.
C - (s.-d. et s.-r.). D'une part, sans doute, il ne faudrait ni l'une ni l'autre. D'autre part, des transformations radicales ne seraient-elles pas prématurées ? D'ailleurs, nous en reparlerons à la commission de contact.
D - (« bolchéviks »). Non, d'aucune manière. Armement immédiat, inconditionnel, général, du peuple entier, celui-ci se confondant avec la milice et l'armée : les capitalistes doivent payer aux ouvriers les jours de service dans la milice.
11. - Faut-il à Etat un corps de fonctionnaires du type habituel ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Oui, absolument. Il est aux neuf dixièmes constitué de fils et de frères de grands propriétaires fonciers et de capitalistes. Il doit rester un corps privilégié et en fait inamovible.
C - (s.-d. et s.-r.). Il serait peu opportun de soulever d'emblée une question posée pratiquement par la Commune de Paris.
D - (« bolchéviks »). Non, d'aucune manière. Il faut que tous les fonctionnaires et tous les députés sans exception soient non seulement élus, mais révocables à tout moment. Ils ne doivent pas toucher de traitements supérieurs au salaire d'un ouvrier qualifié. Ils doivent être remplacés (peu à peu) par la milice populaire et ses détachements.
12. - Les officiers doivent-ils être élus par les soldats ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Non. Cela est contraire aux intérêts des grands propriétaires fonciers et des capitalistes. Si l'on ne peut pas venir à bout des soldats autrement, leur promettre temporairement cette réforme, quitte à l'abroger aussitôt que possible.
C - (s.-d. et s.-r.). Oui.
D - (« bolchéviks »). L'élection des officiers ne suffit pas. Tous les actes des officiers et des généraux doivent être contrôlés par des mandataires élus à cet effet par les soldats.
13 - Est-il utile que les soldats puissent, de leur propre chef, de révoquer leurs supérieurs ?
A - (à droite des cadets) et B - (cadets). Cela est sans aucun doute nuisible. Goutchkov l'a déjà interdit. Il a déjà menacé de recourir à la force. Il faut soutenir Goutchkov.
C - (s.-d. et s.-r.). Ce serait utile, mais on ne voit pas très bien s'il faut d'abord révoquer et aller ensuite à la commission de contact, ou inversement.
D - (« bolchéviks »). Cela est utile et nécessaire à tout égards. Les soldats n'obéissent qu'à des autorités élues et ne respectent qu'elles.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. La « commission de contact » fut instituée par le Comité exécutif menchévique et socialiste-révolutionnaire du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, le 8 (21) mars 1917, pour assurer la liaison avec le Gouvernement provisoire, l'«influencer» et «contrôler» son activité. En fait, la «commission de contact» aida le Gouvernement provisoire à mener sa politique bourgeoise et s’efforça de détourner les masses ouvrières de la lutte révolutionnaire active pour le passage de tout le pouvoir aux Soviets. Tchkhéidzé, Stéklov, Soukhanov, Filippovski, Skobélev (et par la suite Tchernov et Tsérétéli) en firent partie. La «commission de contact» subsista jusqu'en mai 1917, date à laquelle les représentants des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires entrèrent directement au Gouvernement provisoire bourgeois. [N.E.]
[2]. On appelle anarchie la négation de tout pouvoir d'Etat ; or, le Soviet des députés ouvriers et soldats est, lui aussi, un pouvoir d'Etat. [Note de l'auteur]