1917

"Dans l'histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer ou reculer. Il est impossible d'avancer dans la Russie du XX° siècle (...) sans marcher au socialisme (...).
Et craindre d'avancer équivaut à reculer."


La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer

V. Lénine

Inaction totale du gouvernement


Partout c'est le sabotage systématique, incessant, de tout contrôle, de toute surveillance et de tout recensement, de toute tentative faite par l'État pour organiser ce travail. Et il faut être incroyablement naïf pour ne pas compren­dre - ou profondément hypocrite pour feindre de ne pas comprendre - d'où vient ce sabotage, par quels moyens il est perpétré. Car ce sabotage exercé par les banquiers et les capitalistes, ce torpillage par eux de tout contrô­le, de toute surveillance, et de tout recensement, s'adapte aux formes d'État de la République démocratique, à l'existence des institutions « démocratiques révolutionnai­res ». Messieurs les capitalistes se sont merveilleusement assimilé une vérité que reconnaissent en paroles tous les partisans du socialisme scientifique, mais que les menche­viks et les socialistes-révolutionnaires se sont efforcés d'ou­blier dès que leurs amis ont reçu des sinécures de ministres, de sous-secrétaires d'État, etc. A savoir que la nature éco­nomique de l'exploitation capitaliste n'est aucunement affectée par la substitution de formes de gouvernement dé­mocratiques républicaines aux formes monarchistes; et que, par conséquent et inversement, il suffit de modifier la forme de la lutte en faveur de l'intangibilité du sacro-saint pro­fit capitaliste pour le sauvegarder en régime de république démocratique avec le même succès que sous la monarchie autocratique.

Le sabotage sous sa forme moderne, la plus récente, le sabotage démocratique républicain de tout contrôle, de tout recensement, de toute surveillance, consiste en ceci : les capitalistes (de même, bien entendu, que tous les mencheviks et socialistes-révolutionnaires) reconnaissent «avec ardeur », en paroles, le « principe » du contrôle et sa nécessité, mais ils insistent sur son application « graduelle », méthodique, « réglée par l'État ». Or, pratiquement, ces belles paroles masquent le torpillage du contrôle qui est réduit à rien, à une fiction, à une comédie; toutes les mesures sérieuses et pratiques sont indéfiniment différées; on crée des appareils de contrôle extraordinairement compliqués, lourds, bureaucratiques et inertes, qui dépendent entièrement des capitalistes, ne font absolument rien et ne peuvent absolument rien faire.

Pour ne pas avancer d'affirmations gratuites, nous invoquerons le témoignage des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, c'est-à-dire précisément de ceux qui ont eu la majorité dans les Soviets pendant le premier semestre de la révolution, qui ont participé au « gouvernement de coalition » et qui, par suite, sont politiquement responsables, devant les ouvriers et les paysans russes, des complaisances envers les capitalistes, du torpillage de tout contrôle par ces derniers.

L'organe officiel le plus haut placé de tous les organes dits « habilités » (ne riez pas !) de la démocratie « révolutionnaire » - les Izvestia du C.E.C. (c'est-à-dire du Comité exécutif central du Congrès des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans de Russie) - publie dans son n° 164, daté du 7 septembre 1917, une décision émanant d'une institution spéciale, créée aux fins de contrôle par ces mêmes mencheviks et socialistes-révolutionnaires et qui se trouve entièrement entre leurs mains. Cette institution spéciale, c'est la « Section économique » du Comité exécutif central. La décision reconnaît officiellement, comme un fait acquis, « l'inaction totale des organismes centraux constitués auprès du gouvernement et chargés de réglementer la vie économique ».

En vérité, peut-on imaginer témoignage plus éloquent, signé de la main des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires eux-mêmes, attestant la faillite de leur politique ?

Même sous le tsarisme on avait reconnu la nécessité de réglementer la vie économique, et plusieurs institutions avaient été créées à cet effet. Mais, sous le tsarisme, la désorganisation n'avait cessé de croître, atteignant des proportions fantastiques. Il fut reconnu d'emblée que la tâche du gouvernement républicain, révolutionnaire, était de prendre des mesures sérieuses, énergiques, pour mettre fin au marasme économique. Lorsque se forma le gouvernement de « coalition », auquel participaient mencheviks et socialistes-révolutionnaires, il prit l'engagement, dans la déclaration solennelle qu'il adressa au peuple en date du 6 mai, d'instituer le contrôle et la réglementation de la vie économique par l'État. Les Tsérételli et les Tchernov, de même que tous les autres dirigeants mencheviques et socialistes-révolutionnaires, jurèrent leurs grands dieux que non seulement ils répondaient du gouvernement, mais que les « organismes habilités de la démocratie révolutionnaire », qui se trouvaient entre leurs mains, surveillaient et contrôlaient effectivement l'activité du gouvernement.

Quatre mois se sont écoulés depuis le 6 mai, quatre longs mois pendant lesquels la Russie a sacrifié des centaines de milliers de ses soldats dans une absurde « offensive » impérialiste, pendant lesquels la ruine économique et la catastrophe se sont rapprochées à pas de géant, alors que la saison d'été permettait de tirer largement parti des transports par eau, de l'agriculture, des prospections géologiques, etc., etc., et au bout de ces quatre mois, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires se voient obligés de reconnaître officiellement l'« inaction totale » des organismes de contrôle formés auprès du gouvernement !!

Et ces mencheviks et socialistes-révolutionnaires prétendent maintenant, avec un air sérieux d'hommes d'État (nous écrivons ces lignes juste à la veille de la Conférence démocratique du 12 septembre [1]), qu'il est possible de remédier la situation en remplaçant la coalition avec les cadets, par une coalition avec les gros bonnets de l'industrie et du commerce, les Kit Kitytch [2], les Riabouchinski, les Boublikov, les Térechtchenko et Cie !

On, se demande : comment expliquer cet aveuglement stupéfiant des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires ? Faut-il les considérer comme des nouveau-nés en politique qui, par candeur et déraison extrêmes, ne savent ne ce qu'ils font et se trompent de bonne foi ? Ou l'abondance des sinécures de ministres, de sous-secrétaires d'État, de gouverneurs généraux, de commissaires, etc., aurait-elle la propriété d'engendrer une cécité particulière, « politique » ?


Notes

[1] La Conférence démocratique de Russie (Pétrograd, 14-22 septembre 1917) avait été convoquée par les menchéviques et les s.-r. dans l’espoir d’affaiblir la montée révolutionnaire. Y prirent part divers représentants des partis petit-bourgeois, des soviets conciliateurs, des syndicats, des zemstvos, des milieux commerciaux et industriels, des unités militaires. Les bolcheviks y participèrent dans le but de dénoncer les plans des mencheviks et des s.-r. La conférence démocratique forma un Préparlement (Conseil provisoire de la république) à l'aide duquel les mencheviks et les s.-r. se proposaient de freiner la révolution et d'aiguiller le pays sur la voie du parlementarisme bourgeois.
Sur la proposition de Lénine, le C.C. du parti décida que les bolcheviks quitteraient le Préparlement; seuls Kaménev, Rykov et Riazanov, qui s'étaient élevés contre l'option du parti pour la révolution socialiste, préconisaient la participation au Préparlement. Les bolcheviks dénoncèrent la félonie de cette officine tout en préparant les masses à l'insurrection armée.

[2] Kit Kitytch : surnom, riche marchand campé par Ostrovski dans sa comédie Payer les pots cassés. Lénine appelle Kit Kitytch les brasseurs d'affaires capitalistes.


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