1919 | Imprimé en 1919 dans Le VIIIe Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie, Compte rendu sténographique. 18-23 mars 1919 Œuvres t. 29, pp. 139-196, 198-216 et 222-226 Paris-Moscou, |
Lénine VIII CONGRES DU P.C. (b)R. (18-23 MARS 1919) |
RAPPORT SUR LE TRAVAIL À LA CAMPAGNE
LE 23 MARS
(Applaudissements prolongés.)
Camarades, je dois m'excuser de n'avoir pu assister à toutes les séances de la section désignée par le congrès, afin d'étudier la question du travail à la campagne. Les discours des camarades qui ont pris part dès le début aux travaux de cette section serviront de complément à mon rapport. La section a finalement établi des thèses qui ont été renvoyées à la commission et seront soumises à votre examen. Je voudrais m'arrêter sur la portée générale de la question, telle qu'elle nous est apparue à l'issue des travaux de la section, et telle que, selon moi, elle apparaît aujourd'hui tout entière.
Camarades, il est tout à fait naturel que, dans le cours du développement de la révolution prolétarienne, il nous faille mettre au premier plan tantôt un problème, tantôt un autre parmi les plus importants et les plus compliqués de la vie publique. Il est tout à fait naturel que, dans une révolution qui touche et ne peut manquer de toucher les bases les plus profondes de la vie, les plus grandes masses de la population, il n'y ait pas un parti, pas un gouvernement même le plus proche des masses, qui soit en mesure d'embrasser d'un coup tous les aspects de la vie. Et si maintenant il faut nous arrêter à la question du travail à la campagne et principalement considérer à part la situation de la paysannerie moyenne, il ne saurait y avoir là, du point de vue du développement de la révolution prolétarienne en général, rien de bizarre ni d'anormal. On conçoit que la révolution prolétarienne ait dû commencer par envisager les rapports essentiels entre les deux classes ennemies, le prolétariat et la bourgeoisie. La tâche fondamentale était de remettre le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière, d'assurer sa dictature, de renverser la bourgeoisie et de lui retirer ses sources économiques de pouvoir, lesquelles constituent assurément un obstacle à toute construction socialiste en général. Nous qui connaissons le marxisme, n'avons jamais douté de cette vérité qu'en société capitaliste, de par la structure économique même de cette société, le rôle décisif peut appartenir soit au prolétariat, soit à la bourgeoisie. Maintenant nous voyons nombre d'ex-marxistes du camp menchevique, par exemple, qui prétendent qu'en période de lutte décisive du prolétariat contre la bourgeoisie, la domination peut être exercée par la démocratie en général. Ainsi parlent les mencheviks dont la collusion avec les socialistes-révolutionnaires est complète. Comme si ce n'était pas la bourgeoisie elle-même qui prônait la démocratie ou la mettait en veilleuse, selon que cela lui est avantageux ou non ! Et s'il en est ainsi, il ne saurait être question de démocratie en général, quand la lutte de la bourgeoisie contre le prolétariat s'accentue. On ne peut que s'étonner de la rapidité avec laquelle ces marxistes ou pseudo-marxistes, par exemple nos mencheviks, se démasquent, avec quelle promptitude se révèle leur véritable nature de démocrates petits-bourgeois.
Ce que Marx a combattu le plus, pendant toute sa vie, ce sont les illusions de la démocratie petite-bourgeoise et du démocratisme bourgeois. Ce qu'il a raillé le plus, ce sont les phrases creuses sur la liberté et l'égalité, quand elles voilent la liberté des ouvriers de mourir de faim, ou l'égalité de l'homme qui vend sa force de travail avec le bourgeois qui, sur le marché prétendument libre, achète librement et en toute égalité cette force de travail, etc. Cela, Marx l'a mis en lumière dans tous ses ouvrages économiques. On peut dire que tout le Capital de Marx s'attache à mettre en lumière cette vérité, que les forces fondamentales de la société capitaliste sont et ne peuvent être que la bourgeoisie et le prolétariat : la bourgeoisie comme bâtisseur de cette société capitaliste, comme son dirigeant, comme son animateur ; le prolétariat comme son fossoyeur, comme la seule force capable de la remplacer. Je doute qu'on trouve un seul chapitre dans n'importe quel ouvrage de Marx, qui ne soit consacré à ce thème. On peut dire que les socialistes du monde entier, au sein de la IIe Internationale, ont maintes fois juré leurs grands dieux devant les ouvriers qu'ils avaient compris cette vérité. Mais lorsque les choses en sont venues à la lutte véritable, à la lutte décisive pour le pouvoir entre le prolétariat et la bourgeoisie, nous avons constaté que nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, ainsi que les chefs des vieux partis socialistes du monde entier, ont oublié cette vérité et se sont mis à répéter d'une façon purement mécanique des phrases philistines sur la démocratie en général.
On cherche parfois chez nous à conférer à ces paroles un je ne sais quoi de plus «fort», en disant : «Dictature de la démocratie ». voilà qui est parfaitement absurde. Nous savons très bien par l'histoire que la dictature de la bourgeoisie démocratique n'a pas signifié autre chose que la répression des ouvriers insurgés. Il en fut ainsi à partir de 1848, en tout cas pas plus tard, mais on peut trouver bien plus tôt des exemples isolés. L'histoire nous montre que c'est justement dans la démocratie bourgeoise que se déroule avec ampleur et en toute liberté la lutte la plus aiguë entre le prolétariat et la bourgeoisie. Nous avons eu l'occasion dans la pratique de nous convaincre de la justesse de cette vérité. Et si les mesures prises par le Gouvernement des Soviets, à partir d'octobre 1917, ont été pleines de fermeté dans tous les problèmes essentiels, c'est parce que nous ne nous sommes jamais écartés de cette vérité, nous ne l'avons jamais oubliée. Seule la dictature d'une classe, celle du prolétariat, peut trancher le problème de la lutte contre la bourgeoisie pour la domination. Seule la dictature du prolétariat peut triompher de la bourgeoisie. Seul le prolétariat peut renverser la bourgeoisie. Seul le prolétariat peut entraîner les masses contre la bourgeoisie.
Mais il ne faut pas du tout en déduire - ce serait une erreur des plus graves - que, dans l'édification ultérieure du communisme, quand la bourgeoisie est déjà renversée et que le pouvoir politique est déjà aux mains du prolétariat, nous puissions plus tard également nous passer de la participation des éléments moyens, intermédiaires. Il est naturel qu'au début de la révolution - de la révolution prolétarienne, - toute l'attention de ses artisans se porte sur le but principal, essentiel : établir la domination du prolétariat et assurer les conditions nécessaires pour que la bourgeoisie ne puisse revenir au pouvoir. Nous savons fort bien que la bourgeoisie détient jusqu'à présent les avantages qu'elle tire de ses richesses dans les autres pays, ou qui sont, parfois même chez nous, une richesse financière. Nous savons bien qu'il est des éléments sociaux plus expérimentés que les prolétaires qui aident la bourgeoisie. Nous savons bien que la bourgeoisie n'a pas abandonné l'idée de recouvrer le pouvoir, qu'elle n'a pas cessé ses tentatives de rétablir sa domination. Mais ce n'est pas encore tout, loin de là. La bourgeoisie qui met surtout en avant le principe : « La patrie est là où il fait bon vivre » ; la bourgeoisie qui, sur le plan des finances, a toujours été internationale, la bourgeoisie à l'échelle mondiale est pour l'instant plus forte que nous. Sa domination décline rapidement ; elle voit des exemples comme celui de la révolution hongroise, - que nous avons eu le bonheur de vous annoncer hier et que d'autres renseignements viennent confirmer aujourd'hui, - elle commence se rendre compte que sa domination chancelle. Elle n'a plus sa liberté d'action. Mais aujourd'hui, si l'on tient compte des ressources matérielles à l'échelle mondiale, on ne peut s'empêcher de reconnaître que, matériellement, la bourgeoisie est pour l'instant plus forte que nous.
Aussi, les neuf dixièmes de notre attention, de notre activité pratique, ont été et devaient être consacrés à ce problème essentiel: renverser la bourgeoisie, affermir le pouvoir du prolétariat, supprimer toute possibilité de retour de la bourgeoisie au pouvoir. C'est parfaitement naturel, légitime, inévitable. Et sous ce rapport beaucoup de choses ont été réalisées avec succès.
Maintenant, il nous faut inscrire à l'ordre du jour la question des autres catégories sociales. Nous devons, - telle était notre conclusion générale à la section agraire, et tous les militants du parti, nous en sommes sûrs, seront d'accord sur ce point, parce que nous n'avons fait que résumer l'expérience de leurs observations,- nous devons inscrire à l'ordre du jour, dans toute son ampleur, la question de la paysannerie moyenne.
Il s'en trouvera certes, qui, au lieu de considérer la marche de notre révolution, au lieu de réfléchir sur les tâches qui se posent maintenant à nous, prendront prétexte de toute disposition du pouvoir soviétique pour ricaner et criticailler comme le font messieurs les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite. Ces gens-là n'ont pas encore compris qu'ils doivent choisir entre nous et la dictature bourgeoise. Nous nous sommes montrés patients, voire même débonnaires à leur égard ; nous leur laisserons encore une fois la possibilité de mettre à l'épreuve notre mansuétude. Mais, dans un proche avenir, nous mettrons un terme à cette patience et à cette bonhomie, et s'ils ne font pas leur choix, nous leur proposerons tout à fait sérieusement d'aller rejoindre Koltchak. (Applaudissements.) De ces gens-là, nous n'attendons pas des facultés mentales particulièrement brillantes. (Rires.) Mais on pouvait attendre que, après avoir éprouvé par eux-mêmes la férocité de Koltchak, ils comprennent que nous avons le droit d'exiger d'eux de choisir entre nous et Koltchak. Si, dans les premiers mois qui suivirent Octobre, beaucoup de naïfs avaient eu la bêtise de croire que la dictature du prolétariat était quelque chose de passager, d'accidentel, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires eux-mêmes devraient comprendre maintenant qu'il y a quelque chose comme une continuité logique dans la lutte qui se livre sous la poussée de l'ensemble de la bourgeoisie internationale.
En fait, deux forces seulement se sont constituées : la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Celui qui n'a pas lu cela dans Marx, celui qui ne l'a pas lu dans les œuvres des grands socialistes, celui-là n'a jamais été socialiste, n'a rien compris au socialisme ; il s'est simplement donné le nom de socialiste. A ces gens-là, nous accordons un bref délai pour réfléchir et nous exigeons qu'ils prennent parti. Si j'en ai parlé, c'est parce qu'ils disent maintenant, ou ils diront : « Les bolcheviks ont soulevé la question de la paysannerie moyenne, ils veulent flirter avec elle.» Je sais parfaitement qu'une argumentation de ce genre, et même bien pire, trouve largement place dans la presse menchevique. Ces arguments, nous les rejetons ; nous n'attachons jamais d'importance aux bavardages de nos adversaires. Des gens qui jusqu'à présent sont capables de faire la navette entre la bourgeoisie et le prolétariat, peuvent dire ce qu'ils veulent. Nous poursuivons notre chemin.
Notre chemin est déterminé avant tout par l'inventaire des forces de classe. La lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat se développe dans la société capitaliste. Tant que cette lutte n'est pas achevée, nous redoublerons d'efforts pour la faire aboutir. Elle n'est pas encore arrivée à son terme. Nous avons réussi à faire beaucoup dans cette lutte. Aujourd'hui, la bourgeoisie internationale n'a plus les mains libres. La meilleure preuve, c'est la révolution prolétarienne de Hongrie. Aussi, est-il évident que notre œuvre de construction à la campagne a dépassé le cadre dans lequel tout était subordonné à l'impératif fondamental : la lutte pour le pouvoir.
Cette œuvre de construction a connu deux phases essentielles. En octobre 1917, nous avons pris le pouvoir avec la paysannerie dans son ensemble. C'était une révolution bourgeoise, puisque la lutte de classes à la campagne n'avait pas encore pris son essor. Comme je l'ai dit, ce n'est qu'en été 1918 que commença la véritable révolution prolétarienne à la campagne. Si nous n'avions pas su déclencher cette révolution, notre travail n'eût pas été complet. La première étape a été la prise du pouvoir à la ville, l'institution d'un gouvernement de type soviétique. La seconde étape, - ce qui est essentiel pour tous les socialistes, et sans quoi ils ne seraient pas des socialistes, - a été la différenciation des éléments prolétariens et semi-prolétariens à la campagne, leur réunion au prolétariat des villes en vue de lutter contre la bourgeoisie rurale. Cette étape a été également franchie dans ses grandes lignes. Les organisations que nous avions formées à cet effet, au début, les comités de paysans pauvres, se sont consolidées au point que nous avons jugé possible de les remplacer par des Soviets régulièrement élus, c'est-à-dire de réorganiser les Soviets ruraux de façon qu'ils deviennent des organismes de domination de classe, des organes du pouvoir prolétarien à la campagne. Ainsi, des dispositions telles que la loi sur le régime socialiste de la terre et sur les mesures de transition vers l'agriculture socialiste, loi adoptée récemment par le Comité exécutif central et que tout le monde connaît à coup sûr, dressent le bilan des événements passés, du point de vue de notre révolution prolétarienne.
L'essentiel, ce qui constitue la tâche première, fondamentale de la révolution prolétarienne, nous l'avons accompli. Et justement parce que nous nous en sommes acquittés, une tâche plus complexe s'inscrit à l'ordre du jour : notre attitude d l'égard de la paysannerie moyenne. Celui qui pense que le fait de formuler cette tâche est quelque chose comme une atténuation du caractère de notre pouvoir, un relâchement de la dictature du prolétariat, un changement, même partiel, même minime, de notre politique fondamentale, celui-là ne comprend absolument rien aux tâches du prolétariat, aux tâches de la révolution communiste. Je suis certain qu'il ne s'en trouvera pas dans notre Parti. Je voulais seulement mettre en garde nos camarades contre les gens, en marge du parti ouvrier, qui tiendront de tels propos, non parce qu'ils émanent d'une quelconque conception du monde, mais simplement pour nous faire du tort et prêter main-forte aux gardes blancs : autrement dit, pour dresser contre nous le moujik moyen, qui a toujours hésité, ne peut pas ne pas hésiter et hésitera encore assez longtemps. Pour le dresser contre nous, ils diront : « Voyez, ils sont en plein flirt avec vous ! C'est donc qu'ils tiennent compte de vos soulèvements, c'est donc qu'ils sont pris d'hésitation », etc., etc. Il faut que tous nos camarades soient armés contre une telle agitation. Et je suis sûr qu'ils le seront, si nous obtenons dès maintenant que cette question soit posée du point de vue de la lutte de classes.
Il est tout à fait évident que cette question essentielle est plus compliquée, mais non moins vitale : comment définir exactement l'attitude du prolétariat à l'égard de la paysannerie moyenne ? Camarades, cette question ne présente pas de difficultés pour les marxistes, du point de vue théorique, point de vue que l'immense majorité des ouvriers s'est assimilé. Je rappellerai, par exemple, que, dans le livre de Kautsky sur la question agraire, écrit encore à l'époque où Kautsky exposait correctement la doctrine de Marx et était reconnu pour une autorité incontestée en la matière, dans ce livre sur la question agraire, il est dit au sujet de la transition du capitalisme au socialisme : la tâche du parti socialiste est de neutraliser la paysannerie, c'est-à- dire qu'il faut obtenir que le paysan reste neutre dans la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie ; que le paysan ne puisse pas prêter une aide active à la bourgeoisie contre nous.
Durant la longue domination de la bourgeoisie, la paysannerie l'a soutenue, a été à ses côtés. Cela se conçoit, si l'on tient compte de la force économique de la bourgeoisie et de ses moyens politiques de domination. Nous ne pouvons pas compter que le paysan moyen se mette immédiatement de notre côté. Mais si nous pratiquons une politique juste, ces hésitations cesseront bientôt, et le paysan pourra se rallier à nous.
Engels qui, avec Marx, a jeté les bases du marxisme scientifique, c'est-à-dire de la doctrine dont s'inspire notre Parti constamment et surtout pendant la révolution,- Engels déjà subdivisait la paysannerie en petite, moyenne et grosse paysannerie ; aujourd'hui encore cette division correspond à la réalité dans l'immense majorité des pays d'Europe. Engels disait : « Peut-être n'aura-t-on pas besoin de réprimer partout, par la violence, même la grosse paysannerie.» Et que nous puissions jamais user de violence envers la paysannerie moyenne (la petite paysannerie étant notre amie), il n'est pas de socialiste raisonnable qui y ait jamais songé. Ainsi parlait Engels en 1894, un an avant sa mort, alors que la question agraire s'inscrivait à l'ordre du jour [1]. Ce point de vue nous montre la vérité que l'on oublie parfois, mais sur laquelle nous sommes tous d'accord sur le plan théorique. A l'égard des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, notre tâche est l'expropriation complète. Mais nous n'admettons aucune violence à l'égard de la paysannerie moyenne. Même en ce qui concerne la paysannerie riche, nous ne sommes pas aussi catégoriques que pour la bourgeoisie ; nous ne disons pas expropriation absolue de la paysannerie riche et des koulaks. Cette distinction a été marquée dans notre programme. Nous disons : répression de la résistance de la paysannerie riche, répression de ses velléités contre-révolutionnaires. Ce n'est pas l'expropriation totale.
La distinction essentielle qui détermine notre attitude envers la bourgeoisie et la paysannerie moyenne, c'est l'expropriation totale de la bourgeoisie et l'alliance avec la paysannerie moyenne qui n'exploite pas autrui ; cette ligne essentielle est reconnue de tous en théorie. Mais dans la pratique, elle n'est pas observée d'une façon conséquente ; on n'a pas encore appris à l'observer à la base. Lorsque, après avoir renversé la bourgeoisie et consolidé son propre pouvoir, le prolétariat s'est attelé de différents côtés à l'ouvre de création d'une société nouvelle, le problème de la paysannerie moyenne est venu au premier plan. Aucun socialiste au monde n'a nié que la construction du communisme suivrait des voies différentes dans les pays de grosse agriculture et dans ceux de petite agriculture. C'est là une vérité des plus élémentaires, une vérité première. De cette vérité, il ressort qu'au fur et à mesure que nous abordons les objectifs de la construction communiste, l'attention centrale doit se porter, dans une certaine mesure, justement sur la paysannerie moyenne.
Beaucoup dépend de la façon dont nous définirons notre attitude envers la paysannerie moyenne. Du point de vue théorique cette question est résolue. Mais nous avons parfaitement éprouvé, nous savons d'expérience la différence qui existe entre la solution théorique d'un problème et l'application pratique de cette solution. Nous touchons de près à cette différence si caractéristique de la grande Révolution française, où la Convention brandissait de grandes mesures sans jouir du soutien nécessaire pour les appliquer, ne savait pas même sur quelle classe s'appuyer pour appliquer telle ou telle disposition.
Nous sommes placés dans des conditions infiniment plus heureuses. Grâce à tout un siècle d'évolution, nous savons sur quelle classe nous prenons appui. Mais nous savons également que cette classe, en fait d'expérience pratique, est très mal pourvue. L'essentiel pour la classe ouvrière, pour le parti ouvrier, était clair : renverser le pouvoir de la bourgeoisie et donner le pouvoir aux ouvriers. Mais comment s'y prendre? Tout le monde se rappelle par quelles difficultés et erreurs nous sommes passés, depuis le contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l'industrie. Et ce travail s'est pourtant fait à l'intérieur de notre classe, dans le milieu prolétarien, auquel nous avions toujours eu affaire. Or, maintenant il nous faut définir notre attitude envers une nouvelle classe, envers une classe que l'ouvrier des villes ne connaît pas. Il importe de déterminer notre attitude envers une classe qui n'a pas une position stable bien définie. Le prolétariat dans sa masse est pour le socialisme ; la bourgeoisie dans sa masse est contre le socialisme, - il est aisé de déterminer les rapports entre ces deux classes. Mais, lorsque nous arrivons à une catégorie comme la paysannerie moyenne, il se trouve que c'est là une classe qui hésite. Elle est partie propriétaire, partie travailleuse. Elle n'exploite pas les autres travailleurs. Durant des dizaines d'années, elle a dû défendre sa situation au prix d'un immense effort ; elle a fait l'expérience de l'exploitation des grands propriétaires fonciers et des capitalistes ; elle a tout enduré mais, en même temps, elle est propriétaire. Aussi notre attitude à l'égard de cette classe hésitante offre des difficultés extrêmes. Forts de plus d'une année d'expérience, forts du travail prolétarien que nous faisons depuis plus de six mois à la campagne, forts de la différenciation de classe qui s'est déjà opérée à la campagne, nous devons par-dessus tout nous garder, ici, de toute précipitation, de toute théoricité maladroite, de toute velléité de considérer comme prêt ce que nous sommes en train d'élaborer, ce que nous n'avons pas encore achevé d'élaborer. Dans la résolution que vous propose la commission désignée par la section, et dont lecture vous sera faite par un des orateurs qui me succéderont, vous trouverez une mise en garde suffisante sur ce point.
Du point de vue économique, il est évident que nous devons venir en aide à la paysannerie moyenne. Ici, pas de doute du point de vue théorique. Mais étant donné nos mœurs, notre niveau de culture, l'insuffisance des forces culturelles et techniques que nous pourrions offrir à la campagne ; étant donné cette incapacité que nous montrons fréquemment dans nos rapports avec la campagne, nos camarades ont très souvent recours à la contrainte. Et ceci nuit à tout notre travail. Pas plus tard qu'hier, un camarade m'a remis une brochure intitulée : Instructions et règlements sur l'organisation du travail du parti dans la province de Nijni-Novgorod, éditée par le Comité du P.C.(b)R. de cette ville. J'y lis par exemple à la page 41 : « Le décret relatif à l'impôt extraordinaire doit peser de tout son poids sur les koulaks ruraux, les spéculateurs et, en général, sur l'élément moyen de la paysannerie.» Ah ! là, on peut dire que les gens ont « compris » ! Ou c'est une erreur d'impression, mais il est inadmissible qu'on laisse passer de pareilles coquilles ! Ou c'est un travail fait dans la hâte, dans la précipitation, qui montre combien toute précipitation est dangereuse en la matière. Ou bien il y a là, - et c'est la pire hypothèse que je ne voudrais pas formuler à l'endroit des camarades de Nijni-Novgorod,- il y a là simplement de l'incompréhension, Il se peut fort bien que ce soit un simple défaut d'attention.
Dans la pratique, il se présente des cas comme celui qu'un camarade nous a rapporté à la commission. Des paysans l'avaient entouré, et chacun de demander : « Décide ce que je suis : paysan moyen ou non? j'ai deux chevaux et une vache. J'ai deux vaches et un cheval », etc. Or, l'agitateur, en faisant le tour des districts, doit posséder un thermomètre infaillible, qui lui permettrait de prendre la température du paysan et de dire s'il est moyen ou non. Pour cela, il faut, connaître toute l'histoire de son domaine, savoir ce qui le rapproche des groupes inférieurs ou supérieurs. Toutes choses que nous ne pouvons établir exactement.
Il faut ici beaucoup de savoir-faire pratique, la connaissance des conditions locales. Et c'est ce que nous ne possédons pas encore. Il n'y a aucune honte à l'avouer : nous devons le reconnaître ouvertement. Nous n'avons jamais été des utopistes, et nous n'avons jamais pensé que nous allions construire la société communiste avec les mains bien nettes de communistes bien proprets qui doivent naître et s'éduquer dans la société purement communiste. Ce sont là des contes pour enfants. Nous devons bâtir le communisme avec les débris du capitalisme, et seule la classe rompue à la lutte contre le capitalisme peut s'en acquitter. Le prolétariat, vous le savez fort bien, n'est pas exempt des défauts et faiblesses de la société capitaliste. Il lutte pour le socialisme, tout en combattant ses propres insuffisances. L'élite, l'avant-garde du prolétariat qui, durant des dizaines d'années, a mené une lutte acharnée dans les villes, pouvait, au cours de cette lutte, faire sienne toute la culture des villes et des capitales, et elle se l'est assimilée dans une certaine mesure. Vous savez que, même dans les pays avancés, la campagne était vouée à l'ignorance. Certes, nous élèverons la culture de la campagne, mais c'est là l'affaire de longues, très longues années. Voilà ce qu'oublient partout nos camarades, et ce qu'évoque devant nous, d'une façon saisissante, chaque parole prononcée par ceux de la base, - pas des intellectuels d'ici, pas des fonctionnaires, nous les avons beaucoup entendus, - mais des gens qui ont observé pratiquement le travail à la campagne. Ce sont ces voix-là qui nous ont été particulièrement précieuses à la section agraire. Elles le seront aujourd'hui encore, j'en suis sûr, pour l'ensemble du congrès du Parti, parce qu'elles ne viennent pas des livres, ni des décrets, mais de la vie même.
Tout cela nous incite à travailler de façon à faire la plus grande clarté en ce qui concerne notre attitude à l'égard de la paysannerie moyenne. La difficulté est très grande, parce que cette clarté manque dans la vie. Non seulement cette question n'a pas été résolue, mais elle est insoluble si on veut la résoudre d'un seul coup et tout de suite. Il en est qui disent : « Il ne fallait pas rédiger une telle quantité de décrets », ils reprochent au gouvernement soviétique d'avoir entrepris de les rédiger sans savoir comment les appliquer. Au fond, ces gens-là ne remarquent pas qu'ils glissent dans le camp des gardes blancs. Si nous avions supposé que la confection d'une centaine de décrets changerait toute la vie des campagnes, nous aurions été des idiots finis. Mais si nous avions renoncé à esquisser dans les décrets la voie à suivre, nous aurions été des traîtres au socialisme. Ces décrets, qui n'avaient pu être pratiquement appliqués d'un seul coup et entièrement, ont joué un rôle important pour la propagande. Si, autrefois, nous faisions la propagande avec des vérités communes, aujourd'hui nous la faisons par le travail. C'est aussi de la propagande, de la propagande par l'action cette fois, mais non point dans le sens d'actions isolées faites par des olibrius, ce dont nous nous sommes beaucoup moqués à l'époque des anarchistes et du vieux socialisme. Notre décret est un appel, mais pas comme on l'entendait autrefois : «Ouvriers, debout, renversez la bourgeoisie ! » Non, c'est un appel aux masses, un appel à l'action pratique. Les décrets, ce sont des instructions conviant à une action pratique auprès des masses. Voilà l'essentiel. J'admets que les décrets renferment bien des choses inutiles, qui ne prendront pas dans la vie. Mais il y a là matière à faire œuvre pratique, et le décret a pour tâche d'apprendre l'action pratique à des centaines, à des milliers et à des millions d'hommes attentifs à la voix du pouvoir des Soviets. C'est là un essai d'action pratique dans le domaine de la construction socialiste à la campagne. Si nous considérons les choses de cette manière, nous tirerons un grand profit de la somme de nos lois, décrets et décisions. Nous ne les regarderons pas comme des décisions absolues, qu'il importe à tout prix d'appliquer tout de suite, d'un seul coup.
Il faut éviter tout ce qui pourrait encourager, dans la pratique, tels ou tels abus. On voit çà et là s'agripper à nous des arrivistes, des aventuriers qui se proclament communistes et nous trompent ; qui se sont jetés vers nous parce que les communistes sont maintenant au pouvoir ; parce que les éléments plus honnêtes parmi les «ci-devant» fonctionnaires ne sont pas venus travailler avec nous à cause de leurs idées rétrogrades ; tandis que les arrivistes sont dépourvus d'idées, dépourvus d'honnêteté. Ces gens, qui ne cherchent qu'à se faire bien voir, usent sur place de la contrainte, et pensent bien faire. Or, il en résulte parfois que les paysans disent : « Vive le pouvoir des Soviets, mais à bas la commune ! » (c'est-à-dire le communisme). Ces exemples n'ont pas été inventés, mais empruntés à la réalité vivante, aux communications faites par les camarades de la base. Nous ne devons pas oublier le tort immense que nous causent tout défaut de modération, toute précipitation, toute hâte.
Nous avons dû nous hâter, coûte que coûte, pour sortir par un bond désespéré de la guerre impérialiste qui nous avait conduits à la faillite il a fallu employer les efforts les plus désespérés pour écraser la bourgeoisie et les forces qui menaçaient de nous écraser à notre tour. Il le fallait bien, sinon nous n'aurions pas pu vaincre. Mais agir de même à l'égard de la paysannerie moyenne serait faire preuve d'une telle bêtise, d'une telle stupidité, ce serait d'un effet si désastreux, que seuls des provocateurs peuvent sciemment œuvrer de cette manière. La question doit être posée ici tout autrement. Il ne s'agit pas de briser la résistance d'exploiteurs avérés, de les vaincre et de les jeter bas, tâche que nous nous étions fixés auparavant. Non. Dans la mesure où nous avons réglé ce problème essentiel, d'autres plus complexes s'inscrivent à l'ordre du jour. Par la violence on ne fera rien ici. La violence à l'égard de la paysannerie moyenne est des plus nuisibles. C'est une couche nombreuse, forte de millions d'hommes. Même en Europe, où nulle part elle n'atteint cette force, où sont prodigieusement développés la technique et la culture, la vie urbaine, les chemins de fer, où il eût été si facile d'y songer, personne, aucun des socialistes les plus révolutionnaires, n'a jamais préconisé des mesures de violence à l'égard de la paysannerie moyenne.
Quand nous avons pris le pouvoir, nous nous sommes appuyés sur l'ensemble de la paysannerie. Alors, une seule tâche s'imposait à tous les paysans : la lutte contre les grands propriétaires fonciers. Mais jusqu'à présent, ils gardent une prévention contre la grosse exploitation. Le paysan se dit: « Du moment qu'il y a grosse exploitation, je redeviens valet de ferme. » Il se trompe, évidemment. Mais à la notion de grande exploitation se rattache, pour le paysan, un sentiment de haine, le souvenir de l'oppression exercée sur le peuple par les grands propriétaires fonciers. Ce sentiment persiste, il n'est pas encore mort.
Nous devons nous baser par-dessus tout sur cette vérité qu'on ne saurait en somme rien obtenir ici par la méthode forte. La tâche économique se présente ici tout autrement. Il n'y a pas là de sommet que l'on peut couper, en laissant toutes les fondations, tout l'édifice. Le sommet représenté dans les villes par les capitalistes, n'existe pas ici. User de la violence serait compromettre toute l'affaire. Ce qu'il faut, c'est un travail d'éducation persévérant. Au paysan qui, chez nous comme dans le monde entier, est un esprit pratique et réaliste, nous devons fournir des exemples concrets pour lui prouver que la «commune » est mieux que tout. Car nous n'arriverons à rien de bon si on voit surgir à la campagne de ces gens qui y arrivent à tire-d'aile de la ville pour jacasser, provoquer quelques prises de bec intellectuelles ou même pas intellectuelles du tout et détalent tout fâchés, tout brouillés avec tout le monde. Cela s'est vu. Au lieu d'inspirer le respect, on se moque d'eux, ce qui est parfaitement normal.
Sur cette question nous devons dire que nous encourageons les communes, mais que celles-ci doivent être organisées de façon à gagner la confiance du paysan. Mais jusque-là nous sommes les élèves des paysans, et non leurs éducateurs. Rien de plus stupide que lorsque des hommes qui ne connaissent pas l'agriculture ni ses particularités, des hommes qui se sont précipités à la campagne uniquement parce qu'ils avaient entendu parler de l'utilité des exploitations collectives, qui en ont assez de la vie urbaine et désirent travailler à la campagne, - lorsque ces hommes s'imaginent être sur toute la ligne les éducateurs des paysans. Il n'y a rien de plus stupide que l'idée même de la violence exercée à l'égard des rapports économiques du paysan moyen.
Il ne s'agit point d'exproprier le paysan moyen, mais de tenir compte des conditions particulières de la vie paysanne, d'apprendre des paysans comment passer à un ordre de choses meilleur, et ne s'aviser jamais de commander! Voilà la règle que nous nous sommes assignée. (Applaudissements de tout le congrès.) Voilà la règle que nous avons essayé d'exposer dans notre projet de résolution, car de ce côté, camarades, nous avons en effet commis pas mal de fautes. Il n'y a aucune honte à l'avouer. Nous n'avions pas d'expérience. La lutte même contre les exploiteurs, nous l'avons tirée de notre expérience. Si l'on nous en a quelquefois blâmés, nous pouvons dire : «Messieurs les capitalistes, c'est vous les coupables. Si vous n'aviez pas opposé une résistance aussi farouche, aussi insensée, impudente et désespérée ; si vous n'aviez pas fait alliance avec la bourgeoisie du monde entier, la révolution aurait revêtu des formes plus pacifiques.» Aujourd'hui que nous avons repoussé l'assaut furieux déclenché contre nous de toutes parts, nous pouvons adopter d'autres méthodes parce que nous n'agissons pas comme un petit cercle, mais comme un parti qui mène des millions d'hommes. Ces millions ne peuvent pas comprendre d'emblée le changement d'orientation; et c'est pourquoi il arrive assez souvent que les coups destinés aux koulaks atteignent le paysan moyen. Ce n'est pas étonnant. Il faut simplement comprendre que cela provient de conditions historiques, aujourd'hui disparues, et que les nouvelles conditions et les nouvelles tâches à l'égard de cette classe exigent une nouvelle mentalité.
Nos décrets relatifs aux exploitations paysannes sont justes quant au fond. Nous n'avons aucune raison de renoncer au moindre de ces décrets, de regretter de l'avoir rendu. Mais si les décrets sont justes, ce serait une erreur de les imposer au paysan par la force. Ceci ne figure dans aucun d'eux. Ils sont justes en tant que voies tracées, en tant qu'appel à l'action pratique. Lorsque nous disons : «Encouragez l'association », nous donnons des directives qu'il faudra mettre à l'épreuve maintes fois avant de trouver leur forme définitive d'application. Du moment que l'on dit qu'il est nécessaire de travailler à obtenir le libre consentement, c'est donc qu'il faut convaincre les paysans et les convaincre dans la pratique. Ils ne se laisseront pas convaincre par des mots, et ils feront bien. Il ne serait pas bon qu'ils se laissent convaincre par la seule lecture des décrets et des tracts d'agitation. Si l'on pouvait refondre ainsi la vie économique, toute cette refonte ne vaudrait pas un rouge liard. Il faut d'abord prouver que cette association est meilleure, - associer les hommes de façon qu'ils s'unissent véritablement au lieu de se séparer brouillés, - prouver que cela est avantageux. C'est ainsi que le paysan pose la question, et c'est ainsi que la posent nos décrets. Si jusqu'à présent nous n'avons pas pu le faire, il n'y a là rien de honteux et nous devons l'avouer en toute franchise.
Pour l'instant, nous n'avons résolu que le problème essentiel de toute révolution socialiste, celui de la victoire sur la bourgeoisie. Ce problème, nous l'avons tranché dans ses grandes lignes, encore que nous soyons au seuil d'un semestre terriblement difficile : les impérialistes du monde entier tendent leurs derniers efforts pour nous écraser. Nous pouvons dire maintenant, sans la moindre exagération, qu'ils ont compris eux-mêmes que, passé ce semestre, leur cause est irrémédiablement perdue. Ou bien ils vont mettre à profit notre épuisement et vaincront notre seul pays ou bien, c'est nous qui serons les vainqueurs, et pas seulement dans notre pays. Au cours de ce semestre, où la crise de l'approvisionnement s'ajoute à celle des transports, ou les puissances impérialistes essayent de prendre l'offensive sur plusieurs fronts, notre situation est extrêmement difficile. Mais ce sera le dernier semestre difficile. Il faut comme par le passé tendre toutes nos forces pour combattre l'ennemi extérieur qui nous attaque.
Mais, lorsque nous parlons du travail à la campagne, nous devons, en dépit de toutes les difficultés, et bien que toute notre expérience vise à la répression immédiate des exploiteurs, nous devons nous rappeler, nous ne devons pas oublier qu'à la campagne, le problème se pose autrement pour ce qui est de la paysannerie moyenne.
Tous les ouvriers conscients de Petrograd, d'Ivanovo-Voznessensk, de Moscou, qui ont séjourné à la campagne, nous ont rapporté de nombreux exemples des malentendus les plus insurmontables, des conflits en apparence les plus graves, qui ont été réglés ou atténués grâce à l'intelligence des ouvriers qui au lieu de tenir des discours livresques, ont tenu un langage accessible au paysan ; au lieu de parler en chefs qui se permettent de commander sans rien connaître à la vie de la campagne, ils ont parlé en camarades qui expliquent la situation, qui font appel aux sentiments de travailleurs contre les exploiteurs. Et c'est grâce à ces explications fraternelles qu'ils sont arrivés à obtenir ce que n'avaient pu obtenir des centaines d'autres qui s'étaient posés en chefs et commandants.
La résolution que nous soumettons maintenant à votre attention est toute pénétrée de cet esprit. J'ai essayé, dans mon court rapport, d'éclairer le principe directeur, la portée politique générale de cette résolution. J'ai essayé de démontrer, - et je veux croire que j'y ai réussi, - que du point de vue des intérêts de l'ensemble de la révolution, il n'y a aucun revirement, aucun changement de notre ligne. Les gardes blancs et leurs auxiliaires le proclament ou le proclameront. Laissons-les crier. Cela ne nous touche pas. Nous développons nos objectifs de la façon la plus conséquente. De l'écrasement de la bourgeoisie il nous faut reporter notre attention sur l'organisation de la vie de la paysannerie moyenne. Nous devons vivre en paix avec elle. La paysannerie moyenne, dans la société communiste, ne se rangera à nos côtés que lorsque nous aurons allégé et amélioré ses conditions économiques d'existence. Si demain nous pouvions fournir 100000 tracteurs de première qualité, avec essence et mécaniciens (vous savez fort bien que pour l'instant, c'est une chimère), le paysan moyen dirait : « je suis pour la commune » (c'est-à-dire pour le communisme). Mais pour ce faire, il faut d'abord vaincre la bourgeoisie internationale, il faut l'obliger à nous fournir ces tracteurs, ou bien élever notre productivité de telle sorte que nous puissions les fournir nous-mêmes. C'est ainsi seulement que la question sera bien posée.
Le paysan a besoin de l'industrie de la ville ; il ne peut pas s'en passer ; or, elle est dans nos mains. Si nous nous attelons correctement à la tâche, le paysan nous saura gré de lui apporter de la ville ces produits, ces outils, cette culture. Ce ne sont pas les exploiteurs, ni les grands propriétaires qui les lui fourniront, mais ces mêmes camarades travailleurs pour qui ils ont beaucoup d'estime, naturellement du point de vue pratique, pour leur aide effective, en repoussant, et pour cause, les méthodes de commandement, les «prescriptions» venant d'en haut.
Aidez d'abord, et puis tâchez de gagner la confiance. Si le travail est convenablement organisé, si chaque disposition de chacun de nos groupes est convenablement présentée dans le district, dans le canton, dans le détachement du ravitaillement, dans n'importe quelle organisation ; si chacune des mesures prises est soigneusement vérifiée de ce point de vue, nous gagnerons la confiance du paysan. Et c'est alors seulement que nous pourrons marcher de l'avant. Aujourd'hui, nous devons lui prêter notre aide, lui donner conseil. Ce ne sera pas l'ordre d'un chef, mais le conseil d'un camarade. Alors le paysan sera entièrement pour nous.
Voilà, camarades, ce que contient notre résolution ; voilà ce qui, selon moi, doit être la décision du congrès. Si nous l'adoptons et si elle préside à toute l'activité de nos organisations du Parti, nous nous acquitterons aussi de la seconde tâche importante qui se pose à nous.
Comment renverser la bourgeoisie, comment la réprimer, cela nous l'avons appris et nous en sommes fiers. Comment régler nos rapports avec les millions de paysans moyens, comment gagner leur confiance, cela nous ne l'avons pas encore appris, et il faut le dire franchement. Mais nous avons compris la tâche, nous nous la sommes imposée, et nous nous disons pleins d'espoir, en toute connaissance de cause et avec toute la décision voulue : Nous nous acquitterons de cette tâche, et alors le socialisme sera absolument invincible. (Applaudissements prolongés.)
Notes
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[1] Voir F. ENGELS : La Question paysanne en France et eu Allemagne. Editions Sociales. [N.E.]